Berlin : Vingt ans de Köpi

Publié le par la Rédaction


L’hiver est rude à l’Est. Deux mois que les trottoirs de Berlin sont recouverts de neige. À la limite des quartiers de Mitte et de Kreuzberg, celui du numéro 137 de la rue Köpenicker néchappe pas à la glace. Un matelas abandonné, un collecteur artisanal de fripes, des banderoles grignotées par lhumidité : cest lentrée du mythique Köpi, lun des squats les plus connus dEurope encore en activité, après lévacuation de lUngdomshuset de Copenhague en mars 2007.

Il est bientôt 20 heures. Quelques fenêtres éclairent la façade de briques couverte de graffs et de tags. Passée la lourde grille, il faut encore franchir les portes de fer qui mènent aux étages, pour atteindre lAG qui a lieu ici chaque dimanche soir. «Plenum!», crie une fille de la cour, après avoir sifflé un coup long. Une fenêtre souvre, un ballot tombe : des clés empaquetées dans un chiffon. Le plénum se déroule dhabitude au Kino, la salle de cinéma en sous-sol. Mais il y fait trop froid en ce moment. Autour dune pile de crêpes et dune casserole de thé, une dizaine de personnes attendent dans lune des cuisines collectives, au deuxième étage du squat.

Avant de régler les questions courantes, c
est le moment pour les invités de soumettre leur requête : demandes dhébergement temporaire ou dutilisation des salles collectives dévolues aux «activités». Car en parallèle du projet dhabitation, qui concerne aujourdhui une quarantaine de personnes, le Köpi est aussi un véritable centre socioculturel autonome, qui draine une partie conséquente de la faune alternative locale et internationale.


Sur cinq étages et près de 1900 m2, on y trouve entre autres l
une des plus anciennes salles descalade de la ville, un atelier dimpression dart et de documents, plusieurs salles de concert (le Koma F pour le rock, le Keller pour la techno), un studio de musique, un bar qui sert de réfectoire les mercredis soirs de «Vüku» (de Volxküche, la «cuisine populaire»), la cantine végétarienne ouverte à tous sur don, que proposent la plupart des squats berlinois. Chacune de ces activités est gérée par un comité indépendant. Et pour lanniversaire des vingt ans du Köpi, tous ont eu de quoi de faire.

Du mercredi 24 au dimanche 28 février, une quarantaine de groupes et de DJ
s se sont produits — essentiellement des artistes de la scène punk, mais aussi un peu de hip-hop et délectro, et une nuit techno le samedi soir. Le tout conclu par un brunch végétarien le dimanche. Les «guests rooms» de la partie habitée affichaient complet depuis des semaines. En février 2009, la soirée des «19 ans» avait déjà attiré entre 2000 et 3000 personnes, venues des quatre coins du monde. Cette année encore, il y a eu du bruit, des odeurs et des couleurs pour fêter vingt ans à la marge, vingt ans de lutte pour préserver la créativité, la singularité et lautonomie de ce lieu.

Le 23 février 1990, une poignée de squatters investissent ce qui fut au début du [?]e siècle «l
établissement Fürstenhof», un complexe hôtelier dont le raffinement et la modernité attiraient la bourgeoisie germanique en villégiature à Berlin, alors capitale de lEmpire allemand. Au sous-sol et au rez-de chaussée, les pensionnaires disposaient dun bowling et dune salle de sport, dun petit théâtre et de salons dont les hauts plafonds moulés veillèrent dîners pompeux et saisons des bals. À létage, des chambres et des suites propices aux secrets dalcôve.

À la fin des années 1980, il ne reste plus grand-chose du faste d
antan. Devenu propriété de la République démocratique allemande après la Deuxième Guerre mondiale, administré par la WBM, la direction municipale du logement de Berlin-Mitte, le bâtiment, dont une partie a été convertie en immeuble dhabitation, doit être détruit. Larrivée des squatters quelques mois après la chute du Mur change la donne : à la pagaille administrative quengendrent les velléités de réunification, sajoute limpuissance de la police à contrôler les cohortes de migrants qui se forment de part et dautre de lancien Rideau de fer.

Quand des milliers de Berlinois de l
Est veulent à tout prix franchir lancien «mur de protection antifasciste» pour rallier lOuest, dautres Allemands, venus de tout louest du pays, se ruent sur les espaces libres abandonnés quils découvrent à lEst, au-delà du «mur de la honte». Ce sont les débuts du mouvement alternatif berlinois, dont les squats et autres «house projects» deviendront bientôt le symbole dun autonomisme européen soumis à la coercition quotidienne des autorités. Au Köpi, à lété 1991, la WBM finit par signer des précontrats individuels pour les occupants de la partie habitable, qui sengagent de leur côté à entretenir les lieux. Lancien jardin du Fürstenhof est progressivement envahi par des camions, qui forment aujourdhui un village compact de roulottes autour du squat.

Le 1er mai 1993, la gestion du Köpi est transférée à un nouvel administrateur étatique, la GSE (Société de développement urbain), qui conclut des baux à vie avec les squatters. Un an plus tard, les lieux sont rachetés par Volquard Petersen, avec qui s
engage une féroce bataille judiciaire. Au mépris des contrats précédemment signés avec les habitants, le propriétaire privé veut récupérer les lieux pour y établir des bureaux et un parking souterrain. Il est plusieurs fois débouté par la justice. Et finit par faire faillite. Le bâtiment est saisi par sa banque, la Commerzbank, qui sescrime à vouloir vendre le Köpi aux enchères durant la fin des années 1990.

Mais rien n
y fait, les ventes naboutissent pas, aucun acquéreur ne semble prêt à tolérer les habitants du squat. Sils sont aidés dun bon avocat, Moritz Heusinger, ancien squatter et porte-étendard des revendications alternatives, il leur faut aussi gérer lentretien des locaux (de la réfection du toit à la maintenance du circuit deau potable et dévacuation) ; ils se constituent en collectivité locative. Mais létau ne se desserre pas autour de la communauté. Lopinion publique est encore marquée par les événements qui ont accompagné lévacuation de la rue Mainzer, dans le quartier de Friedrischain à Berlin, en novembre 1990, et par lactivisme de groupuscules telle la bande à Baader (les RAF, pour Rote Armée Fraktion, la Fraction armée rouge), qui prôna la guérilla urbaine durant les «années de plomb» (fin des années 1960-fin des années 1980).

La presse généraliste allemande soutient la campagne de dénigrement initiée par la banque, qui semble oublier que la validité des baux individuels a chaque fois été réaffirmée par la justice. Toutes les excuses sont bonnes pour décourager les habitants du Köpi, qui bénéficient de la solidarité des autres squats, lors d
événements festifs ou de manifestations. Encore récemment, dans la nuit du 12 au 13 janvier 2007, une perquisition a lieu au Köpi. Près de 80 policiers anti-émeutes ont été mobilisés. Motif : la présence dune boîte de nuit illégale. Un concert était donné dans une des salles, et des bières servies au bar. Comme chaque semaine depuis plus de quinze ans…

Le 8 mai 2007, une énième vente aux enchères, tenue secrète pour éviter une nouvelle mobilisation des squatters, aboutit : pour 835'000 euros, Besnik Fichtner devient propriétaire des lieux, à l
origine mis à prix à 1,8 million deuros. Le personnage est connu pour ses affaires douteuses. Il clame au journal Berliner Zeitung quil veut construire un complexe de luxe, avec pont damarrage pour yachts privés… Ce qui fait aujourdhui encore rire les occupants du Köpi, le bâtiment nétant pas exactement au bord de leau. Fin du feuilleton judiciaire en mars 2008 : un bail de 30 ans est enfin signé entre Besnik Fichtner et les habitants.

Depuis deux ans, la communauté a retrouvé un semblant de calme: «La crise a été notre chance, souligne Tobe*, la trentaine. En ce moment, vu le contexte, les autorités ne tentent rien contre nous. Ils ont dautres chats à fouetter.» Car si les démêlés judiciaires autour du Köpi ont été initiés en 1994 par un propriétaire privé, la municipalité de Berlin nen a pas moins été complice au fil des rebondissements de laffaire. En jeu : la pression immobilière croissante sur des zones considérées, au lendemain de la chute du Mur, comme des no mans land sans valeur. Aujourdhui, nombreux sont les spéculateurs à lorgner sur ces anciennes friches.

En refusant de céder la place, les squatters revendiquent non seulement la possibilité d
occuper un espace à prix réduit (le loyer individuel au Köpi ne dépasse pas plusieurs dizaines deuros par mois), mais surtout de mener un mode de vie qui sexempte des échanges marchands, en promouvant la libre pensée et lentraide. Si les motivations de chacun divergent au moment de rejoindre la communauté, tous saccordent sur le rejet de la «gentrification», lembourgeoisement darrondissements autrefois populaires et ouverts à la diversité sociale.

Dans le quartier de Friedrischain, où la résistance à cette tendance ne désarme pas depuis une dizaine d
années, le squat du 14 de la rue Liebig est le dernier avatar de cette lutte éreintante contre la pensée monolithique. Les occupants du Liebig 14 ont récemment organisé une «soliparty» de plusieurs jours, afin de récolter des fonds et de sensibiliser les habitants du coin au sort que veulent leur réserver les autorités. «Leur but nest pas savoir si nous avons un bail valide ou pas, mais de maintenir une pression et une surveillance constante sur nous», explique Hannes*, qui vit au Köpi depuis sept ans. Vidéosurveillance installée dans le bâtiment den face de la rue Köpenicker, policiers en civil lors des fêtes : la méfiance est de mise, quand il arrive que certains habitants naient pas de papiers valables ou un casier judiciaire complètement vierge.

L
autre problème à gérer, cest celui du tourisme. Certains squats, sur le modèle du Tacheles, qui se trouve dans le centre de Berlin, critiqué par beaucoup pour son parti pris commercial, sont désormais recensés par des guides de voyage ou une carte fournie par la mairie, qui vante ainsi son «Berlin alternatif». «Parfois, le matin, tu es en train de te brosser les dents, tu regardes par la fenêtre et tu te prends un flash dans la face, sexclame Britta*. Les bus sarrêtent devant la grille, certains touristes rentrent dans la cour, prennent trois photos et repartent comme des voleurs, sans même essayer de nous parler.»

Le Köpi a en effet à pâtir de sa célébrité quand ce ne sont pas des armadas de badauds en quête de pittoresque, il arrive des visiteurs qui ne comprennent pas toujours pourquoi l
hébergement leur est refusé. Pour intégrer la maison, il faut simpliquer dans son fonctionnement ; le Köpi na pas vocation à servir dhôtel pour les errants de passage. Cest avant tout un projet dhabitat collectif. Où quelques milliers de fêtards se sont entassés la semaine dernière, pour célébrer quatre jours durant cette terre dutopie. Pour loccasion, le Kino, le cinéma des lieux, avait programmé une nuit spéciale avec trois versions différentes dAlice au pays des merveilles. Il est encore permis de rêver.

Maïté Darnault
Le Monde libertaire no 1586, 11 mars 2010.

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