Voir la "Vénus noire", d'Abdellatif Kechiche
Une bête parmi les bêtes
Critique de la légitimation naturaliste de l'exploitation colonialiste, Vénus noire d'Abdellatif Kechiche pousse la démonstration jusqu'à la fascination. Incroyablement dérangeant.
Paris, 1815. Devant un parterre d'académiciens médusés, l'éminent naturaliste Georges Cuvier parade. Il tient entre ses mains les preuves indiscutables de l'infériorité de la race noire : le corps moulé et les excroissances génitales d'une femme Bochiman. Du «museau saillant» à la «cambrure exagérée» des reins, tout concourt à démontrer l'étroite parenté entre cette Vénus noire et l'orang-outang ou le mandrill…
La caméra d'Abdellatif Kechiche va et vient entre la froideur scientifique du savant et les visages concentrés, voire dégoûtés de l'assemblée. Elle se pose, s'éloigne et toujours revient dans un temps distendu jusqu'à l'intolérable. Intolérable, car sous l'effet de la fascination pour le morbide, ce regard voyeur et cruel devient aussi le nôtre.
UNE AFFAIRE DE REGARDS
Entre adhésion horrifiée et répulsion complaisante, le spectateur suivra jusqu'au bout non seulement cette démonstration nauséabonde, mais aussi la descente aux enfers qui aura précédé. Celle vécue par Saartjie Baartman, jeune femme arrachée à son Afrique du Sud natale pour devenir un monstre de foire finalement dépecé sur une table de dissection. Il se surprendra avec dégoût à guetter, tout comme les publics londoniens et parisiens de l'époque, les prochaines avanies, la prochaine transgression de toute humanité. Lui aussi oscillera entre contestation tiédasse et attrait pour le monstrueux.
C'est en cela que la Vénus noire d'Abdellatif Kechiche est d'une rare radicalité. Non pas parce qu'elle dénonce la légitimation naturaliste de la colonisation de manière (trop) martelée et l'hypersexualisation de la femme noire pour en justifier l'exploitation, mais parce qu'elle interroge par processus d'identification l'homme «civilisé» d'aujourd'hui. Le film se clôt d'ailleurs sur des images d'archives datant de 2002, année où la France accepte enfin de restituer à son pays d'origine la dépouille de la «Vénus hottentote», exposée jusqu'en 1974 au Musée de l'homme à Paris.
CINÉMA DE LA SENSATION
Si Abdellatif Kechiche doit sans aucun doute cette insoutenable prouesse à la stupéfiante Yahima Torres — une inconnue repérée dans une rue de Belleville — et à son usage lancinant de la durée, il la doit aussi à la distance qu'il a su garder. Icône de souffrance ravalée et de grâce piétinée, Saartjie Baartman ne devient jamais martyre univoque. Hébétée par l'alcool et un fatalisme désespéré, elle se refuse de bout en bout au portrait psychologique détaillé et à la compassion qu'il pourrait éveiller. Le réalisateur interdit ainsi, avant même qu'elle ne puisse s'installer, la facilité de l'empathie. Même pour le spectateur, cette femme reste une énigme, entre douleur et étrangeté.
On est donc bien loin de l'adhésion bon teint emportée par les personnages de La Faute à Voltaire, L'Esquive ou La Graine et le mulet, films précédents du cinéaste. On est encore plus loin des habituelles bouffées de générosité et d'humanité propres à alléger son discours engagé. Le monstre sommeille des trois côtés de la barrière, si on inclut celle qui sépare la salle de l'écran.
Si la caméra étire le temps jusqu'à la souffrance physique, elle le découpe aussi dans un jeu de distance entre plans plus ou moins rapprochés. Loin de faciliter la réception, ce rythme davantage soutenu contribue au contraire à faire de son cinéma une expérience de la sensation, là où images, sons et émotions se mêlent pour un spectacle éprouvant mais total. Une expérience difficile, mais trop rare dans le septième art pour ne pas la tenter.
Rachel Haller
Le Courrier, 4 décembre 2010
Quotidien indépendant.