Le cas Van de Loo et l'exclusion de Maurice Wyckaert
Guy Debord à Maurice Wyckaert
Cher Maurice,
Je reçois à l’instant ta lettre.
La proposition de Mertz [Albert Mertz, cinéaste expérimental danois, lié à Cobra, réalise son premier film, La Fuite, en 1942 avec Jørgen Roos.] est fort intéressante (le sujet…). En principe, je veux bien. Asger [Jorn], hier encore, m’a dit énormément de bien de Mertz. Je voudrais avoir vite quelques détails sur le projet (ne pourrait-on pas travailler à la même époque, toi et moi, chez Permild ?). Mertz sera-t-il encore à Munich vers le 20 mars, lors du Conseil central ? D’ailleurs, moi, je pense venir vers le 1er mars. J’aurai fini mon film actuel [Critique de la séparation], qui est au stade épuisant du montage, dans quinze jours.
Je prépare aussi une intervention sur «les Perspectives de modification consciente de la vie quotidienne» qu’Henri Lefebvre m’a demandée pour un Groupe de recherches sur la vie quotidienne (où l’I.S. peut s’infiltrer toutes portes ouvertes) sous sa direction, et que nous venons d’inaugurer en marge du C.N.R.S. — mais dans ses locaux. On prépare un coup terrible pour les sociologues.
Excellentes nouvelles de Marinotti, tout à fait saisi par notre projet, avançant des contre-propositions très intelligentes, et intéressantes pour nous, afin de ne pas souscrire à toutes nos terribles conditions. Le résultat est donc atteint : il n’a pas rompu et il a bien compris sur quel ton il faut s’adresser à nous. Les perspectives, même immédiates, sont maintenant très favorables.
J’irai à Bruxelles samedi prochain : il doit y avoir une réunion — chez Dehoux — de divers groupes extrémistes qui se sont révélés pendant la grève, avec les Français de Socialisme ou Barbarie, probablement Frankin, qui s’est mis aussi en contact avec eux et les a branchés sur des militants de Liège. Je regrette ton absence. J’espère que le prestige d’Attila [Kotányi] jouera à fond. Cette affaire peut être importante pour notre liaison avec un mouvement ouvrier réellement d’avant-garde. Mais si Dehoux reste aussi louche qu’il nous avait paru naguère, il y aura certainement une épuration à enregistrer, car le niveau moyen de l’extrémisme promet d’être élevé à l’Estro Armonico [Le restaurant de Robert Dehoux, dans la banlieue chic de Bruxelles.] ce soir-là !
Maintenant, une nouvelle très grave, capitale, que tu dois bien expliquer à Nash et aux Allemands (en traduisant exactement les informations suivantes de ma lettre).
Nous venons de recevoir avant-hier un prospectus signé d’Otto et Mme Van de Loo, et de Caspari, annonçant la fermeture de la galerie d’Essen, et la constitution d’un Laboratoire d’étude de l’urbanisme unitaire dans la galerie de Munich (sans prononcer d’autre nom).
Alors :
Voici la base que nous avons absolument adoptée, et que nous soutiendrons à n’importe quel prix — je pèse mes mots — et je te demande de le faire bien comprendre aux amis.
Cette affaire — peut-être «arrangée» par Caspari — devra se résoudre dans un très bref délai par une rupture totale, à l’un ou l’autre des maillons de la chaîne de complicité : la rupture peut avoir lieu entre Constant et Caspari (Caspari pourrait alors faire des excuses publiques pour son acte de faussaire), soit entre Caspari et Van de Loo (si, par exemple, Van de Loo mettait à la porte Caspari), soit entre Van de Loo et tous les situationnistes. Peu nous importe où a lieu la rupture, puisque nous sommes à la fois parfaitement résolus à la provoquer et parfaitement maîtres de le faire (je suppose que l’on commence à nous connaître assez pour savoir que nous ne reculerons devant aucun «sacrifice», même «regrettable» en soi).
Asger a même envisagé le cas (qui me paraît improbable) où le groupe Spur ne serait pas immédiatement fidèle dans cette affaire. Il est alors résolu à rompre à l’instant avec n’importe lequel d’entre eux, et même avec tout le groupe. De plus, quiconque collaborerait un jour à ce «Laboratoire», même sans connaître d’abord l’I.S., sera traité comme les gens d’Arguments : la porte fermée pour toujours.
Jacqueline aura certainement parlé aux Allemands. Explique-leur aussi l’affaire. Et surtout le caractère immédiat et total que doit avoir la réaction de tous les situationnistes sur cette question. Surtout de ceux qui sont à Munich.
Écris-moi très bientôt. Amitiés à tous,
P.-S. : Comme je pense que les gangsters sont à casser avec des méthodes de gangster, j’ajoute
Deux notes annexes sur la question économique.
Debord, Jorn, de Jong à Hans-Peter Zimmer
Vous avez bien répondu à Van de Loo — Stop — Après son incroyable intervention dans les affaires de l’Internationale situationniste tous les artistes situationnistes quittent immédiatement Van de Loo — Stop — Jorn sera à Munich dans huit jours. Amicalement,
Guy Debord au groupe Spur
Chers amis,
Vous avez déjà notre réponse dans le télégramme envoyé dimanche chez Zimmer. Voici quelques explications.
Jorn, Kotányi et moi avons décidé, au début du mois de mars, qu’il ne fallait pas commencer notre réunion du Conseil situationniste à Munich avant que l’histoire de Van de Loo soit complètement éclaircie — c’est-à-dire pas avant qu’il ait fait une diffusion réelle de la rectification qu’il nous promettait. Nous avons chargé Wyckaert d’obtenir cette diffusion. Mais l’attitude de Wyckaert à Munich a été très suspecte (trop ami de Van de Loo), et rien n’a été fait. (Wyckaert devait aussi vous donner toutes nos explications mais, à lire la lettre d’Heimrad [Prem] et Helmut [Sturm], je pense qu’il ne vous a rien expliqué ?)
Nous avions averti — Wyckaert et Van de Loo — que nous n’attendrions pas après le 16 mars. À ce jour, ici, nous avons reproduit à 5000 exemplaires le texte imprimé (Berichtigung ! [(Rectification !), d’Otto et Heike Van de Loo, en date du 20 février 1961, précisant qu’Arthus C. Caspari n’est pas membre de l’I.S. et que le Bureau d’urbanisme unitaire, sous la responsabilité du situationniste Attila Kotányi, se situe à Bruxelles et non à Essen.]) dont Van de Loo nous avait envoyé 2 (deux) exemplaires seulement ! Et nos exemplaires ont été diffusés partout en Allemagne et en Hollande. Comprenez bien : ce n’est pas «Debord» qui a fait cela contre Van de Loo : c’est avant tout Jorn. Et aussi Debord naturellement comme tous les situationnistes (hormis seulement ceux qui étaient à Munich, c’est-à-dire Wyckaert et Spur).
Maintenant, Van de Loo vous a avoué toute sa colère, et toute sa malhonnêteté dans cette affaire d’urbanisme du cardinal Constant. Mais surtout, il a montré qu’il est un imbécile. En effet, il est stupide de penser que nous laisserons un marchand de tableaux faire des pressions économiques sur certains de nos camarades situationnistes, pour se créer un «parti Van de Loo» dans l’I.S. ! C’est trop ridicule. Les situationnistes sont maintenant capables de créer beaucoup de marchands de tableaux, et un Van de Loo ne peut pas créer d’autres situationnistes : il pourra seulement ramasser nos exclus — qui ont très peu d’avenir…
Après que Van de Loo ait agi de cette façon avec vous, nous ne pouvons garder dans l’I.S. un seul artiste travaillant en relation avec Van de Loo. Donc Jorn quitte Van de Loo. Et Wyckaert doit aussi choisir de quitter tout de suite Van de Loo ou de quitter l’I.S. (je ne sais pas encore ce que Wyckaert choisira : s’il choisit Van de Loo, ce qui me paraît très possible, l’I.S. traitera Wyckaert en ennemi).
Si vous (Spur) n’êtes pas vraiment d’accord avec toute la discipline de l’I.S., voilà le moment de quitter l’I.S. avant d’être trop compromis comme situationnistes — je vous dis cela sans ironie, et avec une objectivité et neutralité complètes. Mais si vous choisissez réellement d’être situationnistes, il faut évidemment quitter Van de Loo et le lui dire vite. C’est la question de la dignité des artistes, et de leur programme commun, devant la censure d’un seul petit marchand, qui a été posée là : on ne peut même pas accepter la discussion ou l’hésitation sur cette question, si on veut être un artiste révolutionnaire.
Jorn est un peu malade. Il viendra à Munich pour régler tous les problèmes pratiques (et d’abord publier Spur 5 qui a beaucoup trop tardé) la semaine prochaine, après Pâques.
Amitiés à vous tous,
Debord, Kotányi, Bernstein au groupe Spur
Chers amis,
Tout le monde ici approuve les résolutions du Conseil de Munich.
On vous a envoyé aujourd’hui quelques publications. D’autres seront envoyées demain. Et les adresses avant la fin de la semaine.
Voici une lettre pour Wyckaert — que vous devez tous signer. Puis adresser chez lui (Hoogstraat 16 - Alsemberg). C’est l’annonce officielle de son exclusion. Il vaut mieux qu’elle vienne de Munich.
On attend Spur 5 pour bientôt.
Bien cordialement à tous,
Lettre d’exclusion de Maurice Wyckaert
Cher Maurice,
Notre télégramme, comme tu as dû le voir, était exactement un ultimatum. Nous ne souhaitions pas un supplément d’informations fallacieuses. Puisque nos conditions n’ont pas été appliquées, nous agissons désormais par nous-mêmes.
En vérité, nous n’avons aucune raison d’avoir confiance dans ton ami Van de Loo, qui a très imprudemment choisi de se mêler à des questions qui dépassent de beaucoup ses petites capacités de trafic pictural (voir le numéro de février de Vernissage [Revue allemande de critique d’art moderne]. Dans cette affaire, nous nous étions adressés à toi comme à un situationniste responsable ; non comme à un portier de Van de Loo. Cette belle indifférence pour les vagues affaires de Van de Loo et de l’I.S. est assez amusante, venant de toi.
Nous prenons acte de tout cela.
«La troisième session du Conseil Central a eu lieu à Munich, du 11 au 13 avril. Outre l’expédition des affaires courantes, le Conseil a eu à décider des sanctions à adopter à la suite des pressions qu’avait tenté d’exercer quinze jours plus tôt le marchand d’art Van de Loo. Ce personnage, plus ou moins mêlé à l’entreprise des bourgeois de la Ruhr s’essayant à réinventer un urbanisme unitaire à leur mesure, avait cru pouvoir recourir à un chantage économique envers quatre situationnistes allemands qui dépendaient financièrement de ses offices, les sommant s’ils ne voulaient pas rompre avec lui, de désavouer certains aspects de l’activité de l’I.S. (et nommément Debord). Les situationnistes allemands choisirent à l’instant la rupture avec le marchand. Celui-ci leur proposa télégraphiquement peu après une belle somme pour enterrer l’affaire. Ils ne répondirent pas à ce qu’ils jugèrent une pauvre plaisanterie, obligeant ainsi “l’acquéreur” à expliquer plus tard à des tiers son maladroit télégramme comme une plaisanterie pure et simple (mais c’était la première fois de sa vie qu’on l’a trouvé à plaisanter avec une question d’argent). Cette remarquable affaire, unique dans l’histoire de l’avant-garde culturelle, au moins par certains aspects dont la lourdeur n’est pas le moins original, a entraîné malheureusement la disparition de Maurice Wyckaert. Ce dernier, également lié au marchand, quoique ce fût sur un pied considérablement plus riche, fit savoir à tous qu’il était prêt à rompre avec Van de Loo si celui-ci rompait avec l’I.S. Mais le Conseil a jugé parfaitement inacceptable de considérer que le marchand était encore libre de rompre ou de ne pas “rompre avec l’I.S.” qui n’avait absolument jamais rien eu à voir avec lui. Il y avait eu simplement une tentative patente d’immixion dans les affaires de l’I.S. par un marchand d’art entretenant des rapports personnels avec plusieurs situationnistes ; et ayant visé rien de moins qu’à se créer, par des menaces et des promesses, son parti dans l’I.S., pour en infléchir la politique. Wyckaert a donc été exclu.»
«Connais-tu le dernier manifeste de Van de Loo, contre le numéro 6 d’Internationale Situationniste ? C’est très amusant.»
«Le marchand d’art Otto Van de Loo, mis en cause dans notre précédent numéro (p. 41) a publié, le 30 août 1961, une longue déclaration Offene Erklärung zu einem Artikel der “Internationale Situationniste”, dans laquelle il finit par confirmer en détails, mais dans une forme contournée et embarrassée, toute notre version de l’affaire, à ce détail près qu’il affirme que personne ne peut douter de la plaisanterie que constituait son offre télégraphique d’un contrat de 1000 Deutsche Mark mensuels pour renouer avec quelques artistes sur lesquels il avait d’abord fait pression en termes plus nobles et sentimentaux. On laisse juger à tous ceux qui connaissent l’économie artistique s’il est extravagant de s’assurer la production d’un artiste pour 1200 “nouveaux francs” par mois (surtout dans tel cas où cette somme, “impensable” en août 1961 parce que trop considérable, est devenue impensable huit mois après parce que nettement trop basse). Il ajoute, pour appuyer sa dénégation, que la production de ces gens ne valait rien et n’intéressait personne. Bien qu’ici, à en juger d’après ses propres critères, il se trompe ou mente, cette affirmation est un aveu du fait qu’il s’intéressait à eux en tant que membres de l’I.S., et pour exercer par leur entremise une certaine influence sur les décisions situationnistes. Il se vante d’avoir réussi partiellement, et même de pouvoir continuer, puisqu’il fait grandement état, dans la même déclaration, de relations personnelles cordiales qu’il aurait gardé avec quelques situationnistes à ce moment. Il en tire même argument pour mettre en doute le sérieux de l’information de la revue de l’I.S. Nous maintenons donc toutes nos remarques du numéro 6, en soulignant que nous n’avons pas à nous déclarer contre un marchand d’art précis — ce qui supposerait que nous pouvons rechercher des alliances avec d’autres — mais que nous garderons l’I.S. à l’abri des pressions extérieures, par les moyens les plus fermes. Et comme preuve, pour mettre le point final à cet incident, signalons que toutes les personnes qui pouvaient constituer ce parti des collectionneurs dont Van de Loo pesait la cordialité et les cartes postales le 30 août dernier, se sont trouvées depuis obligées de quitter l’I.S.»
Samedi 4 février 61
Cher Maurice,
Je reçois à l’instant ta lettre.
La proposition de Mertz [Albert Mertz, cinéaste expérimental danois, lié à Cobra, réalise son premier film, La Fuite, en 1942 avec Jørgen Roos.] est fort intéressante (le sujet…). En principe, je veux bien. Asger [Jorn], hier encore, m’a dit énormément de bien de Mertz. Je voudrais avoir vite quelques détails sur le projet (ne pourrait-on pas travailler à la même époque, toi et moi, chez Permild ?). Mertz sera-t-il encore à Munich vers le 20 mars, lors du Conseil central ? D’ailleurs, moi, je pense venir vers le 1er mars. J’aurai fini mon film actuel [Critique de la séparation], qui est au stade épuisant du montage, dans quinze jours.
Je prépare aussi une intervention sur «les Perspectives de modification consciente de la vie quotidienne» qu’Henri Lefebvre m’a demandée pour un Groupe de recherches sur la vie quotidienne (où l’I.S. peut s’infiltrer toutes portes ouvertes) sous sa direction, et que nous venons d’inaugurer en marge du C.N.R.S. — mais dans ses locaux. On prépare un coup terrible pour les sociologues.
Excellentes nouvelles de Marinotti, tout à fait saisi par notre projet, avançant des contre-propositions très intelligentes, et intéressantes pour nous, afin de ne pas souscrire à toutes nos terribles conditions. Le résultat est donc atteint : il n’a pas rompu et il a bien compris sur quel ton il faut s’adresser à nous. Les perspectives, même immédiates, sont maintenant très favorables.
J’irai à Bruxelles samedi prochain : il doit y avoir une réunion — chez Dehoux — de divers groupes extrémistes qui se sont révélés pendant la grève, avec les Français de Socialisme ou Barbarie, probablement Frankin, qui s’est mis aussi en contact avec eux et les a branchés sur des militants de Liège. Je regrette ton absence. J’espère que le prestige d’Attila [Kotányi] jouera à fond. Cette affaire peut être importante pour notre liaison avec un mouvement ouvrier réellement d’avant-garde. Mais si Dehoux reste aussi louche qu’il nous avait paru naguère, il y aura certainement une épuration à enregistrer, car le niveau moyen de l’extrémisme promet d’être élevé à l’Estro Armonico [Le restaurant de Robert Dehoux, dans la banlieue chic de Bruxelles.] ce soir-là !
Maintenant, une nouvelle très grave, capitale, que tu dois bien expliquer à Nash et aux Allemands (en traduisant exactement les informations suivantes de ma lettre).
Nous venons de recevoir avant-hier un prospectus signé d’Otto et Mme Van de Loo, et de Caspari, annonçant la fermeture de la galerie d’Essen, et la constitution d’un Laboratoire d’étude de l’urbanisme unitaire dans la galerie de Munich (sans prononcer d’autre nom).
Alors :
1°) Il est très amusant de voir la vitesse et la franchise avec lesquelles Constant aura amené «son» urbanisme unitaire chez les marchands de tableaux, qu’il craignait tant comme fréquentation pour les autres situationnistes (au point de leur préférer l’année dernière les constructeurs d’église).
2°) Mais l’escroquerie est trop forte. Nous avons envoyé immédiatement Jacqueline [de Jong] à Munich (si tu l’as vue, tu connais l’affaire). Elle y sera dimanche et, peut-être, encore lundi, pour interroger Van de Loo et noter ses réponses, sans plus. Bien sûr, elle ne lui cachera pas que nous ne laisserons pas passer cette impudente contrefaçon sans réagir et faire savoir partout que l’I.S., dont tout le monde sait qu’elle représente les 49/50 de l’histoire des idées et des perspectives réelles pratiques de l’urbanisme unitaire (et dont la dernière revue signalait même l’installation du Bureau à Bruxelles) n’est nullement mêlée à cette affaire. Vous recevrez probablement d’ici huit jours un tract en allemand à distribuer au maximum à Munich (y compris à la presse). Les réponses de Van de Loo ne nous intéressent que pour mesurer la gravité des représailles que nous appliquerons de toute façon.
Voici la base que nous avons absolument adoptée, et que nous soutiendrons à n’importe quel prix — je pèse mes mots — et je te demande de le faire bien comprendre aux amis.
Cette affaire — peut-être «arrangée» par Caspari — devra se résoudre dans un très bref délai par une rupture totale, à l’un ou l’autre des maillons de la chaîne de complicité : la rupture peut avoir lieu entre Constant et Caspari (Caspari pourrait alors faire des excuses publiques pour son acte de faussaire), soit entre Caspari et Van de Loo (si, par exemple, Van de Loo mettait à la porte Caspari), soit entre Van de Loo et tous les situationnistes. Peu nous importe où a lieu la rupture, puisque nous sommes à la fois parfaitement résolus à la provoquer et parfaitement maîtres de le faire (je suppose que l’on commence à nous connaître assez pour savoir que nous ne reculerons devant aucun «sacrifice», même «regrettable» en soi).
Asger a même envisagé le cas (qui me paraît improbable) où le groupe Spur ne serait pas immédiatement fidèle dans cette affaire. Il est alors résolu à rompre à l’instant avec n’importe lequel d’entre eux, et même avec tout le groupe. De plus, quiconque collaborerait un jour à ce «Laboratoire», même sans connaître d’abord l’I.S., sera traité comme les gens d’Arguments : la porte fermée pour toujours.
Jacqueline aura certainement parlé aux Allemands. Explique-leur aussi l’affaire. Et surtout le caractère immédiat et total que doit avoir la réaction de tous les situationnistes sur cette question. Surtout de ceux qui sont à Munich.
Écris-moi très bientôt. Amitiés à tous,
Guy
P.-S. : Comme je pense que les gangsters sont à casser avec des méthodes de gangster, j’ajoute
Deux notes annexes sur la question économique.
a) En cas de rupture avec Van de Loo, Asger pense pouvoir remplacer assez bien son soutien (par exemple, du groupe Spur), ne serait-ce qu’avec le marché scandinave.
De plus, Asger estime qu’en tout cas lui-même se retirant des affaires de Van de Loo, celles-ci subiraient un tel effondrement qu’il resterait bien incapable de soutenir ni Constant ni quelque groupe que ce soit.
b) Comme tu sais, Marinotti avait prévu de confier la construction de sa prochaine exposition à Constant. Il l’a donnée à Van Eyck, l’architecte hollandais recommandé par nous.
*
Debord, Jorn, de Jong à Hans-Peter Zimmer
Texte français d’un télégramme envoyé en allemand
26 mars 61
Vous avez bien répondu à Van de Loo — Stop — Après son incroyable intervention dans les affaires de l’Internationale situationniste tous les artistes situationnistes quittent immédiatement Van de Loo — Stop — Jorn sera à Munich dans huit jours. Amicalement,
Debord, Jorn, de Jong
*
Guy Debord au groupe Spur
29 mars 1961
Chers amis,
Vous avez déjà notre réponse dans le télégramme envoyé dimanche chez Zimmer. Voici quelques explications.
Jorn, Kotányi et moi avons décidé, au début du mois de mars, qu’il ne fallait pas commencer notre réunion du Conseil situationniste à Munich avant que l’histoire de Van de Loo soit complètement éclaircie — c’est-à-dire pas avant qu’il ait fait une diffusion réelle de la rectification qu’il nous promettait. Nous avons chargé Wyckaert d’obtenir cette diffusion. Mais l’attitude de Wyckaert à Munich a été très suspecte (trop ami de Van de Loo), et rien n’a été fait. (Wyckaert devait aussi vous donner toutes nos explications mais, à lire la lettre d’Heimrad [Prem] et Helmut [Sturm], je pense qu’il ne vous a rien expliqué ?)
Nous avions averti — Wyckaert et Van de Loo — que nous n’attendrions pas après le 16 mars. À ce jour, ici, nous avons reproduit à 5000 exemplaires le texte imprimé (Berichtigung ! [(Rectification !), d’Otto et Heike Van de Loo, en date du 20 février 1961, précisant qu’Arthus C. Caspari n’est pas membre de l’I.S. et que le Bureau d’urbanisme unitaire, sous la responsabilité du situationniste Attila Kotányi, se situe à Bruxelles et non à Essen.]) dont Van de Loo nous avait envoyé 2 (deux) exemplaires seulement ! Et nos exemplaires ont été diffusés partout en Allemagne et en Hollande. Comprenez bien : ce n’est pas «Debord» qui a fait cela contre Van de Loo : c’est avant tout Jorn. Et aussi Debord naturellement comme tous les situationnistes (hormis seulement ceux qui étaient à Munich, c’est-à-dire Wyckaert et Spur).
Maintenant, Van de Loo vous a avoué toute sa colère, et toute sa malhonnêteté dans cette affaire d’urbanisme du cardinal Constant. Mais surtout, il a montré qu’il est un imbécile. En effet, il est stupide de penser que nous laisserons un marchand de tableaux faire des pressions économiques sur certains de nos camarades situationnistes, pour se créer un «parti Van de Loo» dans l’I.S. ! C’est trop ridicule. Les situationnistes sont maintenant capables de créer beaucoup de marchands de tableaux, et un Van de Loo ne peut pas créer d’autres situationnistes : il pourra seulement ramasser nos exclus — qui ont très peu d’avenir…
Après que Van de Loo ait agi de cette façon avec vous, nous ne pouvons garder dans l’I.S. un seul artiste travaillant en relation avec Van de Loo. Donc Jorn quitte Van de Loo. Et Wyckaert doit aussi choisir de quitter tout de suite Van de Loo ou de quitter l’I.S. (je ne sais pas encore ce que Wyckaert choisira : s’il choisit Van de Loo, ce qui me paraît très possible, l’I.S. traitera Wyckaert en ennemi).
Si vous (Spur) n’êtes pas vraiment d’accord avec toute la discipline de l’I.S., voilà le moment de quitter l’I.S. avant d’être trop compromis comme situationnistes — je vous dis cela sans ironie, et avec une objectivité et neutralité complètes. Mais si vous choisissez réellement d’être situationnistes, il faut évidemment quitter Van de Loo et le lui dire vite. C’est la question de la dignité des artistes, et de leur programme commun, devant la censure d’un seul petit marchand, qui a été posée là : on ne peut même pas accepter la discussion ou l’hésitation sur cette question, si on veut être un artiste révolutionnaire.
Jorn est un peu malade. Il viendra à Munich pour régler tous les problèmes pratiques (et d’abord publier Spur 5 qui a beaucoup trop tardé) la semaine prochaine, après Pâques.
Amitiés à vous tous,
Guy
*
Debord, Kotányi, Bernstein au groupe Spur
Paris, 17 avril
Chers amis,
Tout le monde ici approuve les résolutions du Conseil de Munich.
On vous a envoyé aujourd’hui quelques publications. D’autres seront envoyées demain. Et les adresses avant la fin de la semaine.
Voici une lettre pour Wyckaert — que vous devez tous signer. Puis adresser chez lui (Hoogstraat 16 - Alsemberg). C’est l’annonce officielle de son exclusion. Il vaut mieux qu’elle vienne de Munich.
On attend Spur 5 pour bientôt.
Bien cordialement à tous,
Guy, Attila, Michèle
*
Lettre d’exclusion de Maurice Wyckaert
Mercredi 16 mars 61,
en réponse à la lettre exprès du 14
Cher Maurice,
Notre télégramme, comme tu as dû le voir, était exactement un ultimatum. Nous ne souhaitions pas un supplément d’informations fallacieuses. Puisque nos conditions n’ont pas été appliquées, nous agissons désormais par nous-mêmes.
En vérité, nous n’avons aucune raison d’avoir confiance dans ton ami Van de Loo, qui a très imprudemment choisi de se mêler à des questions qui dépassent de beaucoup ses petites capacités de trafic pictural (voir le numéro de février de Vernissage [Revue allemande de critique d’art moderne]. Dans cette affaire, nous nous étions adressés à toi comme à un situationniste responsable ; non comme à un portier de Van de Loo. Cette belle indifférence pour les vagues affaires de Van de Loo et de l’I.S. est assez amusante, venant de toi.
Nous prenons acte de tout cela.
*
«La troisième session du Conseil Central a eu lieu à Munich, du 11 au 13 avril. Outre l’expédition des affaires courantes, le Conseil a eu à décider des sanctions à adopter à la suite des pressions qu’avait tenté d’exercer quinze jours plus tôt le marchand d’art Van de Loo. Ce personnage, plus ou moins mêlé à l’entreprise des bourgeois de la Ruhr s’essayant à réinventer un urbanisme unitaire à leur mesure, avait cru pouvoir recourir à un chantage économique envers quatre situationnistes allemands qui dépendaient financièrement de ses offices, les sommant s’ils ne voulaient pas rompre avec lui, de désavouer certains aspects de l’activité de l’I.S. (et nommément Debord). Les situationnistes allemands choisirent à l’instant la rupture avec le marchand. Celui-ci leur proposa télégraphiquement peu après une belle somme pour enterrer l’affaire. Ils ne répondirent pas à ce qu’ils jugèrent une pauvre plaisanterie, obligeant ainsi “l’acquéreur” à expliquer plus tard à des tiers son maladroit télégramme comme une plaisanterie pure et simple (mais c’était la première fois de sa vie qu’on l’a trouvé à plaisanter avec une question d’argent). Cette remarquable affaire, unique dans l’histoire de l’avant-garde culturelle, au moins par certains aspects dont la lourdeur n’est pas le moins original, a entraîné malheureusement la disparition de Maurice Wyckaert. Ce dernier, également lié au marchand, quoique ce fût sur un pied considérablement plus riche, fit savoir à tous qu’il était prêt à rompre avec Van de Loo si celui-ci rompait avec l’I.S. Mais le Conseil a jugé parfaitement inacceptable de considérer que le marchand était encore libre de rompre ou de ne pas “rompre avec l’I.S.” qui n’avait absolument jamais rien eu à voir avec lui. Il y avait eu simplement une tentative patente d’immixion dans les affaires de l’I.S. par un marchand d’art entretenant des rapports personnels avec plusieurs situationnistes ; et ayant visé rien de moins qu’à se créer, par des menaces et des promesses, son parti dans l’I.S., pour en infléchir la politique. Wyckaert a donc été exclu.»
«Renseignements situationnistes»,
Internationale situationniste no 6, août 1961.
*
«Connais-tu le dernier manifeste de Van de Loo, contre le numéro 6 d’Internationale Situationniste ? C’est très amusant.»
Lettre de Guy Debord
à Dieter Kunzelmann, 27 septembre 1961.
*
«Le marchand d’art Otto Van de Loo, mis en cause dans notre précédent numéro (p. 41) a publié, le 30 août 1961, une longue déclaration Offene Erklärung zu einem Artikel der “Internationale Situationniste”, dans laquelle il finit par confirmer en détails, mais dans une forme contournée et embarrassée, toute notre version de l’affaire, à ce détail près qu’il affirme que personne ne peut douter de la plaisanterie que constituait son offre télégraphique d’un contrat de 1000 Deutsche Mark mensuels pour renouer avec quelques artistes sur lesquels il avait d’abord fait pression en termes plus nobles et sentimentaux. On laisse juger à tous ceux qui connaissent l’économie artistique s’il est extravagant de s’assurer la production d’un artiste pour 1200 “nouveaux francs” par mois (surtout dans tel cas où cette somme, “impensable” en août 1961 parce que trop considérable, est devenue impensable huit mois après parce que nettement trop basse). Il ajoute, pour appuyer sa dénégation, que la production de ces gens ne valait rien et n’intéressait personne. Bien qu’ici, à en juger d’après ses propres critères, il se trompe ou mente, cette affirmation est un aveu du fait qu’il s’intéressait à eux en tant que membres de l’I.S., et pour exercer par leur entremise une certaine influence sur les décisions situationnistes. Il se vante d’avoir réussi partiellement, et même de pouvoir continuer, puisqu’il fait grandement état, dans la même déclaration, de relations personnelles cordiales qu’il aurait gardé avec quelques situationnistes à ce moment. Il en tire même argument pour mettre en doute le sérieux de l’information de la revue de l’I.S. Nous maintenons donc toutes nos remarques du numéro 6, en soulignant que nous n’avons pas à nous déclarer contre un marchand d’art précis — ce qui supposerait que nous pouvons rechercher des alliances avec d’autres — mais que nous garderons l’I.S. à l’abri des pressions extérieures, par les moyens les plus fermes. Et comme preuve, pour mettre le point final à cet incident, signalons que toutes les personnes qui pouvaient constituer ce parti des collectionneurs dont Van de Loo pesait la cordialité et les cartes postales le 30 août dernier, se sont trouvées depuis obligées de quitter l’I.S.»
«Renseignements situationnistes»,
Internationale situationniste no 7, avril 1962.