Kadhafi et la gauche
L’Agence vénézuélienne d’information (AVN), le ministre des Affaires étrangères chaviste Nicolas Maduro et Castro soutiennent Kadhafi : que vont faire leurs partisans «anticapitalistes» et altermondialistes en France ?
Chavez et Castro font partie depuis toujours des courants qui défendent un «anti-impérialisme réactionnaire». Cette notion, peu comprise et peu répandue à gauche et à l’extrême-gauche [Cet anti-impérialisme de pacotille, à sens unique, épingle toujours plus fréquemment les interventions américaines ou «américano-sionistes» que les interventions de l’armée française en dehors de l’Hexagone (mais cela s’applique aussi à quantité d’autres pays où les gauchistes sont beaucoup plus prompts à dénoncer les classes dominantes «étrangères» que leur propre classe dominante). Cette idéologie est très répandue dans les rangs altermondialistes et dans ceux de l’extrême-gauche. Elle se dévoile donc rarement, tant son pouvoir d’intoxication est puissant et ses discours pseudo «socialistes» et «révolutionnaires» sont mystificateurs. À ce sujet on lira les deux articles traduits sur ce site et les nombreux textes présentés sur le site Bataille socialiste.] trouve une formidable et sinistre vérification avec les positions adoptées par l’Agencia venezolana de noticias [L’AVN a pris la succession de l’Agencia bolivariana de noticias considérée comme une source fiable par toute l’extrême gauche et la gauche castristes et chavistes.] et Fidel Castro face à la situation lybienne.
La morgue de l’hôpital al-Jala à Benghazi
De même que la rhétorique des gouvernements israéliens dits «sionistes» prétendant être depuis des décennies «la seule démocratie de la région» s’est effondrée comme un château de cartes devant les formidables mouvements sociaux qui ont renversé les régimes égyptien et tunisien, de même les médias castristes et chavistes, ainsi que le ministre des Affaires étrangères de Chavez viennent de se démasquer de façon éclatante en apportant leur soutien à Kadhafi et à ses forces de répression, au nom «de la paix et de l’unité nationale», évidemment dans le cas de Nicolas Maduro.
La crise en Lybie et les massacres perpétrés perpétués par le régime ont entraîné ces médias à prendre le parti du régime lybien, tant ils sont aveuglés par leur «anti-impérialisme réactionnaire».
C’est ainsi que selon l’Agencia venezolana de noticias, agence officielle du gouvernement Chavez, et les envoyés spéciaux de Telesur (chaîne chaviste présentée comme un modèle par la gauche internationale) le «peuple de Tripoli est sorti dans les rues pour soutenir le président Kadhafi après plusieurs jours de violence organisés par l’opposition»…
Face à une telle veulerie, une telle crapulerie, tout commentaire est superflu. Même si on ne peut que sourire en apprenant que les journalistes de Telesur ont passé 5 heures en garde à vue à leur arrivée : les pauvres lèche-cul, non seulement ils viennent soutenir la répression du régime mais en plus celui-ci ne comprend pas leurs bonnes intentions «révolutionnaires» et «socialistes»…
Quant à Granma le journal officiel du Parti «communiste» cubain et du régime il est convaincu que «le plan de l’OTAN est d’occuper la Lybie».
Fidel Castro considère Kadhafi comme un «révolutionnaire» qui s’est inspiré des idées de Nasser. Donc, selon lui, il ne faut surtout pas dénoncer la répression du régime contre son peuple, nous explique Fidel, mais en revanche dénoncer «le crime que l’OTAN se prépare à commettre contre le peuple lybien».
Et les articles parus dans Granma ne nous parlent que des manifestations de soutien à Kadhafi et nient l’usage d’armes à feu contre les manifestants : ceux qui lisent l’espagnol pourront le vérifier dans les éditions de Granma organe du Parti «communiste» cubain du 24 et du 25 février.
Si effectivement une nouvelle invasion de l’OTAN se préparait on devrait la condamner, mais est-ce la priorité actuelle ? Et devrait-on pour autant d’ailleurs soutenir Kadhafi ?
Voilà un beau sujet de réflexion pour des médias «critiques» comme Le Monde diplomatique et Acrimed qui se font toujours un honneur de dénoncer la désinformation bien réelle mise par en place par «l’impérialisme américain» mais sont nettement plus silencieux face à d’autres formes de désinformation stalinienne, néo-stalinienne ou nationaliste.
Trouveront-ils le courage de dénoncer la désinformation qu’organisent Castro et Chavez en soutenant Kadhafi ? Seront-ils surtout capables d’en comprendre les raisons ? Ou feront-ils comme les maoïstes occidentaux qui justifièrent tous les tournants de la politique étrangère du Parti communiste chinois avant de disparaître ?
On peut en douter…
Yves Coleman - Ni patrie ni frontières , 25 février 2011.
Post-scriptum du mercredi 1er mars
Chavez/Kadhafi : les véritables raisons de leur complicité
Une petite enquête sur Internet à propos des relations commerciales entre la Lybie et le Venezuela explique mieux les relations politiques complaisantes de ces régimes pseudo-socialistes et pseudo-anti-impérialistes. En effet Chavez s’est rendu à six reprises en Lybie depuis 2001 et a signé huit accords commerciaux [Et encore on ne connaît qu’une partie des accords, ceux qui ont été rendus publics, notamment ceux qui ont été approuvés par le Parlement vénézuélien en décembre 2010.] concernant le pétrole, l’agriculture, l’éducation, la science et le tourisme. Chavez a rencontré très récemment (le 23 octobre 2010) Kadhafi : son objectif était de renforcer «les liens économiques et commerciaux» entre les deux pays :
— En créant notamment une «liaison aérienne directe» entre Caracas et Tripoli, et aussi entre Tripoli et l’île de Margarita ;
— Une commission mixte devait se rencontrer tous les deux ans pour vérifier la progression de ces accords ;
— Il était envisagé de créer un Fonds binational pour développer ensemble des projets productifs, fonds de mille milliards de dollars à parts égales ;
— Une représentation de Telesur (chaîne chaviste) allait être installée en Lybie ;
— Des accords de coopération énergétique avaient été signés pour exploiter ensemble le pétrole et le gaz en matière d’infrastructures, de triangulation d’exportations, d’entreprises, mixtes ;
— Il avait été décidé de créer plusieurs exploitations agricoles, occupant en tout 75'000 hectares, pour l’élevage, la production de lait, la culture du maïs, et le développement du tourisme écologique à Hato Pinero ;
— Des bourses d’études en Lybie devaient être attribuées par la Fondation Gran Mariscal de Ayacucho en faveur de 50 étudiants vénézuéliens.
Le tout parce que Chavez considérait que Kadhafi avait instauré une «forme particulière de socialisme» dans ce pays.
De même que l’UMP Patrick Ollier jugeait que Kadhafi avait compris la démocratie après avoir lu un livre de Montesquieu qu’il lui avait offert, de même que Sarkozy prétendait que Kadhafi s’était converti aux droits de l’Homme, Chavez voyait en Kadhadi un frère en «socialisme».
La logique des chefs d’État (qu’ils se disent «socialistes» ou défendent la «démocratie» capitaliste) est la même : puisque vis-à-vis de leurs peuples, ils ne peuvent seulement invoquer les intérêts économiques des capitalistes privés ou des entreprises publiques, il faut qu’ils peignent leurs démarches diplomatiques d’un vernis «socialiste» ou «démocratique», selon leur orientation politique.
Et Kadhafi, bien sûr, a renvoyé l’ascenseur à Chavez, puisque lors de son voyage en octobre 2010 en Libye le colonel vénézuélien a reçu le doctorat Honoris Causa en Sciences de l’économie humaniste, en récompense de son travail en faveur d’une «véritable égalité économique et sociale à travers la révolution bolivarienne».
Ce qui est étonnant ce n’est pas le cynisme de chefs d’État comme Chavez, mais la naïveté des militants de gauche et d’extrême gauche qui les soutiennent.
Yves Coleman - Ni patrie ni frontières , 1er mars.
Pour Chávez, Kadhafi est «un leader des peuples d’Afrique et de l’Amérique latine»
Chavez décorant Kadhafi et lui offrant la réplique de l’épée de Simón Bolivar (28 septembre 2009) :
«Camarade président, Mouammar Kadhafi, ceci est la réplique de l’épée qui a réveillé l’Amérique latine il y a 200 ans. Les peuples l’ont offert à Bolivar (…) Je te la donne à toi, soldat révolutionnaire, leader du peuple libyen (…), des peuples d’Afrique et également des peuples d’Amérique latine et de la Caraïbe.» — Hugo Chávez, le 28/09/2009.
Article paru dans un site Internet de soutien au régime de Chávez (Aporrea.org) :
«Cette épée est vivante et avance à travers l’Amérique latine d’aujourd’hui», a déclaré le président de la République bolivarienne du Venezuela, Hugo Chávez Frías, en donnant à son homologue libyen, Mouammar Kadhafi, une réplique de l’épée de Simón Bolivar et l’Ordre du Libérateur pour sa première visite dans le pays.
«Au nom de notre peuple et de la Révolution bolivarienne, je te la donne à toi, soldat révolutionnaire, leader du peuple libyen, de la Révolution Libyenne, leader des peuples d’Afrique et également pour les peuples d’Amérique latine et de la Caraïbe» a déclaré M. Chávez dans une retransmission nationale radio-télévisée.
Le colonel Kadhafi se trouve dans l’île de Margarita, État de Nueva Esparta, après le IIe Sommet Afrique-Amérique du Sud, dans le cadre de sa première visite officielle au Venezuela.
Pour sa part, le leader libyen a remis au Président vénézuélien un jeu de décorations protectrices, faites à la main, qui ont été utilisés par les cavaliers arabes de la Jamahiriya, ou la lutte arabe.
«En votre honneur…», a déclaré le dirigeant libyen, en expliquant que ces accessoires sont très symboliques car ils représentent les costumes que portaient les cavaliers et leurs chevaux lors de la lutte de la guérilla libyenne contre l’invasion italienne.
Après la cérémonie de remise de la plus haute décoration du Venezuela, les deux dirigeants ont signé la Déclaration commune entre la Libye et le Venezuela, dans leur lutte commune pour construire un monde multipolaire, dans la voie socialiste.
Voir aussi Anti-impérialisme : Chavez et Kadhafi s’honorent
Les derniers soutiens de Kadhafi…
Pour la chaîne «bolivarienne» Telesur, le peuple libyen soutient Kadhafi et tout le reste n’est que désinformation… À preuve cette information sur le reportage de l’envoyé spécial de la chaîne à Tripoli :
Telesur dévoile une campagne de désinformation sur la situation politique en Libye
Caracas, 23 février ABN. – L’équipe de journalistes de Telesur est entrée en Libye ce mercredi pour rendre compte de la situation politique que vit le pays africain, sur lequel des médias internationaux ont diffusé des informations qui présentent des scènes de «guerre civile».
Le journaliste de Telesur, Jordán Rodríguez, a informé ce mercredi depuis Tripoli que le peuple de cette capitale est sorti dans les rues pour soutenir le gouvernement du président Mouammar Kadhafi, après plusieurs jours de violentes manifestations menées par l’opposition qui ont laissé un bilan officieux entre 300 et 400 morts.
«Il y a seulement deux minutes je me trouvais sur la Place Verte, dans le centre de la capitale, où il y a une grande manifestation de soutien au président Mouammar Kadhafi. Les gens arrivent avec des drapeaux et des pancartes», a rapporté Rodríguez, qui a constaté une situation de calme dans ce pays tout en indiquant qu’«il y a énormément de tension et de désinformation».
Quant aux foyers de violence, le journaliste a indiqué que, selon des sources officielles, ils ont été générés parce que des militants de l’opposition ont essayé de prendre des bases militaires et des bâtiments du gouvernement, ce qui a provoqué une réponse des Forces Armées de ce pays.
«Le chiffre (de décédés) n’a été confirmé par aucune source officielle», a-t-il signalé.
Il a souligné qu’à son arrivée à Tripoli il a pu observer que «beaucoup de commerces étaient fermés à cause de la situation des six derniers jours» mais qui «maintenant c’est calme».
Il a indiqué qu’il n’a pas vu présence militaire excessive dans les rues de cette capitale africaine mais un renforcement de la protection des bâtiments gouvernementaux.
Après avoir recueilli les témoignages de plusieurs personnes, Rodríguez a pu confirmer la fausseté des informations «données par des agences internationales sur le bombardement de la ville de Tripoli par de grands avions militaires et le massacre qu’on a voulu faire voir au niveau international».
Cependant, le journaliste a indiqué que la communication a été rendue difficile et que quelques médias ont maintenu le silence sur ce qu’il se produit dans ce pays.
D’autre part, il a déclaré que quelques chefs tribaux de la Libye «pourraient être en train discuter avec des représentants du Gouvernement, pour qu’il puisse être permis de rétablir la normalité».
Rodríguez a souligné que certains citoyens se demandent pourquoi les Nations Unies et la Ligue Arabe, en plus d’autres organisations internationales, ne se sont pas prononcées contre les protestations en Tunisie et en Égypte, comme actuellement elles le font contre la Libye.
L’équipe de Telesur a été arrêtée pendant cinq heures en Libye par les autorités de ce pays, qui pour des raisons de sécurité ont vérifié les motifs de la visite des journalistes de la télévision.
Le travail de Rodríguez a été manipulé par des médias au Venezuela comme le portail Noticias24, pour montrer que l’information fournie par le journaliste depuis Tripoli prétend nier le conflit politique que vit le pays arabe.
Pour l’instant Chávez n’a rien dit officiellement sur la situation en Libye.
Ce n’est pas le cas de Castro (Fidel), qui, dans le quotidien Granma, continue de délivrer ses analyses sur la situation internationale et voit dans ce qui se passe en ce moment un «plan de l’OTAN pour occuper la Libye», tandis qu’Ortega du Nicaragua exprime ouvertement son soutien au tyran de Tripoli et affirme même lui avoir téléphoné pour le lui dire. Mais beaucoup de médias et de sites Internet en langue espagnole s’alignent sur la thèse de la conspiration et relaient les «informations» de Telesur favorables au régime de Kadhafi.
La sénilité politique assaisonnée des effluves d’un stalinisme ranci et de quelques vestiges rhétoriques d’un «anti-impérialisme» à la vue particulièrement basse ne peut que produire des aberrations et des monstruosités qui voient des complots partout et cherchent à justifier l’injustifiable.
Plus que jamais, reconstruire un projet d’émancipation suppose de tourner définitivement le dos à ces dangereux crétins et à leurs éternels épigones, leurs dévots, ici et partout, et d’emprunter, aussi résolument que radicalement, d’autres voies, avec d’autres contenus, en commençant à ne pas se donner de «guides» ou de leaders : ni de césars ni de tribuns.
Les peuples qui se soulèvent aujourd’hui contre les tyrannies n’ont qu’une chose à faire : définir eux-mêmes en les constituant les formes propres par lesquelles ils souhaitent s’autogouverner.
Polemica cubana, 25 février.
La Libye met mal à l'aise la gauche latino-américaine
Le soulèvement contre Kadhafi, allié politique et économique du bloc de gauche, déboussole certains gouvernements «révolutionnaires».
Stupéfiant et inquiétant parallélisme. Alors que de nombreuses chancelleries européennes sont inquiètes à l'idée de voir le colonel Kadhafi, qui était il y a peu encore un «ami intime» (Silvio Berlusconi) ou tout du moins un partenaire économique vital (90% du pétrole libyen prenait le chemin de l'Europe), tomber sous la pression de son peuple, une autre peur s'empare des gouvernements de gauche «progressistes» d'Amérique du Sud : celle d'assister à la chute d'un… camarade révolutionnaire. Le premier cas de figure n'a au fond rien de très surprenant. L'Europe capitaliste préfère un partenaire fiable, même s'il fut longtemps en tête de liste des terroristes les plus infréquentables de la planète, même s'il fait aujourd'hui tirer sur son propre peuple. Le cynisme de la realpolitik.
Faiblesse idéologique
Le second cas de figure, lui, est plus intrigant. Que du Venezuela à la Bolivie en passant par Cuba, l'Équateur et le Nicaragua, certains pleurent la chute du «guide spirituel de la révolution» malgré le massacre du peuple libyen dont il se rend coupable, démontre une triste lecture de l'histoire en cours et un aveuglement dont la gauche a déjà été trop souvent coutumière au cours du siècle passé.
Derrière la façade discursive du «socialisme du XXIe siècle», se dessine malheureusement une autre réalité : l'absence d'une réelle boussole idéologique, de Caracas à La Paz. Comment le dictateur sanguinaire libyen peut-il être un «frère révolutionnaire» ? Son opposition à l'impérialisme américain justifie-t-elle donc toutes ses exactions ? Comment se tromper ainsi de révolution ?
Pour l'Argentin Pablo Stefanoni, directeur de l'édition bolivienne du Monde diplomatique, et auteur avec le politologue français Hervé do Alto de Nous serons des millions, Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie, la réponse est simple : «Le socialisme sud-américain a été pris par surprise par les événements, et s'est retrouvé sans ressources politiques ni idéologiques pour déchiffrer les clés de ce qui se passe dans le monde arabe.»
En Amérique latine, au Venezuela, à Cuba, en Équateur, en Bolivie ou au Nicaragua, Kadhafi est encore et toujours considéré comme un «combattant révolutionnaire», malgré sa volte-face historique et son idylle nouée avec l'Occident, de Washington à Rome en passant par Londres et Paris. Hugo Chavez ne l'a pas caché : pour comprendre la révolution en cours dans les pays arabes, il avait personnellement appelé il y a quelques semaines… Tripoli ! Quant au ministre des Affaires étrangères bolivien, David Choquehuanca, il avoue sa fascination pour le «Livre vert» du leader libyen, comme de nombreux autres dirigeants latino-américains.
«Soutenir les peuples»
Plus concrètement, le président nicaraguayen Daniel Ortega a ouvertement apporté son soutien au régime sanguinaire, estimant qu'il était victime d'un «lynchage médiatique afin de faire main basse sur ses richesses pétrolières». Une information, parmi d'autres, largement diffusée par Télésur, la chaîne d'information continentale basée à Caracas. Le journal cubain Granma, lui, a titré «Kadhafi dénonce un complot étranger contre la Libye». Aucune allusion à la sanglante répression. En Bolivie, Evo Morales s'est montré un peu plus prudent, appelant le colonel Kadhafi et le peuple libyen «à une résolution pacifique de la crise».
Heureusement, les gouvernements n'ont pas le monopole du socialisme latino-américain. Au Venezuela, le groupe Marea socialista (Marée socialiste, mouvance du Parti socialiste d'Hugo Chávez) appelle à la victoire du peuple libyen. Et dénonce «l'horreur dont sont capables les dictateurs, soumis ou non à l'impérialisme». Les militants vénézuéliens estiment que les événements démontrent qu'il s'agit «d'un soulèvement populaire qui fait partie du tremblement de terre démocratique qui secoue le monde arabe, de la lutte pour la liberté et la démocratie». Une lutte «qui ouvre la porte à la révolution mondiale contre le capitalisme et ses régimes d'oppression et de misère».
«La gauche, estime Pablo Stefanoni, doit soutenir les peuples, les luttes démocratiques et les aspirations à la liberté, et ne pas s'acoquiner avec des dictateurs pathétiques et corrompus sur la base de considérations purement géostratégiques.» Hervé do Alto abonde dans le même sens : «Aujourd'hui, le danger pour la gauche latino-américaine est de plaquer sa propre réalité — la lutte quotidienne contre l'impérialisme — sur celle d'autres continents. Par exemple, on peut voir dans l'instabilité politique en Libye un risque de démembrement similaire à celui que font planer les oppositions de Santa Cruz en Bolivie. Or, confondre la lutte anti-impérialiste et la lutte à mort des élites liées aux dictatures serait un recul majeur.»
Plus fondamentalement, «tant que la gauche déprécie la question du respect des droits de l'homme, considère que la realpolitik justifie tout, et qu'elle confond l'anti-impérialisme avec les intérêts bureaucratiques, il n'y a rien à attendre d'elle», tranche-t-il.
Mais si l'Europe capitaliste peut se permettre de mener des relations avec des partenaires douteux, pourquoi les pays d'Amérique latine devraient renoncer, eux, à cette realpolitik ? «Tout d'abord, répond Hervé do Alto, toutes les dictatures ne massacrent pas leur peuple comme le fait actuellement le régime de Kadhafi. C'est donc un critère déterminant, si l'on considère que ces gouvernements ont justement l'ambition de développer une “diplomatie des peuples”.»
«Ensuite, ajoute le politologue, c'est une chose d'entretenir des relations commerciales avec des régimes autoritaires, mais c'en est une autre de développer une solidarité politique à leur égard en confondant leur anti-impérialisme (qui n'est d'ailleurs en réalité souvent qu'une opposition aux USA) avec leur caractère progressiste.»
Partenaire mais pas «camarade»
Dès lors, oui, la Bolivie garde absolument le droit de commercer avec la République islamique d'Iran. «Mais personne n'oblige Evo Morales à lever le bras d'Ahmadinejad en l'appelant “camarade”. Il faut savoir que ce régime mène une répression à l'encontre des mouvements sociaux que même la Bolivie des gouvernements de droite a été très loin d'égaler», tempère Hervé do Alto.
S'aligner sur un Ahmadinejad ou un Kadhafi au prétexte qu'il est un partenaire stratégique reviendrait donc à renoncer au «nouvel ordre mondial» progressiste, socialiste proclamé. Et renoncer à toute action dirigée vers un changement social, notamment dans le champ des relations internationales.
Mais si les luttes en cours sont loin d'être pro-occidentales, elles ne sont pas non plus fondamentalement socialistes. Comment la gauche latino devrait-elle se situer dès lors ? «Karl Marx, qui ne perdait pas une occasion de critiquer la démocratie bourgeoise, considérait que cette démocratie formelle était un premier pas absolument nécessaire», répond Hervé do Alto. En d'autres termes, dans l'immédiat, le vent démocratique ouvre à nouveau (et enfin) la porte aux mouvements socialistes arabes, quarante ans après leur déroute.
La conclusion, elle, tombe de la plume de l'écrivain et militant uruguayen Raúl Zibechi : «Il faut regarder l'horreur en face. Parfois la gauche n'a pas voulu voir, pas voulu entendre, ni comprendre les douleurs des gens d'en bas, sacrifiés sur l'autel de la révolution. Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas cette fois-ci.» Dénoncer de manière totalement justifiée les menaces d'intervention en Libye par l'entremise de l'OTAN ou des États-Unis et les tentatives d'ingérence occidentales ne doit d'aucune manière éclipser ce vrai débat.
Bernard Perrin - Le Courrier, 28 février.