L'identité nationale en 1925 et 1985
«À bas la France !»
Guy Debord :
«Tout est faux dans la “question des immigrés”, exactement comme dans toute question ouvertement posée dans la société actuelle ; et pour les mêmes motifs : l’économie — c’est-à-dire l’illusion pseudo-économique — l’a apportée, et le spectacle l’a traitée …
» Faut-il donc les assimiler ou “respecter les diversités culturelles” ? Inepte faux choix. Nous ne pouvons plus assimiler personne : ni la jeunesse, ni les travailleurs français, ni même les provinciaux ou vieilles minorités ethniques (Corses, Bretons, etc.) car Paris, ville détruite, a perdu son rôle historique qui était de faire des Français. Qu’est-ce qu’un centralisme sans capitale ? …
» La diffusion du spectacle concentré ne peut uniformiser que des spectateurs …
» On se gargarise, en langage simplement publicitaire, de la riche expression de “diversités culturelles”. Quelles cultures ? Il n’y en a plus. Ni chrétienne ni musulmane ; ni socialiste ni scientiste. Ne parlez pas des absents. Il n’y a plus, à regarder un seul instant la vérité et l’évidence, que la dégradation spectaculaire-mondiale (américaine) de toute culture …
» Certains mettent en avant le critère de “parler français”. Risible. Les Français actuels le parlent-ils ? Est-ce du français que parlent les analphabètes d’aujourd’hui, ou Fabius (“Bonjour les dégâts !”) ou Françoise Castro (“Ça t’habite ou ça t’effleure ?”), ou B.-H. Lévy ? Ne va-t-on pas clairement, même s’il n’y avait aucun immigré, vers la perte de tout langage articulé et de tout raisonnement ? …
» Ici, nous ne sommes plus rien : des colonisés qui n’ont pas su se révolter, les béni-oui-oui de l’aliénation spectaculaire. Quelle prétention, envisageant la proliférante présence des immigrés de toutes couleurs, retrouvons-nous tout à coup en France, comme si l’on nous volait quelque chose qui serait encore à nous ? Et quoi donc ? Que croyons-nous, ou plutôt que faisons-nous encore semblant de croire ? C’est une fierté pour leurs rares jours de fête, quand les purs esclaves s’indignent que des métèques menacent leur indépendance ! …
» Et tous collaborent pour considérer cette question comme si elle était la plus brûlante, presque la seule, parmi tous les effrayants problèmes qu’une société ne surmontera pas. Le ghetto du nouvel apartheid spectaculaire, il est déjà là, dans la France actuelle : l’immense majorité de la population y est enfermée et abrutie …
» Il vivra des gens sur la surface de la Terre, et ici même, quand la France aura disparu. Le mélange ethnique qui dominera est imprévisible, comme leurs cultures, leurs langues mêmes. On peut affirmer que la question centrale, profondément qualitative, sera celle-ci : ces peuples futurs auront-ils dominé, par une pratique émancipée, la technique présente, qui est globalement celle du simulacre et de la dépossession ? Ou, au contraire, seront-ils dominés par elle d’une manière encore plus hiérarchique et esclavagiste qu’aujourd’hui ? Il faut envisager le pire, et combattre pour le meilleur. La France est assurément regrettable. Mais les regrets sont vains.»
Le 2 juillet 1925, un banquet en l’honneur de Saint-Pol-Roux deviendra le théâtre d’un épisode important de l’histoire du surréalisme, relaté par Maurice Nadeau :
«Au cours du banquet, Rachilde se laisse aller à dire, répétant les termes d’une interview donnée précédemment, et assez fort pour que toute l’assemblée l’entendît, “qu’une Française ne peut pas épouser un Allemand”. Or, les surréalistes étaient à ce moment fort amoureux de l’Allemagne ; d’abord parce que ce pays représentait pour les bourgeois français l’ennemi héréditaire incomplètement vaincu que les chaînes du traité de Versailles n’empêchaient pas de vouloir se relever, le mauvais payeur des Réparations que Poincaré avait exaspéré en occupant la Ruhr, ensuite parce qu’il était, selon Desnos, de ces forces à l’Orient qu’on appelait à détruire la civilisation occidentale, enfin parce que, comme l’avait dit Aragon : “Nous sommes ceux-là qui donneront toujours la main à l’ennemi.” À la suite de la déclaration de Rachilde, André Breton se lève, très digne, et fait remarquer à Mme Rachilde que le propos qu’elle tient est injurieux pour son ami Max Ernst, justement invité à ce banquet.
» Soudain un fruit, lancé par on ne sait qui, vola dans les airs et vint s’écraser sur la personne d’un officiel, tandis que des cris : “Vive l’Allemagne !” étaient vociférés. Le tumulte devient bientôt général et tourne à la bagarre. Philippe Soupault suspendu au lustre dont il se sert comme d’une balançoire, renverse du pied plats et bouteilles sur les tables. Au dehors, les badauds s’attroupent. Les coups tombent de droite et de gauche. Rachilde prétendra plus tard qu’elle fut frappée d’un coup de pied au ventre par un grand escogriffe à l’accent tudesque (elle voulait naturellement désigner Max Ernst lui-même) …
» L’occasion est trop bonne de réduire à néant ces “provocateurs surréalistes”. Et comme on n’en peut venir à bout, on a recours aux défenseurs naturels de la poésie bafouée : les policiers, à qui on désigne ceux qu’il faut passer à tabac. Tandis qu’on entend les cris : “Vive l’Allemagne ! Vive la Chine ! Vive les Riffains !”, Michel Leiris, ouvrant une fenêtre qui donne sur le boulevard, crie à pleins poumons : “À bas la France !” Invité par la foule à venir s’expliquer, il ne s’en fait pas faute : la bagarre continue sur le boulevard du Montparnasse. Leiris continuant à défier la police et la foule, manque d’être lynché. Emmené au commissariat, il y est copieusement rossé. Le scandale fut énorme. Les journaux, avec ensemble, crièrent haro ! sur les surréalistes …
» Les surréalistes ne s’en tinrent pas là. Ils publiaient en même temps la “Lettre ouverte à Paul Claudel, ambassadeur de France”. Son Excellence, en effet, dans une interview à Comœdia, n’avait rien trouvé de mieux que de traiter l’activité surréaliste de “pédérastique”, ajoutant, détail inattendu dans ce débat, qu’il avait bien mérité de la patrie pour avoir, durant la guerre, permis la vente par l’Amérique de “grosses quantités de lard” à la France en guerre. La réponse fut virulente : “… Nous saisissons cette occasion pour nous désolidariser publiquement de tout ce qui est français en paroles et en actions. Nous déclarons trouver la trahison et tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, peut nuire à la sûreté de l’État plus conciliables avec la poésie que la vente de «grosses quantités de lard» pour le compte d’une nation de porcs et de chiens…”»
Le ministre de l’immigration, de l’intégration et de l’identité nationale vient d’annoncer l’ouverture d’un «grand débat sur les valeurs de l’identité nationale» qui «devra permettre de valoriser l’apport de l’immigration à l’identité nationale, et de proposer des actions permettant de mieux faire partager les valeurs de l’identité nationale à chaque étape du parcours d’intégration». Le sujet étant de retour sur le devant de la scène politique et médiatique, nous publions deux extraits de textes qui nous semblent constituer des pièces importantes à verser au dossier. D’abord, des notes rédigées par Guy Debord en 1985 sur «la question des immigrés». Ensuite un épisode de l’histoire du surréalisme relaté par Maurice Nadeau.
Guy Debord :
«Tout est faux dans la “question des immigrés”, exactement comme dans toute question ouvertement posée dans la société actuelle ; et pour les mêmes motifs : l’économie — c’est-à-dire l’illusion pseudo-économique — l’a apportée, et le spectacle l’a traitée …
» Faut-il donc les assimiler ou “respecter les diversités culturelles” ? Inepte faux choix. Nous ne pouvons plus assimiler personne : ni la jeunesse, ni les travailleurs français, ni même les provinciaux ou vieilles minorités ethniques (Corses, Bretons, etc.) car Paris, ville détruite, a perdu son rôle historique qui était de faire des Français. Qu’est-ce qu’un centralisme sans capitale ? …
» La diffusion du spectacle concentré ne peut uniformiser que des spectateurs …
» On se gargarise, en langage simplement publicitaire, de la riche expression de “diversités culturelles”. Quelles cultures ? Il n’y en a plus. Ni chrétienne ni musulmane ; ni socialiste ni scientiste. Ne parlez pas des absents. Il n’y a plus, à regarder un seul instant la vérité et l’évidence, que la dégradation spectaculaire-mondiale (américaine) de toute culture …
» Certains mettent en avant le critère de “parler français”. Risible. Les Français actuels le parlent-ils ? Est-ce du français que parlent les analphabètes d’aujourd’hui, ou Fabius (“Bonjour les dégâts !”) ou Françoise Castro (“Ça t’habite ou ça t’effleure ?”), ou B.-H. Lévy ? Ne va-t-on pas clairement, même s’il n’y avait aucun immigré, vers la perte de tout langage articulé et de tout raisonnement ? …
» Ici, nous ne sommes plus rien : des colonisés qui n’ont pas su se révolter, les béni-oui-oui de l’aliénation spectaculaire. Quelle prétention, envisageant la proliférante présence des immigrés de toutes couleurs, retrouvons-nous tout à coup en France, comme si l’on nous volait quelque chose qui serait encore à nous ? Et quoi donc ? Que croyons-nous, ou plutôt que faisons-nous encore semblant de croire ? C’est une fierté pour leurs rares jours de fête, quand les purs esclaves s’indignent que des métèques menacent leur indépendance ! …
» Et tous collaborent pour considérer cette question comme si elle était la plus brûlante, presque la seule, parmi tous les effrayants problèmes qu’une société ne surmontera pas. Le ghetto du nouvel apartheid spectaculaire, il est déjà là, dans la France actuelle : l’immense majorité de la population y est enfermée et abrutie …
» Il vivra des gens sur la surface de la Terre, et ici même, quand la France aura disparu. Le mélange ethnique qui dominera est imprévisible, comme leurs cultures, leurs langues mêmes. On peut affirmer que la question centrale, profondément qualitative, sera celle-ci : ces peuples futurs auront-ils dominé, par une pratique émancipée, la technique présente, qui est globalement celle du simulacre et de la dépossession ? Ou, au contraire, seront-ils dominés par elle d’une manière encore plus hiérarchique et esclavagiste qu’aujourd’hui ? Il faut envisager le pire, et combattre pour le meilleur. La France est assurément regrettable. Mais les regrets sont vains.»
[Guy Debord, Notes sur la «question des immigrés»,
Œuvres, p. 1588]
Le 2 juillet 1925, un banquet en l’honneur de Saint-Pol-Roux deviendra le théâtre d’un épisode important de l’histoire du surréalisme, relaté par Maurice Nadeau :
«Au cours du banquet, Rachilde se laisse aller à dire, répétant les termes d’une interview donnée précédemment, et assez fort pour que toute l’assemblée l’entendît, “qu’une Française ne peut pas épouser un Allemand”. Or, les surréalistes étaient à ce moment fort amoureux de l’Allemagne ; d’abord parce que ce pays représentait pour les bourgeois français l’ennemi héréditaire incomplètement vaincu que les chaînes du traité de Versailles n’empêchaient pas de vouloir se relever, le mauvais payeur des Réparations que Poincaré avait exaspéré en occupant la Ruhr, ensuite parce qu’il était, selon Desnos, de ces forces à l’Orient qu’on appelait à détruire la civilisation occidentale, enfin parce que, comme l’avait dit Aragon : “Nous sommes ceux-là qui donneront toujours la main à l’ennemi.” À la suite de la déclaration de Rachilde, André Breton se lève, très digne, et fait remarquer à Mme Rachilde que le propos qu’elle tient est injurieux pour son ami Max Ernst, justement invité à ce banquet.
» Soudain un fruit, lancé par on ne sait qui, vola dans les airs et vint s’écraser sur la personne d’un officiel, tandis que des cris : “Vive l’Allemagne !” étaient vociférés. Le tumulte devient bientôt général et tourne à la bagarre. Philippe Soupault suspendu au lustre dont il se sert comme d’une balançoire, renverse du pied plats et bouteilles sur les tables. Au dehors, les badauds s’attroupent. Les coups tombent de droite et de gauche. Rachilde prétendra plus tard qu’elle fut frappée d’un coup de pied au ventre par un grand escogriffe à l’accent tudesque (elle voulait naturellement désigner Max Ernst lui-même) …
» L’occasion est trop bonne de réduire à néant ces “provocateurs surréalistes”. Et comme on n’en peut venir à bout, on a recours aux défenseurs naturels de la poésie bafouée : les policiers, à qui on désigne ceux qu’il faut passer à tabac. Tandis qu’on entend les cris : “Vive l’Allemagne ! Vive la Chine ! Vive les Riffains !”, Michel Leiris, ouvrant une fenêtre qui donne sur le boulevard, crie à pleins poumons : “À bas la France !” Invité par la foule à venir s’expliquer, il ne s’en fait pas faute : la bagarre continue sur le boulevard du Montparnasse. Leiris continuant à défier la police et la foule, manque d’être lynché. Emmené au commissariat, il y est copieusement rossé. Le scandale fut énorme. Les journaux, avec ensemble, crièrent haro ! sur les surréalistes …
» Les surréalistes ne s’en tinrent pas là. Ils publiaient en même temps la “Lettre ouverte à Paul Claudel, ambassadeur de France”. Son Excellence, en effet, dans une interview à Comœdia, n’avait rien trouvé de mieux que de traiter l’activité surréaliste de “pédérastique”, ajoutant, détail inattendu dans ce débat, qu’il avait bien mérité de la patrie pour avoir, durant la guerre, permis la vente par l’Amérique de “grosses quantités de lard” à la France en guerre. La réponse fut virulente : “… Nous saisissons cette occasion pour nous désolidariser publiquement de tout ce qui est français en paroles et en actions. Nous déclarons trouver la trahison et tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, peut nuire à la sûreté de l’État plus conciliables avec la poésie que la vente de «grosses quantités de lard» pour le compte d’une nation de porcs et de chiens…”»
[Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, p. 79-812]
Relectures, 27 octobre 2009.