"Laurent Joffrin travaille au maintien de l'ordre établi..."

Dans Libération du 9 décembre, Laurent Joffrin s’interroge sur «ce que pensent vraiment les militants de Tarnac». Pour répondre, il ne va pas chercher dans les textes où les inculpés de Tarnac ont exprimé eux-mêmes leur façon de voir. Il s’en tient à l’article que j’ai écrit pour son journal (Libération du 6 novembre), et à un livre,l’Insurrection qui vient, que j’ai édité à la Fabrique il y a trois ans. Il y aurait tout lieu de voir dans son article une attaque personnelle contre celui qu’il désigne comme un «théoricien d’une sombre radicalité». Je ne me reconnais pas dans l’un ou l’autre de ces trois mots, mais je ne répondrai pas sur ce plan-là. À dire vrai, je n’aurais pas répondu du tout si son article n’avait pas concentré quelques-unes des opérations intellectuelles qui servent depuis longtemps au maintien de l’ordre.
Gandhi, à qui l’on demandait ce qu’il pensait de la civilisation occidentale, répondit : «C’était une bonne idée.» On pourrait faire le même éloge ironique de toutes les valeurs dont Joffrin prend la défense : libertés publiques, droits de l’homme, État de droit, démocratie — qui pourrait être contre ? Ce que nous disons — j’emploie le «nous» non comme pluriel de majesté mais parce que je ne suis pas seul à le dire — c’est que ces belles notions ne correspondent aujourd’hui à aucune réalité : des mots usés dont la signification s’est effacée à force de servir de masques de vertu à des pratiques de gouvernement qui les démentent point par point.
Il faut, nous dit Joffrin, défendre l’État de droit, c’est-à-dire, par exemple, charger la police et la justice, de plus en plus indistinctes dans leur rôle, de «sécuriser» les zones de non droit, vaste territoire d’où émergent la jungle de Villiers-le-Bel, la dalle d’Argenteuil ou la cité des 4000 à la Courneuve. Mais ce que l’affaire de Tarnac a rendu évident, c’est que l’appareil d’État tout entier est devenu une zone de non droit où, par exemple, le ministère de l’Intérieur peut mobiliser les services de l’antiterrorisme pour créer, quand les circonstances l’exigent, un ennemi intérieur sur mesure. Dans ce système, les seuls à avoir des droits, et même tous les droits, sont les séides de l’oligarchie régnante et ceux qui leur ressemblent. Les autres ont comme droits d’être sur écoute, fichés, chassés au faciès, fouillés à corps. Ils ont en outre le droit imprescriptible à la comparution immédiate s’ils ont manifesté trop clairement leur mécontentement. C’est précisément au nom de la défense de l’État de droit que le droit est sans cesse bafoué.
Cet État, on y applique selon Joffrin les règles de la démocratie, emblème auquel on ne saurait toucher sans être suspect de penchants totalitaires. Pourtant, personne ne pense sérieusement que le peuple se gouverne lui-même, ce qui est malgré tout le sens du mot : au contraire, toute irruption populaire qui vient compromettre pour un temps le monopole des gestionnaires éveille parmi eux une constante terreur et, le moment venu, une juste répression exercée du reste au nom du peuple français. Pour mesurer à quel point le mot de démocratie est vide de sens, il suffit de prononcer à haute voix l’expression «représentants du peuple» et de comptabiliser les rires.
Restent les libertés publiques, vis-à-vis desquelles le rire n’est pas de mise. Si elles existaient, elles seraient communes à tout le monde, ce qui est le sens du mot «public». Dans la réalité, les libertés sont aussi également réparties que les places, les richesses et le pouvoir. Les millions de femmes et d’hommes qui travaillent pour des salaires de misère ont l’entière liberté de résilier leur contrat si leur condition leur semble intolérable. Les millions de chômeurs ont la liberté tout aussi entière de refuser les humiliations subies dans les locaux des pôles emplois et de ne plus toucher le RSA. Les sans-papiers sont libres, eux aussi, de quitter volontairement le territoire où ils n’ont pas «vocation» à séjourner. Dans les fourgons cellulaires, celui qui voyage couché sur le plancher et menotté dans le dos a toute liberté pour expliquer à ceux qui sont assis sur lui le sens de l’expression «droits de l’homme». La liste est longue des libertés accordées aux pauvres, aux précaires, aux Noirs, aux Arabes, aux Roms. Et s’ils ne sont pas contents, toutes sortes de moyens sont prévus pour leur faire payer leur ingratitude.
Laurent Joffrin travaille au maintien de l’ordre établi en convoquant ce «vieux fonds humaniste-démocratique» (ce sont mes termes, qu’il me reproche et que je maintiens) qui a tant servi, et depuis si longtemps. Il prétend avoir «maintes fois défendu ces derniers mois» les inculpés de Tarnac contre «les dérapages judiciaires et policiers du régime». Il a sans doute oublié le numéro de Libération du 12 novembre 2008, le gros titre «L’ultragauche déraille» et l’éditorial qui reprenait sans état d’âme la version de la police : une caution de gauche au lâchage des chiens, caution qui a hérissé une bonne partie de sa propre rédaction. Son dernier article tombe au moment où les dix de Tarnac s’exposent en décidant de ne plus se prêter à la comédie du contrôle judiciaire. Laurent Joffrin n’est nullement un idiot, utile ou pas. Mais il ne doit pas être facile d’être ce qu’il est et en même temps le directeur d’un journal qui s’appelait, il y a très longtemps, la Cause du peuple.
Éric Hazan, éditeur
Idiot utile et demi
Deux mots très brefs et démocratiques, si l’on me permet, à propos du «Rebonds» de Laurent Joffrin évoquant la défense, par Éric Hazan, de ces militants de Tarnac que la police et la justice antiterroristes harcèlent avec constance, et en lequel le directeur de Libération reprochait à l’éditeur de l’Insurrection qui vient de l’avoir manipulé à la façon d’un «idiot utile», dans les années 30, à la défense de l’URSS.
Treize mois après le «déraillage» dont «l’ultragauche» fut accusée, et tandis que son instruction démontre son inanité, c’est ce moment que choisit Joffrin pour réifier un fantasme en déshérence en avançant que les thèses des Tarnaciens «reproduisent peu ou prou celles des années 70, en Italie […] qui ont mené aux errements sanglants des années de plomb». L’accusation est si grave et la comparaison si extravagante qu’elles ne devraient faire que sourire, mais la vérité de Joffrin est ailleurs.
Pour caricaturer une «ultragauche» mal perçue et mal définie, il touille tout à la fois «le mépris du travail» (celui des autonomes libertaires, ou de Paul Lafarge dans son Éloge de la paresse ?) et «l’apologie d’une austérité forcée» (celle des saint-simoniens du XIXe siècle, ou des actuels «décroissants» ?). En agitant ce leurre, il nous dit et redit qu’à ses yeux, toute politique qui se proclame aujourd’hui à gauche du PS est génétiquement antidémocratique. Il est dommageable que cette proposition s’énonce au détriment, sinon au mépris, des droits démocratiques des examinés de Tarnac.
Pierre Marcelle, journaliste à Libération
Pour clore la discussion
1) Sous ma direction, Libération a défendu les accusés de Tarnac et continuera à le faire.
2) Je maintiens que la République et les libertés publiques sont des conquêtes historiques du peuple pour lesquelles il a versé beaucoup de sang et qu’elles sont un point d’appui pour lui dans les luttes sociales, comme le savent les syndicats ouvriers.
3) J’ajoute que les atteintes à la liberté doivent être dénoncées sans faiblesse au nom du principe démocratique, mais que cette dénonciation perd toute force si l’on tient, comme Éric Hazan, ce principe pour une simple illusion.
4) La Cause du peuple se référait à la révolution culturelle chinoise, dont on sait aujourd’hui qu’elle fut une des grandes catastrophes humaines et politique produites par le communisme. C’est un fait que Libération a changé sur ce point. Fort heureusement.
Laurent Joffrin, directeur de Libération
Libération, 22 décembre 2009.