L'été de toutes les abjections

Publié le par la Rédaction

 

Embouchant distinctement les thèses du Front national, le président Sarkozy a lié délinquance et immigration dans son discours sécuritaire du 30 juillet à Grenoble. Pour l’universitaire Hervé Le Crosnier, l’ensemble de la gauche est «complice par abstention» de la dérive en cours.

 

Les déclarations de Nicolas Sarkozy à Grenoble, renforcées par celles de Brice Hortefeux sur la gestion «sécuritaire» de la nationalité posent d’évidents problèmes de constitutionalité. Mais elles nous imposent de réfléchir vite. Sur au moins deux points : dabord reprendre le fil historique qui fait que la situation actuelle pue les années trente finissantes, juste avant labjection totale ; puis comprendre ce qui rend possible cette dérive, et notamment chercher dans les pratiques des oppositions les attitudes qui laissent ouvertes les portes dune telle situation. La «nationalité» est un accord conventionnel. Elle nexiste pas «naturellement». Un État colonisateur comme la France le sait bien, qui a découpé le monde par des frontières «nationales» en dehors de toute histoire commune ou de projet collectif. La France est un État lui-même construit par la mise sous tutelle des peuples de lintérieur de ses frontières (Bretons, Basques, Corses, Occitans…) au nom d’un projet «national» et «républicain». Être français est une convention qui a changé dans le temps, et qui changera encore (nous nous dirons peut-être européens dans un siècle ?). Cette convention assujettit les individus à la nation dont ils sont membres. Longtemps, la conscription militaire en a été le symbole. Une fois accordée, par la naissance (droit du sol), par la filiation (droit du sang) ou par la naturalisation, les droits et les devoirs sont les mêmes pour tou(te)s. Admettre la «double peine» dune condamnation pénale suivie dune déchéance de nationalité revient à dénigrer le fonctionnement global de la justice : les peines prononcées ne suffiraient-elles pas, ne seraient-elles pas «justes et équilibrées», que lautorité administrative puisse ajouter une forme darbitraire ?

 

Mais pire encore, il y aurait donc une antériorité à la situation conventionnelle de la nationalité ! Combien de temps, de générations sera-t-on considéré comme susceptible de se voir retirer la nationalité et placé en camp «de transit» ? Ceux qui nentendent pas les horreurs des années trente ont les oreilles bien bouchées : lexpression «quart de juif» ne leur dit donc rien ?

 

Les effets des discours de la clique au pouvoir ne peuvent se juger dans le court terme. Quand Marine Le Pen exprime sa satisfaction et y voit confirmation de ses thèses, il faut entendre le glissement collectif qui sopère. Les racistes du pouvoir, même après condamnation judiciaire comme pour Brice Hortefeux, préparent un avenir qui na rien de républicain, mais tout de lorganisation clanique du monde. Le soupçon va sinstaller, et au lieu de penser la nation comme un projet collectif, on va la définir comme une zone protégée, à limage de ces condominiums pour riches hérissés de barbelés et protégés par des gardes armés qui créent des taches de léopard sur toute la planète. 

 

Bien évidemment, la démarche nest pas spécifique à la France, malheureusement. De nombreux pays veulent décider arbitrairement de la nationalité. Cest «livoirité» dans la Côte dIvoire, cest le statut différent des Juifs et des «Arabes israéliens», cest le débat sur les Chicanos aux États-Unis, cest la question lombarde en Italie… Le monde globalisé va remplacer les affrontements géopolitiques par des formes «internalisées» dethnicisation et de hiérarchisation. On aurait pu croire cette logique abandonnée depuis le Siècle des Lumières. Lexemple de lAllemagne des années trente, pourtant un des pays les plus riches en philosophes, poètes, musiciens, penseurs … aurait pu nous éclairer sur le danger permanent de voir revenir la barbarie.

 

Mais je narrive pas à me résoudre à voir la France «des droits de lHomme», celle qui fait figure à la fois de paradis (notamment grâce à sa protection sociale) et de référence dans les capacités de révolte et de refus de larbitraire (la prise de la Bastille), sombrer à son tour dans la folie raciste. Avec toutes les conséquences sur la fin de «létat de droit», annonçant la montée des nouvelles guerres «asymétriques» contre les populations les plus démunies. Les signes sont pourtant clairs, depuis ladoption de l«État durgence» en novembre 2005, les rafles des gamins de sans-papiers à la sortie des écoles, laffaire de la «jungle» de Calais, et les rodomontades des ministres sur léquipe de foot…

 

Quest-ce qui rend une telle abjection possible, alors que nous savons pertinemment que chaque petite phrase ne fait que préparer la suivante, dans une spirale régressive sans fin ? Voici la seconde question, plus importante encore pour lavenir. Et surtout, voici la question qui se pose à toute personne éprise de justice, dégalité et de fraternité. Quavons-nous laissé faire ? Que laissons-nous faire encore ?

 

Les discours du pouvoir nous montrent nos faiblesses. En visant «Mai 68» comme source de la délinquance, des problèmes de lécole, de la relation entre parents et enfants, en accusant les citoyens épris de liberté, de débat démocratique, de générosité, ils nous disent en creux que nous avons laissé dilapider le potentiel libertaire issu de la dernière grande révolte française. En se situant sur cette crête idéologique et culturelle, ces discours évitent de poser la question des rapports de force proprement économiques qui conduisent plus de 10% de la population au chômage, qui réduisent les prestations sociales et de santé, qui marginalisent les quartiers pauvres par manque de budget de reconstruction et daménagement, par manque de personnes pour assurer le «service au public»… Car notre focalisation sur les changements «moraux», sur les questions «sociétales» a permis que sinstalle un modèle économique de domination qui nous conduit à la situation actuelle. Délinquance, insécurité dune part, autoritarisme et racisme de lautre sont les deux mamelles de la société néolibérale.

 

Lacceptation par le Parti socialiste de la globalisation néolibérale, jusquà voir deux de ses éminents dirigeants placés à la tête lun du Fonds monétaire internationale (FMI) et lautre de lOrganisation mondiale du commerce (OMC), les deux organismes les plus significatifs du nouvel ordre économique mondial, est certainement un virage fondamental dans cette courte trajectoire historique. Mais notre abandon de la construction dune véritable force sociale, culturelle et politique au nom du «cest toujours mieux que rien» est tout autant coupable.

 

Quand nous sommes conscients de lévolution terrible du monde, et que nous voyons notre propre univers politique écartelé, incapable de se réunir sur les fondamentaux ; quand nous voyons les dirigeants des particules dont le seul espoir bureaucratique est de franchir la barre des 5% parader accrochés à leurs «vérités» comme des berniques sur leur rocher pour résister à la marée ; quand nous assistons à la débandade des organisations du mouvement social incapables de comprendre lenjeu de la lutte contre le chômage, lorganisation des quartiers, la révolte des jeunes sans espoir … ne sommes nous pas nous-mêmes complices «par abstention» de la dérive en cours ?

 

Il nest jamais trop tard. Mais il vaudrait mieux que nous décidions le plus tôt possible de revenir sur la scène politique, à partir des expériences des mouvements sociaux, à partir des réflexions polyphoniques des divers courants de la gauche critique et des associations sociales. Laisser encore à dautres qui ont déjà montré létendue de leur incapacité à former un front suffisamment fort contre la domination autoritaire qui accompagne le néolibéralisme serait à nouveau plier devant le bulldozer raciste. La conception dune société de loups en guerre permanente tous contre tous est le modèle majoritaire, autant des films hollywoodiens que des dirigeants de notre droite revancharde et animée par la haine. Ne la laissons pas sinstaller. Reprenons la bataille culturelle et idéologique par le versant politique.

 

Au fond, lavenir appartient aux tenants de la liberté, de légalité et de la fraternité, mais il vaudrait mieux que cela ne vienne pas après une crise humaine et morale majeure. Redresser la barre se construit dès aujourdhui. Par vous qui avez eu le courage de lire jusquici. Que chacun(e) trouve son chemin, mais surtout revienne à la discussion, à léchange, à linvestissement sur la scène publique. Trouvons de nouvelles formes dorganisation en réseau, de consensus et de coordination, mais surtout ne restons pas tétanisés par larrogance des gouvernants.

 

Hervé Le Crosnier - Maître de conférences à lUniversité de Caen,
où il enseigne les technologies de lInternet. 
Le Courrier, 4 août 2010
Quotidien suisse et indépendant.

 


Publié dans Agitation

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