La dame en noir : Rencontre avec Annie Le Brun

Publié le par la Rédaction

 

 

Proche des surréalistes, grande lectrice de Sade et Jarry Annie Le Brun publie un nouvel essai littéraire.

 

À son poignet minuscule, Annie Le Brun porte désormais deux montres noires. Deux Swatch adolescentes usées, identiques sauf par la taille. La grande, cest celle du poète croate Radovan Ivsic, décédé à Noël dernier, avec qui elle vivait depuis plus de quarante ans. Quand le pire est arrivé, que reste-t-il ? LEcclésiaste dit que dun surcroît de lucidité découle un surcroît de malheur. On espère que ce nest pas exact, mais elle se gardera bien den parler. Lamour fou, le chagrin sans fond, autant de choses impartageables dans les pages des magazines, surtout pour un écrivain qui a si longtemps refusé dy apparaître.

 

D’André Breton à Guy Debord

 

Née en 1942 à Rennes, Annie Le Brun rencontre André Breton et côtoie les derniers surréalistes. À la demande de Jean-Jacques Pauvert, elle préfacera les œuvres complètes de Sade. Elle est lauteur détudes sur Jarry et Roussel, et dessais parmi lesquels : Du trop de réalité (2000).

 

Ne pas se laisser happer par le désastre, tel est pourtant aussi lenjeu du nouveau livre dAnnie Le Brun. Quand on a côtoyé les plus intenses happy few littéraires de son temps, dAndré Breton — elle avait alors 20 ans et, quelques années auparavant, Nadja avait enflammé à jamais son ennui provincial — jusquà Guy Debord, vers la fin des années 1980, et quil faut vivre cependant à lépoque des imposteurs sans réplique, des chaînes dinfo en continu et des sites de rencontres, la question ne sen pose que plus impérieusement : comment continuer ? Comment tenir dans une époque où «la menace véritable a déjà atteint lhomme dans son être», pour reprendre le fameux constat heideggérien ?

 

La plus grande exégète de Sade, la plus sauvage, la plus fine, a trop vu de naufragés de sa génération se rancir dans la déploration du monde tel quil meurt. Elle a appris à se défier de ces poses. La mise en coupe réglée des cerveaux par la marchandisation culturelle, lhyperérotisation factice de la société, tout cela, elle la déjà pointé dans des livres comme Du trop de réalité, paru en 2000. À lire Annie Le Brun aujourdhui, on acquiert le sentiment que, malgré le désert qui croît, tout demeure possible. Lamour qui reconfigure tout, la liberté contagieuse de celui qui na que son refus à opposer à la défiguration du monde. Tout est fini et pourtant tout commence à chaque instant.

 

Où sont les véritables réfractaires aujourdhui ? Pas davantage chez les théoriciens dextrême-gauche quils ne sy trouvaient avant-hier, aux yeux dAnnie Le Brun. Les maos et autres groupuscules la révulsaient dans les années 1970. Même lInternationale situationniste lui semblait finalement assez peu attirante. «Jamais la “haine de la poésie” comme déni de la singularité sensible naura eu la part aussi belle quau cours de ces années-là.» Sans parler du rôle misérable qui y était dévolu aux femmes — un symptôme «tellement énorme, tellement ridicule», explique celle qui fut pourtant la bête noire des féministes après la parution au Sagittaire, en 1977, dun pamphlet retentissant : Lâchez tout.

 

On laura compris, Annie Le Brun ne fait rien pour entretenir le culte vintage des «années rouges» au sein des jeunes générations. La récente lecture de lInsurrection qui vient la dailleurs laissée très sceptique. «La partie critique est intéressante, admet-elle. Les solutions quils prônent sont en revanche atterrantes. Au fond, ce sont des scouts.» Comme frères darmes, elle ne se reconnaît guère aujourdhui que la petite galaxie de lEncyclopédie des Nuisances, où opèrent entre autres Jaime Semprun, René Riesel et Jean-Marc Mandosio, et qui tente darticuler une critique sociale antiprogressiste à la suite dOrwell ou de Günther Anders.

 

Un appel au sursaut

 

Dans son nouvel essai, Annie Le Brun se demande notamment si, depuis le XXe siècle, artistes et penseurs nauront pas été célébrés, toutes tendances confondues, en proportion directe de leur «impuissance à penser le corps et le monde sensible». Contre Hegel, Heidegger ou Sartre, elle sappuie souvent ici sur certains vaincus de lhistoire officielle des idées : Fourier, dont le Nouveau Monde amoureux sera si longtemps occulté, les frères Schlegel ou un pionnier de la pensée sauvage comme Michel Leiris. Tous ceux qui auront donné les moyens daffronter les ténèbres extérieures et intérieures en plaçant au-dessus de tout le mythe et la poésie — pas celle qui saffiche dans le métro, celle qui «permet à qui étouffait de respirer», comme lécrivait Henri Michaux.

 

Contre la liquidation programmée de la singularité, de lamour et de léperdu, Annie Le Brun appelle chacun au sursaut. Tout le monde sinquiète désormais de la déforestation et de la fonte des glaces. Lintense brindille en noir veut croire quun jour ils seront aussi nombreux, ceux qui se préoccupent du massacre de la vie intérieure. 

 

Aude Lancelin - Le Nouvel Observateur, 13 mai 2010.

 


Publié dans Expression

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