Condamnés au service des uns

Publié le par la Rédaction


Ce texte m’a été confié par un repris/épris de justice (rayer la mention inutile).

Condamnés au service des uns

Septembre 2009. Étudiant studieux, je me renseigne au bureau du Crous sur les possibilités d’occuper un job, dans un service de restauration. «On n’embauche plus… Là, depuis Sarkozy, on prend quasiment plus d’étudiant.» Sur le coup, rien d’étonnant. Je sais bien que l’heure est aux économies. En décembre, le Juge d’Application des Peines qui s’occupe de mon dossier me tire du lit, à 9 heures du matin pour me dire qu’il me faudra faire du Travail d’Intérêt Général, et devinez où… Au restaurant universitaire. Le temps passé dans cette structure fut riche d’enseignements, tant sur sa fonction que sur son fonctionnement, et surtout sur le scandale politique qui l’accompagne, de plus en plus.

Le «Resto U», un service pour étudiants

Chaque jour, un grand nombre d’étudiants vient manger au «Resto U», au «self», ou au «moi je», un service performant, pour alimenter la compétition universitaire de cerveaux aux compétences «hautement qualifiées» et pour la modique somme de 2 euros 90. L’ensemble des discours émis sur ce service concerne son aspect pratique, la facilité de prendre un repas sur un lieu d’étude, ainsi que sur  l’aspect diététique de la démarche. En effet, le consommateur doit savoir, savoir pour lui-même en vue de rationaliser sa réussite professionnelle.

Les temps du consommateur

La prise du repas est rationalisée en six temps. Durant deux heures, les étudiants entrent dans le bâtiment, prennent plateau et couverts, choisissent au service le contenu alimentaire du plateau, passent au péage, s’assoient, consomment et discutent en salle, puis déposent leur plateau à la plonge, avant de partir à la conquête de leur avenir.

L’avant du décor, les cuisines

Au premier plan de la déambulation du consommateur, les cuisiniers proposent le résultat de leur travail matinal. Avec une certaine fierté, ils remplissent les assiettes. Ils gèrent le rythme de distribution des repas. Une large part des discours déployés autour du «Resto U» relaye les savoirs-faire déployés en cuisine (c’est bon, c’est sain et c’est pas cher). À leur poste depuis plusieurs années, les cuisiniers s’inscrivent en établis. La cuisine est leur territoire, ils y défendent leurs intérêts professionnels, notamment en prenant part au syndicalisme de négociation. Aussi, ils entretiennent des rapports privilégiés avec la direction.

De la convoitise du plateau à sa répulsion

Au service, le consommateur acquiert la nourriture que son estomac convoite. Payée puis dégustée, la nourriture perd en chaleur, le plateau se désordonne et en une vingtaine de minutes, de propre, sain, bon, chaud, il devient sale, malsain, mauvais, froid, soit, un déchet souillé.

L’arrière du décor, la plonge

Au rang de déchet, après ingurgitation partielle, des tonnes de nourriture se retrouvent jetées. Les ustensiles récupérés au rythme de leur décharge sont disposés dans des bacs et circulent sur une chaîne de lavage. Récupérés et rangés ensuite, ils sont réintroduits en cuisine pour être réutilisés. Autrefois, de nombreux étudiants participaient à cette tâche qui ne demande finalement aucune qualification. Ce poste était donc occupé par des travailleurs en transit, invalidant la possibilité pour les quelques travailleurs fixes qui y sont, de former une cohésion de groupe. Derrière ces murs, cachant au consommateur l’activité qui s’y déploie, les travailleurs sont soumis au rythme de la machine à laver, s’entraident en interne sans s’ordonner quoi que ce soit dans la mesure où la machine dirige.

Du changement symbolique du statut du plateau au rapport de domination cuisine/plonge

Les ordres viennent de la cuisine. Ces membres sont toujours prompts à demander une accélération de la cadence en plonge ou à critiquer son travail. Les travailleurs de la cuisine sont majoritairement des hommes, blancs. Ils fournissent le bon, le sain. En plonge, là où il s’agit de s’occuper de «la merde», se trouvent ce que les savants auront nommés «figures de l’altérité», en l’occurrence, dans le service où je me suis trouvé, des Africains, des homosexuels, des pauvres et dernièrement, des condamnés. Ensemble, on se méfie. Si en cuisine, on se sert généreusement dans les plats, les plongeurs se donnent des montés d’adrénaline en chapardant fruits et yaourts. Ces actes, jugés déviants par les cuisiniers ne manquent pas de leur fournir matière à délation auprès de la direction. S’observe une importante violence symbolique d’un camp sur l’autre. En deux mois, une femme homosexuelle aura dû partir, victime de harcèlement. Une autre s’est vu offrir une formation pour «gérer son stress», en tant que femme africaine à qui nombre de reproches injustifiés lui sont imposés.

Dominés de toute part, on nous réunit

En plonge, les étudiants étaient parfois, plaintifs. Les blagues salaces qui s’y entendent, appropriées au contexte ne sont guère audibles à «l’intelligence», tout comme le rythme prolétarien du travail à effectuer. Aussi, cette main d’œuvre a un coût. Depuis environ deux ans (comme par hasard), ce travail n’a plus de coût autre que celui du recrutement policier. L’accroissement des violences policières fournit une armée de travailleurs forcés, hypocritement dite «à réinsérer», en «travail d’intérêt général». Ainsi, des condamnés viennent purger leur peine avec  des travailleurs violentés. Lorsque je suis arrivé, nous étions trois condamnés en plonge pour deux salariées et un précaire. Soit en heures de travail, une économie pour le Crous de 220 heures, qui aussitôt effectuées se renouvellent par l’intégration de nouveaux visages, qui chaque matin signent sous la case «condamné». Mon remplaçant aura lui 150 heures de bagne à effectuer car il aurait acheté un objet volé par une personne récemment assassinée par la police. Nous avons beaucoup  à faire ensemble. Négresses, bougnouls, pd, délinquants, ou manouches, quelque chose nous réunit : la répression du système qui nous broie. Ensemble, on se comprend et conspire le temps d’une peine à vivre.

Drapeau noir, 14 février 2010.

Publié dans Colère ouvrière

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