Note sur la cohérence
A
Sans la cohérence, c’est-à-dire sans la reconnaissance effective d’un certain progrès en ce sens accompli, disons depuis Göteborg [La Ve Conférence de l’Internationale situationniste eut lieu à Göteborg (Suède) du 28 au 30 juillet 1961] (qui me paraît aveuglant), et le perfectionnement permanent de ce progrès, l’I.S. devrait être considérée maintenant comme sans intérêt (et donc, vu la part que nous y prenons, pour nous négative).
La première condition de la cohérence est évidemment le choix des gens qui entrent dans l’I.S. La plus grande manifestation contre la cohérence est le refus de ce choix ou son sabotage quantitatif et qualitatif.
La cohérence implique, comme préalable et comme conséquence, qu’aucun des situationnistes ne puisse être regardé comme si inférieur (ou supérieur) aux autres que le dialogue serait impossible avec lui, fût-ce sur un seul sujet. A fortiori, qu’aucun de nous jamais ne puisse feindre un tel «regard».
La cohérence trouve sa seule mesure dans une praxis commune (même quand celle-ci est limitée à l’activité théorique pour quelque temps).
On doit fonder, entre nous tous, la confiance sur la cohérence. Et non l’inverse.
Nous devons pouvoir nous faire confiance pour le présent (tacitement reconductible toujours), et jamais abstraitement pour l’avenir. Si l’on admet que notre accord doit être incassable, il n’est plus rien. Non seulement la richesse complexe de l’avenir est bafouée — pour le groupe comme aussi bien pour chacun de nous —, mais encore on aboutit à rendre incorrigibles et intangibles les déficiences actuelles (dans la réalité en mouvement, où ce qui ne s’améliore pas s’aggrave, on aboutirait sans doute à bien pire : donner des armes ou des renseignements contre nous pour l’avenir, à des gens qui malgré toutes nos «bonnes intentions» passeraient vite dans l’I.S. et la combattraient ensuite, comme tant l’ont fait).
Quand on demande, comme Attila [Kotányi], d’humaniser notre attitude envers «des erreurs» que feront inévitablement l’un ou l’autre de nos camarades un jour, on se trompe sur la base : on parle comme si les exclusions avaient jamais eu lieu pour «punir» une seule «faute», du fait de colères individuelles ou collectives, peu importe. En réalité chaque exclusion a répondu à une série permanente et signifiante de gestes hostiles, non pour les punir, mais pour défendre notre «existence» même.
Quand Attila parle, à propos de l’I.S. de garanties quasi constitutionnelles pour éviter les «liquidations», ou du problème du contrôle de l’information, il pose en fait la question du pouvoir dans l’I.S. En des termes qui s’appliquent au pouvoir dans la société globale plutôt qu’à une association libre d’individus (qui s’interdit même d’utiliser les menus services de jeunes «disciples»). Je crois que là est toute la racine des malentendus avec Attila à Anvers [La VIe Conférence de l’I.S. eut lieu à Anvers du 12 au 16 novembre 1962 ; il y fut entre autres débattu la question de la cohérence situationniste].
Ce qui caractérise nettement le pouvoir dans la société globale, c’est l’exploitation du travail d’autrui. Je considère que dans l’I.S. personne n’a la volonté ni n’est en mesure d’exploiter le «travail» de qui que ce soit (l’opinion contraire est celle de Frankin [André Frankin, situationniste belge, démissionne de l’I.S. en septembre 1961], mais elle paraît franchement délirante. Si on le suit sur ce ridicule terrain sous-économique, on peut soutenir aussi bien que Frankin a exploité à ce moment ou depuis le travail «d’éditeur» que j’ai fait bravement pour toutes ses idées formulées, qu’alors Arguments même refusait. Mais la faille de son raisonnement est avant : Frankin donne comme valeurs économiques reconnues quelques idées «hérétiques», qu’il n’a d’ailleurs formulées qu’à travers son dialogue avec l’I.S. ; et s’en attribue la propriété privée [cave canem] soudainement ! Alors qu’il a aussi bien, sans arrêt déversé ces idées, par lettres ou oralement, chez tous les Morin du monde, bien heureux quand ces gens lui en pillaient une sans contrepartie). Lefebvre même, quand il s’inspire tant de nous, n’«exploite» pas notre travail. Il est seulement un peu inélégant sur le plan intellectuel, parce qu’il recule devant une action commune (le vrai dialogue) avec nous. Et c’est ce qui est grave.
Si nous considérions l’I.S. comme équivalente à toute une forme de société, à gérer donc comme telle, nos principes anti-hiérarchiques devraient obligatoirement nous conduire la semaine prochaine à une vie phalanstérienne où le communisme ludique devrait être réalisé sur la base de la misère (besoins et travaux égalitairement mesurés). Si nous estimons que notre humour ne va pas jusque-là, il ne faut plus admettre la rhétorique tortueuse du «comme si» qui est à l’opposé de la dialectique du réel.
Une seconde condition vitale de la cohérence est que les situationnistes débattent de leur action possible, à chaque degré, dans la perspective de l’exécution réelle (sachant à quoi ils s’engagent, qui fera quoi dans quel délai — compte tenu d’un pourcentage décent de retards et d’erreurs) et non dans la perspective de l’éloquence intimidante qui pourrait chaque fois désigner toujours ailleurs le plus urgent et le plus central (ce qui n’est pas une solution de rechange proposée contre tel type d’action réelle, mais l’art de survoler de haut cette action en s’en lavant les mains).
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[Texte inédit, rédigé par Guy Debord à l’époque de la rupture publique entre les situationnistes et Henri Lefebvre (février 1963).]