Tunisie, Égypte, renvoyer l'appareil
«Je souhaite que nous exportions notre savoir-faire» en matière de «révolution» disait un Tunisien à l’adresse de la France, peu après la chute de Ben Ali. Ce ne serait qu’un juste retour de bâton en contrepartie de la sentence d’Alliot-Marie exaltant, le 11 janvier, «le savoir-faire de nos forces de sécurité» dans le règlement de «situations sécuritaires de ce type». Sentence alignée sur les faits : la France forme déjà les services répressifs au Bahreïn (une dizaine de morts depuis le début des manifestations) et elle a accordé «quatre autorisations de livraison de dizaines de tonnes de grenades lacrymogènes à la Tunisie, dont deux alors que le régime réprimait une révolte populaire au prix de dizaines de morts».
Des manifestants ont été tués par des tirs tendus de ces grenades «estampillées démocratie française», comme les qualifie un des dirigeants de l’entreprise (Alsetex) qui les fabrique.
Si la ministre des Affaires étrangères a été virée du gouvernement, ce n’est certes pas pour avoir soutenu le clan de Ben Ali (la classe politique française tout entière faisant de même depuis 23 ans), mais parce qu’elle a dévoilé ce que cache toute «démocratie» : son aptitude à défendre par tous les moyens les intérêts de l’élite qu’elle représente, s’il le faut jusqu’au dernier Tunisien. À travers Alliot-Marie, c’est le verbiage démocratique indispensable au fonctionnement du moulin électoral dont se contente le bon citoyen, qui est apparu comme du vent. Elle a été sacrifiée parce qu’elle entravait la crédibilité de cette illusion-là. Elle n’a pas compris à temps que Ben Ali était usé, qu’il fallait «dégager» ce délégué des intérêts français le plus spectaculairement possible au nom de tout ce qu’on voudra (la «liberté», le «droit des peuples»…). Quand Ben Ali a été éjecté (sans doute par un coup de force à l’intérieur de l’État tunisien), Alliot-Marie s’est retrouvée avec sa déclaration sur les bras, plombée par toute une série de justifications calamiteuses, à découvert, incarnant visiblement ce mélange grossier de cynisme, d’arrogance, de brutalité et de corruption par quoi la République sélectionne les candidats au pouvoir. Elle a donc eu le grand tort, au regard de cette politique, d’être prise la main dans le sac en soutenant, au mauvais moment, le mauvais cheval.
Alliot-Marie n’était plus acceptable pour détecter de nouveaux représentants, crédibles et durables, parmi ceux qui se pressent pour succéder au clan Ben Ali et ramasser son héritage. C’est pour s’assurer de la suite que la ministre française de l’Économie a été dépêchée là-bas, en tant que représentante des 1250 entreprises françaises installées en Tunisie, et garante du pillage continu que la France exerce dans ce pays. Car il ne faut jamais oublier que pour l’élite marchande, l’essentiel est encore et toujours de faire travailler les gens au moindre coût, et les dictateurs locaux, qui se servent au passage — c’est de la sorte qu’ils sont tenus — ont tout intérêt à verrouiller leur population. On l’a bien vu en Égypte : c’est au moment où les grèves se multipliaient, en particulier dans le textile (telle la Misr Filature et Tissage qui regroupe 24.000 ouvriers dans la plus grande usine du pays) que les États-Unis ont convaincu l’armée égyptienne, qu’ils contrôlent par le jeu des financements, de chasser le «tyran» Moubarak.
Le problème étant désormais de remettre les gens au travail, le nez dans la misère, alors qu’ils ont goûté autre chose.
Nul doute que tout sera fait pour renvoyer les Arabes au statut de «bons pauvres», qui «savent rester à leur place» au service de leurs employeurs, et des touristes [En Égypte, les chameliers qui promènent ordinairement les touristes autour des pyramides ont littéralement crevé leurs chevaux et leurs dromadaires sous eux pour attaquer, avec des flics en civil, les occupants de la place Tahrir, à 50 kilomètres de leur base. Ils ont été repoussés au prix de combats meurtriers. Depuis, en Tunisie comme en Égypte, les voyagistes supplient les touristes de revenir, pour soutenir la «liberté» et la «révolution».]. La concurrence internationale fait rage dans le textile, et la Tunisie (faibles salaires, proximité de l’Europe) redevenait plus rentable que la Chine, qui répercute la hausse brutale des cours du coton sur ses prix. Il ne manquerait plus que les Tunisiens mettent fin au pillage de leurs ressources. Même chose en Égypte où les salaires sont trois fois plus bas qu’en Tunisie. Quel scandale pour nos élites, et quels propos magistraux à venir dans leurs bouches, pour justifier les agissements sanglants de leurs prochains délégués, contre les présumés «terroristes» ! Ainsi la «bonne» armée tunisienne a commencé à tirer sur la foule le 26 février à Kasserine. Il ne s’agit pas, pour ces grands humanistes, que ce qui porte le nom de révolution en devienne une effective, qui changerait en profondeur la totalité des conditions de travail en Tunisie, et par contre-coup, en France !
Déjà, ce sont les Tunisiens — il faut leur reconnaître ce mérite — qui ont obtenu le renvoi d’Alliot-Marie. Un si beau début commande une suite, à la hauteur, en France même.
Mais c’est une autre histoire…
Rebetiko no 9, Chants de la Plèbe, sortie prévue le 30 mars.
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