"Hang Them All !"

Publié le par la Rédaction

 

 

«Hang them all !» [«Qu’on les pende tous !»]

 

La peur au ventre…

 

Ils l’ont installée là, au plus profond des tripes, scrupuleusement, consciencieusement. Cela se passe très tôt, presque au berceau. Ils placent innocemment un réveil sur la table de nuit. Puis un jour, une série de bips digitaux, comme autant de petites bombes sifflantes, viennent fracasser nos rêves et secouer nos estomacs vides. À limproviste. Plus exactement, au moment précis où nos maîtres décident de nous précipiter dans leurs écoles, puis à larmée ou au travail, puis au chômage… En moins de temps quil ne faut pour le dire, ils nous damnent sous leur terrible sanction : «Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front». Debout !

 

Et chaque foutu matin, de New York à Moscou, de Lagos à Rio, une minuterie morbide rappelle insidieusement à toute une classe sociale que, pour ceux qui nous exploitent, notre temps, cest leur argent. Alors vite, boire un café, avaler les infos, déguiser les enfants. Vite, prendre place dans le trafic. Arriver à lheure, pour ne pas risquer de perdre le peu quon gagne. Vite, il faut trimer, bouffer, dormir et oublier daimer. Respecter leurs cadences, être rentable, compétitif. Les minutes, les heures, les semaines, les années ségrènent sous les hoquets sans pitié du temps capitaliste, cette invention des hommes qui ne savent pas aimer. Et bientôt, des estomacs noués surgit la peur du lendemain, une angoisse qui empêche de dormir, une angoisse entretenue en nous harcelant au travail ou en nous licenciant. Alors arrive le temps des somnifères et des antidépresseurs auxquels succèdent les excitants pour tenir le coup et préparer linfarctus.

 

Du berceau au tombeau, cette peur que nous commençons par refouler, mais qui nous noue progressivement lestomac, nous accompagne, nous domestique à petit feu. Son venin finit par faire partie de nous au point même dempêcher lidentification du serpent qui linjecte. Et pour cause, à force de nous siffler à loreille son péremptoire bosse ou crève, la menace capitaliste a fini par persuader une partie dentre nous quil était plus prudent de rendre un culte à lexploitation plutôt que de se battre pour labolir.

 

La peur devient terreur et dicte un code de bonne conduite démocratique rapidement intégré par nos cerveaux conditionnés, un code comme une enseigne publicitaire qui clignote dans la tête à la moindre velléité de désobéir : «tu ne tueras point le travailleur que nous avons dressé en toi !» Sur ce socle sérige la statue du citoyen, ouvrier ou employé, docile, syndiqué, électeur et patriote, se contentant toute sa vie durant de souffrir en silence.

 

Un bon travailleur, un sorte de kamikaze à petit feu tant dominé par les sacrifices quil consent au quotidien pour engraisser la machine à profit que lorsque cette dernière connaîtra des ratés, il naura aucune peine à accepter le sacrifice suprême, limpôt du sang, et à se laisser égorger docilement, lui et sa famille, lors dune quelconque guerre, dans un quelconque camp auquel un quelconque parti laura convaincu dadhérer. Rideau !

 

Rideau ? Pas si sûr ! Car cette effroyable peur du lendemain, mère de toutes les soumissions et de toutes les veuleries, a vite fait de se transformer en détermination révolutionnaire lorsque, rejetés en masse comme marchandise excédentaire par le système même qui les a façonnés, les prolétaires nont dautre choix, sils veulent survivre, que de prendre le risque de penser et agir collectivement, comme une seule réalité sociale, comme un seul être. Comme cela sest passé tant de fois dans lhistoire et comme cela se reproduit à Athènes, à Oaxaca, au Bangladesh, à Londres, à Rome. Et aujourd’hui en Tunisie.

 

En descendant dans la rue, en nous organisant contre nos prédateurs, en désignant la cible de notre haine — les banques et les palais ! —, nous ne faisons finalement que renvoyer nos peurs à lexpéditeur. Et qui est lexpéditeur ? Non pas tel ou tel mauvais gestionnaire financier de tel endroit du monde mais largent lui-même. Non pas tel ou tel résident de la Maison Blanche ou de Buckingham Palace mais les palais eux-mêmes. Non pas telle ou telle façon de gérer le capitalisme, mais le capitalisme tout court.

 

Cest contre lui que nos luttes éclatent. Et ainsi nous prenons conscience quil est la source de toutes nos angoisses, de toutes nos terreurs au fur et à mesure que se généralisent nos combats. Nous saisissons en un instant que lêtre humain nest pas né avec la peur au ventre, que trouver un travail ou ne pas le perdre na pas toujours été au centre de ses préoccupations, quil a fallu des siècles de violences et de torture pour nous dresser et nous rendre dociles, et que ceux que nous combattons aujourdhui sont les dignes descendants des bourreaux dhier.

 

Henry VIII, roi dAngleterre, en est un beau spécimen. Depuis la plus tendre enfance, on nous rabâche les oreilles avec la petite histoire des grands rois. On sait que Henry VIII fit occire ses sept femmes. Mais combien d’entre nous savent que ce bon roi a consacré une énergie plus considérable encore à arracher des milliers de paysans à la terre pour les transformer en vagabonds avant d’en faire des travailleurs dociles et disciplinés ?

 

À cette époque, lexploité — le serf — avait la possibilité de cultiver la terre et dassurer pour lui et les siens un peu de nourriture et un abri. Comprenons-nous bien, il n'est pas logé à meilleure enseigne que lexploité actuel mais il demeure objectivement encore lié à la terre et à quelques moyens de production. Pour séparer une population attachée à la terre et à ses outils et la rendre libre de pouvoir se vendre contre un salaire, il a fallu un peu de temps et beaucoup de terreur…

 

Peu avant le règne dHenry VIII, au XVe siècle en Angleterre, guerres, famines et pestes avaient chamboulé lorganisation de la classe dirigeante. Face aux seigneurs, les marchands prenaient une place croissante. Le commerce international se développant, ils accumulèrent de plus en plus de richesses, ce qui leur permit de semparer progressivement des terres abandonnées par les seigneurs et den expulser les paysans. Un nouvel ordre social se mettait en place. Toute une série danciens droits et coutumes furent abolis (pâtures communes, prés communs, utilisation commune des forêts…) et avec eux, cest toute une classe sociale qui se retrouva du jour au lendemain sans plus aucun moyen de subsistance. Les routes se peuplèrent alors de pauvres diables devenus vagabonds, mendiants ou bandits de grand chemin. La classe dominante ne pouvait laisser planer une telle menace sur la circulation des marchandises et puis, il fallait mettre tous ces pouilleux au travail. Détranges fruits commencèrent à garnir les arbres des forêts anglaises…

 

C’est au début du XVIe siècle que débarque Henry VIII. Et il n’y va pas par quatre chemins. Ses shérifs pendent à qui mieux mieux. Plus de 72.000 vagabonds et mendiants sont suspendus comme guirlandes de Noël aux arbres de la campagne anglaise. La terreur des puissants succède aux actes de résistance de ceux qui, dépossédés de tout, sont en passe de former les premières armées de prolétaires. Une nouvelle classe sociale est en train de naître dont nous sommes les héritiers et qui, libérée de la terre, va se trouver confrontée à de nouveaux maîtres et va devoir vendre librement sa force de travail (librement, car personne ne l’oblige à la vendre si ce n’est la faim) contre ce que, très bientôt, on va nommer le salaire.

 

Pour discipliner cette nouvelle classe, lui faire passer le goût de l’oisiveté, de la paresse, lui faire accepter la torture du travail (du latin tripalium, qui signifie instrument de torture), seule la violence donnera des résultats satisfaisants. Ainsi, par exemple, en 1547, une loi autorise les shérifs à marquer au fer rouge les vagabonds et à les asservir au travail pendant 2 ans. Un autre loi ordonne que «tout individu réfractaire au travail (soit) adjugé pour esclave à la personne qui l’aura dénoncé comme truand». En 1572, Élisabeth I édicte quant à elle que «les mendiants sans permis et âgés de plus de 14 ans devront être sévèrement fouettés et marqués au fer rouge à l’oreille gauche». Et de compléter : «en cas de récidive, ceux âgés de plus de 18 ans doivent être exécutés si personne ne veut les employer pendant 2 ans». En 1601, Queen Bess, petit surnom affectueux d’Élisabeth, promulgue toute une série de lois appelées «poor laws» qui instituent des centres où vagabonds et mendiants pourront être retenus contre leur volonté. Ceux qui ont évité la pendaison sont précipités dans ces camps de travail où, dès l’entrée, on sépare les familles. Quant aux enfants, un régime particulièrement dur leur est administré. Leurs geôliers peuvent les battre à merci. Douze à quatorze heures de travail par jour allaient, c’est certain, les mener sur la voie royale de la rédemption et les transformer en bons travailleurs.

 

Quelques siècles plus tard, la terreur est bien installée. À coups de bottes dans les reins, les bons travailleurs ont compris le message et l’ont transmis à leurs descendants. De nouvelles générations de shérifs ont vu le jour, plus en phase avec leurs victimes. La répression est là, aussi brutale qu’hier — si tu ne travailles pas, tu ne manges pas ! — mais l’expérience aidant, l’organisation étatique de l’exploitation s’est perfectionnée au point de hisser cette terreur au rang d’un art politique, une véritable science, fruit d’un subtil dosage de contrôle social et de répression pure imbriquant policiers, assistants sociaux, curés, syndicalistes, politiciens de gauche ou de droite, fascistes, staliniens. Partageant une même foi en la religion capitaliste du travail, tous participent à une frénétique course de relai qui laisse systématiquement en tête le shérif le plus apte à contraindre les vagabonds de se faire exploiter.

 

Mais ne sera-t-il donc jamais l’heure de demander des comptes à ces princes brutaux d’hier et d’aujourd’hui ? Devrons-nous vivre éternellement la peur au ventre ?

 

L’histoire réserve des surprises et elles ne sont pas toujours mauvaises. Elle connait même parfois de ces retournements qui nous laissent sans voix. Il y a quelques jours seulement, dans la nuit du 8 au 9 décembre 2010 à Londres, lors d’une manifestation, la voiture du prince Charles, fils de l’actuelle souveraine, est bombardée d’œufs par une vingtaine d'émeutiers aux cris de… «Qu'on les pende tous !»

 

Des profondeurs de quelle sombre nuit ont donc surgi ces revenants ? Les fantômes des 72.000 pendus seraient-ils venus régler des comptes avec les héritiers de ce salaud d’Henry VIII ?

 

«Qu’on les pende tous !», reprenaient en chœur les manifestants. Et la princesse de Galles qui accompagnait Charles tremblait, la peur se lisait sur son visage, comme si tout-à-coup les milliers d’arbres auxquels avaient été pendus les ancêtres de ces vagabonds s’étaient mis à frémir autour d’elle et à se pencher sur son prince, abaissant leurs terribles fruits à hauteur de leurs visages.

 

Véritable crime de lèse-majesté, les médias internationaux ont reporté l’événement et jeté en première page le visage terrorisé de son Altesse royale la princesse de Galles, suscitant ainsi partout dans le monde les rires surpris de millions de vagabonds modernes, tout heureux de constater que pour une fois, pour quelques instants seulement, cette satanée peur avait changé de camp.

 

Bien sûr, les altesses royales n’ont pas été pendues. Et la frayeur qu’elles ont ressentie est bien peu de chose comparée à celle que vivent tous les jours les descendants actuels des suppliciés d’Henry VIII. Il suffit de penser aux cauchemars qui agitent actuellement les nuits des chômeurs de longue durée face au projet de David Cameron, prince contemporain et actuel premier ministre dAngleterre, qui veut les forcer à travailler gratuitement sous la menace dune suppression de leurs allocations de chômage. Le règne de la terreur, cest sûr, na pas été balayé avec quelques œufs jetés sur une voiture de luxe.

 

Il nen demeure pas moins que la haine déversée sur les deux rejetons princiers, et les réactions hilares quelle a suscitées, n’augurent rien de bon pour le futur des capitalistes car pour leur plus grand malheur, ces situations tendent à se répéter (cf. cet ex-ministre tabassé lors dune manifestation en Grèce, ou les escrache en Argentine, ou Tony Blair qui ne peut plus apparaître en public sans recevoir des pots de yaourt sur la figure) et témoignent, dans le chef des exploités, dune nette volonté à voir la peur changer de camp. Quelques œufs contre un prince, des pierres contre les flics, une chaussure contre un président… ce ne sont là que quelques indicateurs supplémentaires dun changement qui samorce. La fable de la non violence de principe, prônée par ceux qui construisent la civilisation sur des milliers de cadavres, est de moins en moins crédible. Comment accorder encore un semblant de crédit à tous ces écrivains ou intellectuels de gauche dont lesprit bien pensant, plutôt que proposer un monde sans exploitation, se bornent à vouloir en adoucir les tortures ? Leurs tentatives de mettre sur un pied dégalité lanceurs de pavés et flics surarmés, tout autant que leurs appels au calme face à une occupation ou une émeute, ne cherchent quà bloquer la voie sur laquelle sengagent les dominés pour remettre en question leur domination.

 

Nous, les vagabonds daujourdhui, navons rien oublié. Ni les pendaisons, ni le fer rouge. Ni les camps de travail, ni le chômage forcé. Nous navons rien pardonné. Et nous ne sommes pas dupes. Leur modernité se vante davoir calmé nos douleurs en remplaçant les coups de trique par des réveil-matins et des anxiolytiques, mais nous sommes bien conscients que la triste succession de bips qui nouent nos tripes poursuit le même objectif : nous jeter en bas du lit aux horaires qui leur conviennent et nous pousser dans leurs bagnes.

 

Mais les vagabonds ont de moins en moins peur. Princes old style ou politiciens branchés, les David Cameron, les Charles et les Camilla du monde entier nont quà bien se tenir car locéan de violences sur lequel reposent leurs banques et leurs palais risque bien un jour de les engloutir. La peur serait-elle en train de changer de camp ?

 

Nous n’oublierons rien, nous ne pardonnerons rien !
Ni olvido, ni perdon, al paredòn !
Hang them all !

 

Des habitants de la Lune
à Londres (contact), 20 décembre 2010.

 

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Publié dans Colère ouvrière

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