"Tarnac", un an

Un an après, le dossier semble au point mort. La défense démonte un PV de police, le principal atout de l’accusation.
Le 11 novembre 2008, à l’heure du laitier, quelque 150 gendarmes et policiers armés et encagoulés investissent la ferme du Goutailloux, dans le petit village de Tarnac, en Corrèze. Au même moment, même scénario à Paris, Rouen, et dans la Meuse. Au total, une vingtaine de personnes sont interpellées, dix placées en garde à vue. Trois jours plus tard, neuf seront mises en examen par le juge Thierry Fragnoli pour «association de malfaiteurs en liaison avec une entreprise terroriste », puis placées en détention provisoire.
Il est 10h30 quand Michèle Alliot-Marie convoque la presse. La ministre de l’Intérieur se réjouit du démantèlement d’un groupuscule «d’ultragauche, mouvement autonome». La Cellule invisible, c’est son nom, et son «chef» est Julien Coupat. Une enquête «très fouillée» les met en cause dans les actes de sabotage commis la semaine précédente sur des lignes SNCF. Le procureur de Paris, Jean-Claude Marin, y va à son tour de sa conférence de presse pour renchérir : «Le but de leur entreprise est bien d’atteindre les institutions de l’État et de parvenir par la violence à troubler l’ordre politique, économique et social.»
De la chancellerie, de Matignon, de l’Élysée, les félicitations pleuvent sur les forces de l’ordre, leur «mobilisation», leur «efficacité».
Un vrai-faux PV ?
Un an plus tard, ces mâles assurances sonnent le creux. Pas sûr que les journalistes soient invités ce matin place Beauveau pour le premier anniversaire de l’«affaire» de Tarnac. Le parquet de Paris est silencieux, le juge Fragnoli aussi. Les détenus ont recouvré la liberté les uns après les autres, au bout de quelques jours pour les uns, de quelques mois pour Julien Coupat et sa compagne, Yldune Lévy, et le dossier semble au même point qu’il y a douze mois. C’est-à-dire au point mort.
La parole est maintenant à la défense. C’est elle qui tient désormais la vedette dans les médias. Les nouveaux avocats des neuf mis en examen, Jérémie Assous et Thierry Lévy, ont adressé lundi une note au juge d’instruction pour lui rappeler «son obligation d’instruire à charge et à décharge». Ils lui demandent notamment de «confronter les enquêteurs à leurs contradictions» afin de déterminer quel crédit on peut apporter à leurs investigations.
Est visé ce que Me Assous qualifie de «socle de l’accusation» : le procès-verbal de police qui atteste de la présence de Julien Coupat et d’Yldune Lévy à Dhuisy (Seine-et-Marne), la nuit où la ligne du TGV-Est fut endommagée par un fer à béton accroché à une caténaire. «En analysant le rapport des policiers de la Sdat (Sous-direction antiterrorisme) qui les filaient ce soir-là, on s’aperçoit qu’il est totalement incompatible avec la réalité du terrain. Soit le PV ne décrit pas la réalité, soit cette réalité s’est abstraite des règles de physique les plus élémentaires !»
L’avocat s’est rendu sur place pour se livrer à sa propre reconstitution. La ligne LGV est en hauteur, c’est une longue ligne droite, et par nuit claire «c’est un véritable théâtre d’ombres», dit-il. «Si les policiers étaient effectivement en planque, comment expliquer qu’ils n’aient rien fait ? Pour poser le fer à béton là où il était, il faut escalader deux grilles hérissées de barbelés, parcourir 530 mètres et grimper un pylône de 7 mètres, le tout à l’aller et au retour. Et ils n’auraient rien vu, rien entendu ?»
D’autres incohérences truffent le procès-verbal, selon Me Assous. La chronologie de la filature, telle qu’elle est minutée par les policiers, signifierait que l’antique Mercedes de Julien Coupat et de sa compagne a battu des records de vitesse sur les petites départementales de Seine-et-Marne. Aucune trace de pneu de la même Mercedes n’a été relevée à l’endroit où elle est censée avoir stationné. Pas plus, d’ailleurs, que de la voiture de la Sdat. «Et comment se fait-il que les policiers disent avoir alerté leur hiérarchie dès 5h10 alors que la SNCF, elle, n’a été prévenue qu’à 9h55 ?» Conclusion ? «Ni Julien et Yldune, ni les policiers de la Sdat n’étaient présents sur les lieux du sabotage.» Mais c’est sur la foi de ce procès-verbal qu’ils ont été jetés en prison pendant six mois.
Pas de commémoration
Aujourd’hui à Tarnac, aucune autre commémoration que celle de l’armistice n’est prévue. Sans doute l’épicerie sera-t-elle ouverte, ainsi que le bistrot, auxquels ceux du Goutailloux ont redonné vie.
Son gérant en titre ne sera pas là. Benjamin Rosoux, comme les huit autres mis en examen, est soumis depuis sa sortie de prison à un contrôle judiciaire très strict. Assigné à domicile chez sa mère, en Normandie, il a retrouvé un emploi tout récemment dans un bar-librairie. «Jusqu’à il y a encore trois semaines, j’étais obligé de pointer tous les jours à la gendarmerie. Le contrôle a été assoupli sur ce point, mais c’est bien le seul. Je n’ai toujours pas le droit de retourner à Tarnac. J’attends que tout ça se finisse au plus vite. Et ça fait un an que ça dure.»
Leur presse (Pierre-Marie Lemaire, Sud Ouest), 11 novembre 2009.
Tarnac : un an après les sabotages, la qualification terroriste en question
Le 11 novembre 2008 au petit matin, la police antiterroriste interpelle une dizaine de jeunes présentés comme proches de l’ultra-gauche et soupçonnés d’avoir saboté des lignes TGV. Un an après, leurs avocats dénoncent une «opération politique» menée au nom de l’antiterrorisme.
Réunies sous le terme générique de «groupe de Tarnac», du nom d’un village corrézien qu’ils habitaient, neuf personnes âgées de 24 à 35 ans sont poursuivies depuis le 15 novembre pour ces sabotages de voies ferrées. Des actes qualifiés de terroristes par le juge d’instruction, Thierry Fragnoli, soutenu par le parquet, car ils visaient des transports publics.
Certains ont connu la détention provisoire, dont celui qui est présenté comme le «cerveau» du groupe, Julien Coupat, brillant étudiant issu d’un milieu très aisé, qui passera six mois en prison.
La police s’intéressait en fait à ce petit groupe depuis début 2008 et un voyage à New York de Coupat et de sa compagne, Yldune Levy, au cours duquel ils avaient participé à une manifestation devant un centre de recrutement de l’armée.
Placés depuis leur libération sous de stricts contrôles judiciaires, les membres de ce petit groupe n’ont jamais formellement nié les faits mais dénoncent depuis le début de l’enquête «un dossier vide placé sous le sceau de l’antiterrorisme», selon les termes de Me Irène Terrel, qui défend quatre de ces jeunes, dont Coupat.
«Cette enquête est le résultat d’une opération politico-médiatique et non juridique», tempête Me Terrel, rompue aux dossiers mêlant extrême-gauche et terrorisme.
Pour Me Terrel, comme pour l’opposition et des associations, qui voient dans ce dossier un emblème des menaces qui pèsent selon elles sur les libertés publiques, cette enquête «mal ficelée est le résultat direct de la crainte exprimée par Michèle Alliot-Marie lorsqu’elle était place Beauvau de voir resurgir une ultra-gauche radicale» de type Action directe.
«L’antiterrorisme a bon dos», relève Me Terrel, énumérant les «atteintes aux libertés comme les contrôles judiciaires que l’on impose à ces jeunes qui sont pour certains assignés à résidence chez leurs parents ou ne peuvent plus se rendre à Tarnac où ils avaient pourtant du travail».
«On tente de créer un ennemi intérieur pour masquer les carences du dossier», ajoute à l’AFP Me Terrel, dénonçant «une criminalisation des écrits», en référence à L’insurrection qui vient, un ouvrage signé d’un mystérieux «comité invisible» et attribué par les enquêteurs à Coupat, ce qu’il nie. «On est allé jusqu’à mettre sur écoute Éric Hazan, l’éditeur de ce livre», dénonce-t-elle.
Les enquêteurs estiment de leur côté s’appuyer sur des éléments tangibles pour maintenir leurs poursuites contre le «groupe de Tarnac».
Coupat et sa compagne, suivis ce soir-là, ont ainsi été aperçus près d’une voie sabotée le soir des faits. Des expertises informatiques ont permis en outre de mettre la main sur un manuel de fabrication de bombe et des matrices de faux documents d’identité. «Et puis les sabotages ont cessé depuis leur interpellation», relève un enquêteur.
Policiers et magistrats passent également au peigne fin les éventuels contacts qu’auraient pu entretenir ces jeunes avec des groupes allemands et grecs. «Le dossier évolue, même s’il n’était pas forcément mûr au début», assure un enquêteur. L’instruction pourrait être close avant l’été 2010.
Leur presse (AFP), 11 novembre.
Ces criminologues qui murmurent à l’oreille de MAM
L’arrestation de Coupat a permis à l’État de mettre en avant deux théoriciens du «décèlement précoce» du terrorisme : Raufer et Bauer.
Michèle Alliot-Marie, en février 2009, justifiait l’énergie déployée pour monter le spectacle appelé «Affaire de Tarnac» par «la résurgence de groupes très radicaux et souvent violents». Et d’inviter ses interlocuteurs à l’aider dans la lutte contre des gens qui «contestent l’État, contestent l’autorité».
Mais à qui demandait-elle de «créer de la part de l’opinion publique un rejet de ces groupes» ? Au «Mouvement Initiative et Libertés» (Mil), devant lequel elle s’exprimait à l’occasion de ses assises nationales. Créé en 1981, le Mil a accueilli les transfuges et les dirigeant du très à droite Service d’Action Civique (Sac), peu après la dissolution de celui-ci en 1982, à la suite de la fameuse tuerie d’Auriol, commise par certains de ses membres. En 2009, la ministre de l’Intérieur invite donc les «milistes» (je n’ai pas dit «miliciens») à jouer sur le besoin d’État qui travaillerait la population. Les gens, selon elle, seraient «mieux disposés» à «isoler» ceux qui attaquent l’État. «À condition d’y croire. Je dis bien à condition d’y croire.»
Pour produire cette croyance dont la ministre expose avec insistance la nécessité, le duo Xavier Raufer-Alain Bauer s’est depuis longtemps imposé. Binôme bien dans l’air du temps : Raufer (de son vrai nom Christian de Bongain) vient d’Occident et des réseaux de la guerre froide, tandis que Bauer a commencé du côté de Michel Rocard et du Grand Orient de France. Le premier a créé au sein de l’Institut de criminologie de l’Université Paris II (avec l’aide d’un prof du Front National) le Département de Recherches sur les Menaces Criminelles Contemporaines (Drmcc), tandis que Bauer a eu droit récemment à une chaire de criminologie créée spécialement pour lui au Conservatoire des Arts et Métiers. L’un et l’autre enseignent dans ces hauts lieux démocratiques que sont, en Chine, l’École supérieure de police criminelle et le Centre de recherche sur le terrorisme et le crime organisé. Bauer, dont la société de conseil en sécurité accumule les contrats juteux avec les collectivités locales et les entreprises, se flatte d’avoir attiré l’attention d’Alliot-Marie sur Coupat.
Voilà longtemps que l’on sait à quoi s’en tenir sur la «science» du duo. En 1998, leur Que sais-je ? intitulé Violences et insécurités urbaines était déjà remarquable par la prédominance de l’idéologie sur l’analyse empirique, alors même que les auteurs prétendaient s’en tenir aux faits. Ils ont persévéré dans La Face noire de la mondialisation, publié aux prestigieuses éditions du CNRS, avec un discours similaire et une supposée «trouvaille», la seule : le «décèlement précoce». On a eu une démonstration de ce qu’ils entendaient par là avec l’affaire de Tarnac. En avril 2009, Bauer expliqua, sur France 2, que les «prémisses étaient les mêmes» entre les gens de Tarnac, Action Directe et les Brigades rouges ! Le 19 octobre, le même s’exprimait — en qualité de président du groupe de contrôle des fichiers de police et de gendarmerie — dans Libération à propos de la volonté affichée par Hortefeux de créer deux nouveaux fichiers : «Il s’agit de fichiers de renseignements sur des personnes qui n’ont pas commis d’actes répréhensibles mais qui sont susceptibles de le faire» (sic). Décèlement précoce, là encore !
Et une fois ce décèlement opéré, une fois les personnes susceptibles de commettre des actes répréhensibles dûment fichées, que fait-on ? Dans leur livre, nos experts proposent rien moins que de «nettoyer» le «terrain criminel», c’est-à-dire l’ensemble du «cadre social et économique». «Infiniment plus efficace que la démarche consistant à saucissonner l’ensemble en mille procédures tatillonnes, pathétiquement lentes et finalement inutiles, selon des codes dépassés…», assurent-ils.
Telle est la pensée qui inspirait la ministre de l’Intérieur, aujourd’hui ministre de la Justice, quand elle s’adressait à une organisation connue pour mener la chasse aux grévistes et aux gauchistes. Et qui, en 1968, dressaient des plans pour regrouper les gens de gauche dans des stades…
Leur presse (Serge Quadruppani, Siné Hebdo no 61), 4 novembre.