Aux poubelles de l'histoire !

Publié le par la Rédaction


[…] Enfin, le Conseil a décidé de profiter sans plus tarder des progrès enregistrés par l’I.S., et des soutiens qu’elle a commencé à rencontrer, pour faire un exemple contre la plus représentative des tendances de cette intelligentsia pseudo-gauchiste et conformiste qui avait laborieusement organisé le silence autour de nous jusqu’ici ; et dont la démission sur tous les terrains commence à apparaître aux yeux des gens avertis : la revue française Arguments. Le Conseil a décidé que toute personne qui collaborera à la revue Arguments à partir du 1er janvier 1961 ne pourra en aucun cas être admise, à quelque moment de l’avenir que ce soit, parmi les situationnistes. L’annonce de ce boycott tire sa force de l’importance que nous savons garantie à l’I.S. au moins dans la culture des années qui vont suivre. Aux intéressés de risquer le pari contraire, si les compagnies douteuses les attirent.

«Renseignements situationnistes»,
Internationale situationniste no 5, décembre 1960.


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Sur la Commune

1
«Il faut reprendre l’étude du mouvement ouvrier classique d’une manière désabusée, et d’abord désabusée quant à ses diverses sortes d’héritiers politiques ou pseudo-théoriques, car ils ne possèdent que l’héritage de son échec. Les succès apparents de ce mouvement sont ses échecs fondamentaux (le réformisme ou l’installation au pouvoir d’une bureaucratie étatique) et ses échecs (la Commune ou la révolte des Asturies) sont jusqu’ici ses succès ouverts, pour nous et pour l’avenir.»
Notes éditoriales d’I.S. no 7.

2
La Commune a été la plus grande fête du XIXe siècle. On y trouve, à la base, l’impression des insurgés d’être devenus les maîtres de leur propre histoire, non tant au niveau de la décision politique «gouvernementale» qu’au niveau de la vie quotidienne dans ce printemps de 1871 (voir le jeu de tous avec les armes ; ce qui veut dire : jouer avec le pouvoir). C’est aussi en ce sens qu’il faut comprendre Marx : «La plus grande mesure sociale de la Commune était sa propre existence en actes.»

3
Le mot de Engels : «Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat» doit être pris au sérieux, comme base pour faire voir ce que n’est pas la dictature du prolétariat en tant que régime politique (les diverses modalités de dictatures sur le prolétariat, en son nom).

4
Tout le monde a su faire de justes critiques des incohérences de la Commune, du défaut manifeste d’un appareil. Mais comme nous pensons aujourd’hui que le problème des appareils politiques est beaucoup plus complexe que ne le prétendent les héritiers abusifs de l’appareil de type bolchevik, il est temps de considérer la Commune non seulement comme un primitivisme révolutionnaire dépassé dont on surmonte toutes les erreurs, mais comme une expérience positive dont on n’a pas encore retrouvé et accompli toutes la vérité.

5
La Commune n’a pas eu de chefs. Ceci dans une période historique où l’idée qu’il fallait en avoir dominait absolument le mouvement ouvrier. Ainsi s’expliquent d’abord ses échecs et succès paradoxaux. Les guides officiels de la Commune sont incompétents (si on prend comme référence le niveau de Marx ou Lénine, et même Blanqui). Mais en revanche les actes «irresponsables» de ce moment sont précisément à revendiquer pour la suite du mouvement révolutionnaire de notre temps (même si les circonstances les ont presque tous bornés au stade destructif — l’exemple le plus connu est l’insurgé disant au bourgeois suspect qui affirme qu’il n’a jamais fait de politique : «C’est justement pour cela que je te tue.»).

6
L’importance vitale de l’armement général du peuple est manifestée, dans la pratique et dans les signes, d’un bout à l’autre du mouvement. Dans l’ensemble on n’a pas abdiqué en faveur de détachements spécialisés le droit d’imposer par la force une volonté commune. La valeur exemplaire de cette autonomie des groupes armés a son revers dans le manque de coordination : le fait de n’avoir à aucun moment, offensif ou défensif, de la lutte contre Versailles porté la force populaire au degré de l’efficacité militaire ; mais il ne faut pas oublier que la révolution espagnole s’est perdue, et finalement la guerre même, au nom d’une telle transformation en «armée républicaine». On peut penser que la contradiction entre autonomie et coordination dépendait grandement du degré technologique de l’époque.

7
La Commune représente jusqu’à nous la seule réalisation dun urbanisme révolutionnaire, s’attaquant sur le terrain aux signes pétrifiés de l’organisation dominante de la vie, reconnaissant l’espace social en termes politiques, ne croyant pas qu’un monument puisse être innocent. Ceux qui ramènent ceci à un nihilisme de lumpenprolétaire, à l’irresponsabilité des pétroleuses, doivent avouer en contrepartie tout ce qu’ils considèrent comme positif, à conserver, dans la société dominante (on verra que c’est presque tout). «Tout l’espace est déjà occupé par l’ennemi… Le moment d’apparition de l’urbanisme authentique, ce sera de créer, dans certaines zones, le vide de cette occupation. Ce que nous appelons construction commence là. Elle peut se comprendre à l’aide du concept de trou positif forgé par la physique moderne.» («Programme élémentaire d’urbanisme unitaire» , I.S. no 6.)

8
La Commune de Paris a été vaincue moins par la force des armes que par la force de l’habitude. L’exemple pratique le plus scandaleux est le refus de recourir au canon [Sur le texte dactylographié, «à la force» a été raturé, pour rajouter manuellement «au canon»] pour s’emparer de la Banque de France alors que l’argent a tant manqué. Durant tout le pouvoir de la Commune, la Banque est restée une enclave versaillaise dans Paris, défendue par quelques fusils et le mythe de la propriété et du vol. Les autres habitudes idéologiques ont été ruineuses à tous propos (la résurrection du jacobinisme, la stratégie défaitiste des barricades en souvenir de 48, etc.).

9
La Commune montre comment les défenseurs du vieux monde bénéficient toujours, sur un point ou sur un autre, de la complicité des révolutionnaires ; et surtout de ceux qui pensent la révolution. C’est sur le point où les révolutionnaires pensent comme eux. Le vieux monde garde ainsi des bases (l’idéologie, le langage, les mœurs, les goûts) dans le développement de ses ennemis, et s’en sert pour regagner le terrain perdu. (Seule lui échappe à jamais la pensée en actes naturelle au prolétariat révolutionnaire : la Cour des comptes a brûlé). La véritable «cinquième colonne» est dans l’esprit même des révolutionnaires.

10
L’anecdote des incendiaires, aux derniers jours, venus pour détruire Notre-Dame, et qui s’y heurtent au bataillon armé des artistes de la Commune, est riche de sens : elle est un bon exemple de démocratie directe. Elle montre aussi, plus loin, les problèmes encore à résoudre dans la perspective du pouvoir des conseils. Ces artistes unanimes avaient-ils raison de défendre une cathédrale au nom de valeurs esthétiques permanentes, et finalement de l’esprit des musées, alors que d’autres hommes voulaient justement accéder à l’expression ce jour-là, en traduisant par cette démolition leur défi total à une société qui, dans la défaite présente, rejetait toute leur vie au néant et au silence ? Les artistes partisans de la Commune, agissant en spécialistes, se trouvaient déjà en conflit avec une manifestation extrémiste de la lutte contre l’aliénation. Il faut reprocher aux hommes de la Commune de n’avoir pas osé répondre à la terreur totalitaire du pouvoir par la totalité de l’emploi de leurs armes. Tout porte à croire qu’on a fait disparaître les poètes qui ont traduit à ce moment la poésie en suspens dans la Commune. La masse des actes inaccomplis de la Commune permet que deviennent «atrocités» les actes ébauchés, et que les souvenirs soient censurés. Le mot «Ceux qui ont fait les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau» explique aussi le silence de Saint-Just.

11
Les théoriciens qui restituent l’histoire de ce mouvement en se plaçant du point de vue omniscient de Dieu, qui caractérisait le romancier classique, montrent facilement que la Commune était objectivement condamnée, qu’elle n’avait pas de dépassement possible. Il ne faut pas oublier que, pour ceux qui ont vécu l’événement, le dépassement était là.

12
L’audace et l’invention de la Commune ne se mesurent évidemment pas par rapport à notre époque mais par rapport aux banalités d’alors dans la vie politique, intellectuelle, morale. Par rapport à la solidarité de toutes les banalités parmi lesquelles la Commune a porté le feu. Ainsi, considérant la solidarité des banalités actuelles (de droite et de gauche) on conçoit la mesure de l’invention que nous pouvons attendre d’une explosion égale.

13
La guerre sociale dont la Commune est un moment dure toujours (quoique ses conditions superficielles aient beaucoup changé). Pour le travail de «rendre conscientes les tendances inconscientes de la Commune» (Engels), le dernier mot n’est pas dit.

14
Depuis près de vingt ans, en France, les chrétiens de gauche et les staliniens s’accordent, en souvenir de leur front national anti-allemand, pour mettre l’accent sur ce qu’il y eut dans la Commune de désarroi national, de patriotisme blessé, et pour tout dire de «peuple français demandant par pétition d’être bien gouverné» (selon la «politique» stalinienne actuelle), et à la fin poussé au désespoir par la carence de la droite bourgeoise apatride. Il suffirait, pour recracher cette eau bénite, d’étudier le rôle des étrangers venus combattre pour la Commune : elle était bien, avant tout, l’inévitable épreuve de force où devait mener toute l’action en Europe depuis 1848 de «notre parti», comme disait Marx.

Debord, Kotányi et Vaneigem - 18 mars 1962.


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L’I.S. vous l’avait bien dit !

«Le Conseil a décidé que toute personne qui collaborera à la revue Arguments à partir du 1er janvier 1961 ne pourra en aucun cas être admise, à quelque moment de l’avenir que ce soit, parmi les situationnistes. L’annonce de ce boycott tire sa force de l’importance que nous savons garantie à l’I.S. au moins dans la culture des années qui vont suivre. Aux intéressés de risquer le pari contraire, si les compagnies douteuses les attirent.»
(Résolution du C.C. de l’I.S., le 6 novembre 1960, publiée dans Internationale Situationniste no 5, page 13, décembre 1960.)

«Peut-être oserons-nous un jour affronter Dieu-problème, questionner le sacré et la religion.»
(Déclaration liminaire de la rédaction d’Arguments, numéro 24, du quatrième trimestre 1961, paru en mars 1962.)

«On peut aller jusqu’à qualifier ce niveau de la vie quotidienne de secteur colonisé… La vie quotidienne, mystifiée par tous les moyens et contrôlée policièrement, est une sorte de réserve pour les bons sauvages qui font marcher, sans la comprendre, la société moderne, avec le rapide accroissement de ses pouvoirs techniques et l’expansion forcée de son marché.»
(Internationale Situationniste no 6, page 22, août 1961.)

«Ce fait aujourd’hui éclatant que cette vie quotidienne, considérée, en somme, comme le domaine colonisé de l’existence, comme la “réserve” pour les bons sauvages qui font marcher la société, soit devenue l’ennemie même de toute activité militante.»
(Arguments, numéros 25-26, page 46, des 1er et 2e trimestres de 1962, paru en juin.)

«Tous les textes publiés dans Internationale Situationniste peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés même sans indication d’origine.»
(Avertissement d’anti-copyright au début de tous les numéros d’I.S.)

DÉSORMAIS, LES PREUVES DE NOTRE JUGEMENT SONT FAITES :
«ARGUMENTS» N’A PLUS QU’À DISPARAÎTRE !


Internationale situationniste no 8, janvier 1963.


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Aux poubelles de l’histoire !


Raisons d’une réédition
Depuis mai, l’affirmation erronée qui a peut-être été le plus répétée dans les livres et les journaux concerne l’influence qu’aurait eue la «pensée» d’Henri Lefebvre sur les étudiants révolutionnaires, du fait de son livre, effectivement assez lu, La Proclamation de la Commune. Nous nous limiterons à quelques exemples. Anzieu-Épistémon écrit dans Ces idées qui ont ébranlé la France : «L’ouvrage d’Henri Lefebvre, paru il y a trois ans, et qui a sans doute le plus marqué les étudiants de Nanterre, voit dans la Commune de Paris, en 1871, la démonstration de la spontanéité populaire créatrice, etc.» Une note du chapitre VII du livre de Schnapp et Vidal-Naquet avance que «le livre d’Henri Lefebvre, La Proclamation de la Commune, Paris, Gallimard, 1967 (en réalité : 1965) qui définit la révolution comme une fête, exerça une indiscutable influence». Et dans Le Monde du 8 mars 1969 J.-M. Palmier déclare : «Un des livres qui a le plus marqué les étudiants, c’est l’ouvrage d’Henri Lefebvre sur la Commune de Paris. Il y a montré la toute-puissance de la spontanéité populaire.» À côté de cela, toutes sortes de commentateurs ont cru devoir avancer que les situationnistes doivent «beaucoup» à Lefebvre. On lit aussi bien, dans Le Monde du 26 juin 1968 l’éloge des esprits originaux qui, dans la revue Utopie, ont commencé la critique révolutionnaire de l’urbanisme, et on cite l’idée de base de leur maître Lefebvre, écrivant dans Métaphilosophie en 1965 : «Ce que l’on nomme couramment “urbanisme” ne serait-il pas autre chose qu’une idéologie ?…»
Si Lefebvre, qui est une sorte de géant de la pensée par rapport aux roquets d’Utopie, a mélangé de l’urbanisme à toutes les questions qu’il agite en vrac dans la dizaine de pesants volumes qu’il a produits depuis cinq ou six ans, c’est seulement pour en avoir entendu parler dans Internationale situationniste : il l’a d’ailleurs écrit lui-même dans Introduction à la modernité, page 336 (Éditions de Minuit, 2e trim. 1962) ; et pourtant il n’arrive pas souvent que cet auteur avoue des sources de ce genre. Et, par exemple, la phrase citée plus haut découle modestement de la première phrase d’un article d’I.S. no 6 (p. 16) en août 1961 : «L’urbanisme n’existe pas : ce n’est qu’une “idéologie”, au sens de Marx…»
Quant aux thèses sur la Commune, qui auraient eu une si vaste influence, peu de commentateurs ignorent qu’elles viennent de l’I.S., mais ils espèrent que leurs lecteurs, eux, ne le savent pas. Longtemps avant la parution de son ouvrage historique, Lefebvre en avait publié les positions fondamentales dans l’ultime numéro de la revue Arguments, au début de 1963. L’I.S. avait alors diffusé le tract Aux poubelles de l’histoire, qui révélait un plagiat vraiment démesuré.
Notons que ce tract ne fut jamais démenti par personne ; Lefebvre avouant alors en chaire qu’il avait cru pouvoir se servir de notre texte, même dans la revue Arguments, et qu’il regrettait ce «malentendu». Comme ce document était devenu depuis très longtemps introuvable — mais non pour autant oublié, puisque les Enragés à Nanterre commencèrent à saboter les cours de Morin-Lefebvre avec le cri «aux poubelles de l’histoire !» —, nous avons pensé qu’il serait bon de le remettre en circulation maintenant. Le voici reproduit en fac-similé. On jugera aisément à sa lecture des truquages faits et refaits à tout instant par les spécialistes en place pour cacher la pensée révolutionnaire qui, en la circonstance, était celle de l’I.S.


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«Le qualitatif est notre force de frappe.»
Raoul Vaneigem, Internationale situationniste, no 8.

La disparition de la revue Arguments peut montrer, à qui sait lire le texte social de notre époque sous les gribouillages débiles et déments dont il est recouvert dans la société du spectacle, quelques-unes des nouvelles conditions d’existence, c’est-à-dire de lutte, de la pensée libre d’aujourd’hui. Arguments présente le cas, qui paraît jusqu’ici unique, d’une revue de recherche qui meurt malgré un net succès économique (un éditeur, assez d’abonnés), par pur épuisement des idées, usure impossible à celer du minimum d’accord entre ses collaborateurs, en un mot : sous le poids de sa propre carence, devenant incontestable pour ses responsables eux-mêmes. Arguments représentait officiellement dans l’intelligentsia française, depuis 1957, la pensée qui met en cause l’existant, qui cherche des perspectives nouvelles, conteste les idées dominantes, y compris les idées dominantes de la pseudo-contestation incarnée par le stalinisme. En fait, Arguments a représenté très précisément l’absence de toute pensée de cette sorte dans le milieu intellectuel «reconnu» ; et l’organisation même d’une telle absence, cette revue se trouvant obligée de cacher complètement toute source de contestation véritable dont elle avait pu entendre parler. Ces jours-ci, nous voyons mourir Arguments dans une apothéose de reconnaissance de sa valeur novatrice et questionnante (voir L’Express du 14 février 1963). Après le spectacle de l’absence, on nous montre le spectacle de la disparition de l’absence. Il faut avouer que c’est assez fort. Le roi qui était nu déchire ses habits. Les mystifications font prime sur le marché jusque dans le moment de leur effondrement avoué.

Malgré la satisfaction stupéfiante affichée par les banqueroutiers : «Personne de nos jours n’a fait ou ne fait mieux…» (page 127 du dernier numéro d’Arguments), nombre de gens — beaucoup trop à leur gré, justement — savaient que l’Internationale situationniste avait déclaré, dès la fin de 1960, que la revue Arguments était condamnée à mort, du fait de son évidente collusion avec toutes les fausses avant-gardes et l’essentiel du spectacle culturel dominant ; et deux cas ont suffi pour que le développement des contradictions du mensonge qu’était Arguments rende exécutoire notre jugement.

Les situationnistes ont montré à quelques occasions les étonnantes sottises des responsables d’Arguments, et aussi comme cette revue trouvait parfois ses inspirations dans les textes mêmes des fantômes situationnistes dont on niait l’existence (cf. la copie relevée dans Internationale situationniste 8, page 18). Il y a une cohérence et une fidélité jusque dans le confusionnisme et le truquage. Le léopard meurt avec ses tâches. Et le gang d’Arguments avec une dernière astuce révélatrice.

Henri Lefebvre, écrivant un livre sur la Commune, avait demandé à des situationnistes quelques notes qui pourraient être utiles à son travail. Ces notes lui furent effectivement communiquées au début d’avril 1962. Nous avions estimé qu’il était bon de faire passer quelques-unes de ces thèses radicales, sur un tel sujet, dans une collection accessible au grand public. Le dialogue entre Henri Lefebvre et nous (saisissons l’occasion pour démentir la rumeur parfaitement fantaisiste qui a pu présenter Lefebvre comme un membre clandestin de l’I.S.) était justifié par son importante approche de plusieurs problèmes qui nous occupent, dans La Somme et le Reste et même bien avant, quoique beaucoup plus fragmentairement, dans sa première Critique de la vie quotidienne et dans sa déclaration sur le romantisme-révolutionnaire. Nous ayant ensuite connus, Lefebvre avait évidemment cessé sa collaboration avec Arguments depuis que l’I.S. en avait proclamé, comme première contre-mesure, le boycott. Comme le montrent les documents reproduits à la suite, Lefebvre, évoluant depuis quelque temps vers tout le contraire d’une radicalisation nécessaire de son propre apport théorique, a cru bon de rallier le camp argumentiste au moment précis de sa déroute. Il y a publié, dans cet ultime numéro 27-28, les bonnes pages de son livre sur la Commune. On constatera donc que les thèses des situationnistes, à la référence et aux guillemets près, trouvent paradoxalement une assez grande place chez leurs ennemis, comme perles cachées dans le fumier du questionnement absolu.

Nous n’ignorions pas que ce que nous disions de la Commune serait certainement délayé et affaibli, comme il est facile d’en juger en comparant notre texte aux variations de Lefebvre, qui peut aussi écrire dans le même article que «l’État, jusqu’à nouvel ordre, triomphe dans le monde entier (sauf en Yougoslavie ?)» ; ce questionnement sur la Yougoslavie valant largement les questionnements d’Axelos sur «Dieu-problème» ou l’insurrection grecque de 1944. Un facteur imprévu et inacceptable d’obscurcissement et de vulgarisation de nos thèses surgit avec leur insolite publication dans Arguments. Une lecture encore plus restrictive y est naturellement imposée du seul fait d’un voisinage avec tout ce qu’il y a de notoirement soumis et inoffensif dans l’intelligentsia française. Tout lecteur averti pensera que ceux qui participent au truquage de l’histoire présente de la culture (et cacher l’I.S., sans chercher plus, relève de ce truquage), sont évidemment mal placés pour comprendre l’histoire révolutionnaire du passé. Le fait de vouloir recourir au caché actuel pour comprendre le caché de l’histoire révolutionnaire témoigne d’un goût trop vif à notre gré pour l’occultisme. Ces Versaillais de la culture ne seront pas si vite délivrés de nous.

On pourra nous objecter que nous nous occupons trop souvent de gens terriblement médiocres (qui saurait dans cinquante ans qu’Edgar Morin a jamais existé si l’on ne lisait pas cette information dans Internationale situationniste ?). Des gens qui ne représentaient rien sur le plan de la pensée — et il faut dire qu’il est regrettable que Lefebvre, lui, n’ait pas mieux senti sa différence par rapport à eux —, des gens qui n’étaient à peu près rien comme derniers épigones de penseurs classiques, et encore moins comme porteurs d’un dépassement. Justement. En tant que travail préalable à la réalisation d’autres possibilités d’agir, nous avons entrepris de démontrer méthodiquement qu’ils n’étaient rien, non sans tenir cependant en permanence, dans une zone précise de cette société du spectacle que constitue partout le capitalisme moderne, le rôle  (payé) de la pensée chercheuse et questionnante. Égarant ainsi vers leur nullité de pensée et d’action une part considérable de ceux qui cherchent quelque temps, avant la résignation qu’organisent toutes les forces du vieux monde, la contestation du présent et les prodromes de la vie nouvelle.

Presque tous les gens d’Arguments ont d’abord participé au stalinisme, en ont laissé passer sans réagir beaucoup de lourdes conséquences politiques et intellectuelles. Ils ont vu envoyer facilement «aux poubelles de l’histoire» des penseurs anciens dont on n’a même pas fini d’apprendre l’importance et de s’approprier les méthodes. Ensuite, ils se sont trouvés «libres», et ont donné leur propre mesure, dont la collection d’Arguments témoigne assez exactement (si l’on en excepte plusieurs bonnes traductions d’articles allemands ou anglais, destinées à dorer leur misère). Il est donc clair qu’ils ont mérité deux fois d’être à présent plus réellement jetés, avec leurs à-peu-près historiques en surplus, dans ces fameuses poubelles de l’histoire. Il est permis à l’I.S. de dire cela parce qu’elle représente, en ce moment, non abstraitement la vérité, mais l’avant-garde de la vérité.

Il faut relever une parole que Marx a su affirmer contre son temps : les propriétaires actuels de la pensée marxiste plus ou moins dégradée (révisée en régression) ressemblent aux Hébreux errant dans le désert ; il leur faudra disparaître pour faire place à une autre génération digne d’entrer dans la terre promise de la nouvelle praxis révolutionnaire.

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Après cela, nous avons encore suggéré à Lefebvre de publier sans délai sa propre opinion, quelle qu’elle soit, non bien sûr à propos de la Commune, mais sur l’Internationale situationniste et l’écroulement d’Arguments, que le silence sur l’I.S. ne pouvait être légitimé ni par l’ignorance complète ni par un jugement sincère concluant au manque d’importance du sujet. Un article qu’il nous a communiqué en manuscrit le 14 février, et qui semblait destiné à L’Express, pour favorable qu’il fût, ne nous a paru ni aussi promptement publié, ni aussi profondément étudié que son travail sur la Commune. Nous devions donc, une fois de plus, ne compter que sur nous-mêmes pour dire le sens de l’itinéraire et du naufrage d’Arguments.

Une autre conclusion utile nous paraît être la vérification objective de ce que nous avions avancé dans le numéro 7 d’Internationale situationniste (pages 17 et 18), sur notre maniement du qualitatif : «Les spécialistes se flattent peut-être de l’illusion qu’ils tiennent certains domaines de la connaissance et de la pratique, mais il n’y a pas de spécialiste qui échappe à notre critique… Nous avons le qualitatif, qui agit dès à présent comme un exposant qui multiplie la quantité des informations dont nous disposons. On pourrait étendre cet exemple à la compréhension du passé : nous nous faisons fort d’approfondir et de réévaluer certaines périodes historiques, même sans accéder à la plus large part de l’érudition des historiens.» Sans doute, on ne peut considérer exactement Lefebvre comme un historien spécialisé. Mais il convient aussi d’en tenir compte, ces notes sur la Commune ne représentent qu’un sous-produit lointain et rapide de l’élaboration théorique situationniste, finalement rien que trois ou quatre heures de travail en commun de trois de nous seulement. Ces faits doivent donner à penser.

21 février 1963. Le Conseil central de l’I.S. : Michèle Bernstein, Guy Debord, Attila Kotányi, Uwe Lausen, J.V. Martin, Jan Strijbosch, Alexander Trocchi, Raoul Vaneigem.

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[Le tract Aux poubelles de l’histoire !, publié en février 1963, fut reproduit en fac-similé en septembre 1969 dans le no 12 de la revue Internationale situationniste, précédé du texte «Raisons d’une réédition».]


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L’I.S. a publié, en février 1963, un document intitulé Aux poubelles de l’histoire, à propos de la disparition de la revue Arguments. Dans ce document se trouve reproduit le texte situationniste Sur la Commune, ainsi que la copie diluée qu’Henri Lefebvre en avait sournoisement publiée, sous sa signature, dans le dernier numéro d’Arguments, paraphant ainsi, sur le mode grandiose, ce carnaval du truquage de la pensée moderne dont Arguments a été, en France, l’expression la plus pure.

La liste qui suit est celle des collaborateurs d’Arguments : J.-M. Albertini, K. Axelos, Roland Barthes, Abel Benssi, Jacques Berque, Yvon Bourdet, Pierre Broué, T. Caplow, Bernard Cazes, François Châtelet, Jean Choay, Choh-Ming-Li, Michel Colinet, Lewis Coser, Michel Crozier, Michel Deguy, Gilles Deleuze, Romain Denis, Albert Détraz, Manuel de Diégez, Jean Duvignaud, Claude Faucheux, F. Fejtö, Léopold Flam, J.-C. Filloux, P. Fougeyrollas, Jean Fourastié, André Frankin, F. François, G. Friedmann, J. Gabel, P. Gaudibert, Daniel Guérin, Roberto Guiducci, Luc de Heusch, Roman Jakobson, K.A. Jelenski, Bertrand de Jouvenel, Georges Lapassade, Henri Lefebvre, O. Loras, Stéphane Lupasco, Tibor Mende, Meng-Yu-Ku, Robert Misrahi, Abraham Moles, Jacques Monbart, E. Morin, V. Morin, Serge Moscovici, Roger Munier, Pierre Naville, Max Pagès, R. Pagès, Robert Paris, François Perroux, A. Phillip, André Pidival, Alexandre Pizzorno, David Rousset, Maximilien Rubel, Otto Schiller, Walter Schulz, H.F. Schurmann, M. Sheppard, Jean Starobinski, A. Stawar, Jan Tinbergen, Jean Touchard, Alain Touraine, Bernard Ullmann, Aimé Valdor.

Les thèses situationnistes sur la Commune ont été traduites en italien et publiées dans le no 9 de la revue Nuova Presenza (printemps 1963), en regard de leur copie par Lefebvre. Les deux directeurs de cette revue ayant exprimé en deux articles des avis assez différents, il importe de remarquer que l’un et l’autre feignent de croire que l’essentiel de la théorie de l’I.S., et de sa présence dans notre temps, se ramène à une interprétation de la Commune de 1871 ; et surtout qu’aucun d’eux ne signale que la publication de ces thèses n’est qu’un détail dans un document concernant la lutte pratique de l’I.S. contre le déguisement spectaculaire qui cache, en ce moment, les questions réellement subversives (en ce cas, notre boycott d’Arguments et la démonstration de son plein succès). Ainsi, il leur devient aisé de parler de «faiblesse pratique» et de «manque de perspectives historiques». C’est bien la question.
«Précisons que l’Internationale Situationniste est l’organe d’un groupe de jeunes qui se placent sur une position de critique radicale de la “société du spectacle”, c’est-à-dire l’organisation technologique et technocratique moderne qui tend à manipuler, selon les fins de l’industrie de consommation, les manifestations de la créativité humaine… Continuation d’un mouvement théorique qui a ses racines dans le premier romantisme, et se poursuit à travers Rimbaud, les surréalistes, Bataille, Klossowski ; au-delà de sa faiblesse pratique, condamné qu’il est à succomber par manque de perspectives historiques sous l’appareil de domination et de frustration des bureaucrates modernes, ce mouvement représente l’expression de refus des nouvelles générations qui se trouvent en face d’une société fondée sur la mystification et le mensonge.» — Franco Floreanini (Les valeurs de la Commune dans la lutte contre le totalitarisme des technocrates et la pétrification idéologique des stalinistes et des bureaucrates du socialisme).

«Quelques lignes ne paraissent pas suffisantes pour examiner l’interprétation avancée par Lefebvre à propos de la Commune, surtout si ces lignes doivent être consacrées exclusivement à les confronter avec les thèses de l’Internationale Situationniste, desquelles elle découle critiquement. C’est ici seulement l’occasion de prendre en considération ces dernières thèses et leur réexamen critique opéré par Lefebvre : et le jugement sur les premières comme sur le second ne peut être, à notre avis, que résolument négatif. Au complexe phénomène historique du stalinisme, pas encore surmonté en Union Soviétique et dans l’élite communiste française, se voit opposée une forme historique mystique : dans une telle forme mystique de “dictature du prolétariat” on veut retrouver l’autonomie des forces prolétariennes et la participation directe et indirecte de telles forces au pouvoir, qui manque dans le stalinisme installé dans sa bureaucratie immobile et son anti-humanisme. Mais une telle participation se trouve complètement séparée de sa problématique historique et structurelle pour devenir une aspiration irrationnelle confuse, sans réels termes idéologiques. L’autonomie des forces prolétariennes, le problème principiel et historique de leur participation au pouvoir en viennent à se réduire au mythe suggestif et transcendant d’un “jeu quotidien avec le pouvoir”, d’une “fête” populaire, de “l’autonomie” des groupes armés populaires. Et l’on n’hésite pas à mêler dans cet élan utopique des formules qui semblent franchement médiocres et quasi-superstitieuses : ainsi la prétendue originalité d’un “urbanisme révolutionnaire” qui “ne croit pas qu’un monument soit innocent”, l’apologie anti-humaniste de ceux qui voulaient détruire la cathédrale Notre-Dame, exprimant ainsi “par cette démolition leur défi total à la société”, ou enfin le regret qui n’est pas moins anti-humaniste concernant les actes demeurés “ébauchés”, et en tant que tels considérés comme des “atrocités”. Tout ce nœud d’irrationnalité, qui trouve sa base naturelle dans une expérience distante et non point vécue historiquement, reste substantiellement intégré dans ce que Lefebvre a repensé, réussissant seulement à exclure quelques formules parmi les plus abstraites… Une protestation qui n’a pas, et ne veut pas avoir, de contact avec la réalité historique d’aujourd’hui… Le stalinisme… est pour lui-même une mystification irrationnelle, une projection sur les forces prolétariennes d’aspirations abstraites, semblables par leur schématisme à celles qui se trouvent dans les thèses sur la Commune de l’Internationale Situationniste. Il est temps que les communistes se posent le problème du dépassement du stalinisme à travers une rationalisation de la vie politique et idéologique, par des formes institutionnalisées qui garantissent la dialectique entre les forces de la classe ouvrière et celles qui assument la conduite de la révolution sociale.» — Marcello Gentili (Deux protestations irrationnelles contre le stalinisme).

«Les mois les plus longs»,
Internationale situationniste no 9, août 1964.


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L’historien Lefebvre

On sait comment Henri Lefebvre a prétendu construire une nouvelle interprétation de la Commune à partir de quatorze thèses situationnistes hâtivement recopiées (voir le tract de l’I.S. Aux poubelles de l’histoire, paru en février 1963). Son livre, La Proclamation de la Commune, dont il donnait à admirer les conclusions — importées — dès la fin de 1962, ayant enfin été publié chez Gallimard en 1965, il reste quelques remarques à faire sur cet ouvrage longuement repensé, maintenant totalement accessible, aussi bien que sur l’excellent accueil qu’il a généralement rencontré.

La formule situationniste : «La Commune a été la plus grande fête du XIXe siècle» a été reçue (mais, bien sûr, sans la moindre prise de conscience du renouvellement théorique dont elle ne faisait que poser une base) comme l’idée maîtresse de cette «recherche» d’une «histoire totale» ; et saluée d’emblée par les trois-quarts des critiques. «Ce que Henri Lefebvre appelle dans son livre une “fête”. Et tout est fête, en effet, dans les jours et les nuits de la Commune.» (Duvignaud, Nouvel Observateur du 22-4-65.) «L’insurrection de mars 1871, c’est d’abord une fête…» (C. Mettra, Express du 5-4-65.) «L’ouvrage que lui a consacré Henri Lefebvre ne risque pas de passer inaperçu. La Commune de Paris c’est “une immense, une grandiose fête”, “fête révolutionnaire et fête de la révolution”. Le ton est donné.» (A. Duhamel, Le Monde du 6-9-65.) «Aussi Henri Lefebvre, qui souligne d’emblée l’importance du style dans les grands événements historiques, a-t-il raison de marquer que le style de la Commune, c’est la fête.» (J. Julliard, dans Critique de décembre 1965.) Et Michel Winock, dans Esprit de février 1966 : «Outre “la fin de l’État et de la politique”, que nous propose la Commune, quelle est sa signification profonde ? La plus vaste qu’on puisse imaginer : “la métamorphose de la vie (quotidienne) en une fête sans fin, en une joie sans autre limite ni mesure que la fatalité de la mort…” Lefebvre ici ne cède pas à la littérature utopique : c’est de l’observation attentive, au jour le jour, des faits parisiens de 1871 — ceux qui semblent parfois les moins “historiques” — qu’il conclut au “style de la Fête” comme “style propre de la Commune”. Le mot n’est pas forcé… Ce qui amène Lefebvre à voir dans la Commune “la seule tentative d’urbanisme révolutionnaire”… On ne pourra plus parler de la Commune, désormais, sans connaître les idées d’Henri Lefebvre…»

Il ne faut du reste pas croire que les recherches historiques de Lefebvre se soient bornées à piller des textes momentanément inédits. On pouvait lire, dans le numéro 7 de la revue Internationale Situationniste, paru en avril 1962 (page 12), les lignes qui suivent : «L’assaut du premier mouvement ouvrier contre l’ensemble de l’organisation du vieux monde est fini depuis longtemps, et rien ne pourra le ranimer. Il a échoué, non sans obtenir d’immenses résultats, mais qui n’étaient pas le résultat visé. Sans doute cette déviation vers des résultats partiellement inattendus est la règle générale des actions humaines, mais on doit en excepter précisément le moment de l’action révolutionnaire, du saut qualitatif, du tout ou rien. Il faut reprendre l’étude du mouvement ouvrier classique d’une manière désabusée, et d’abord désabusée quant à ses diverses sortes d’héritiers politiques ou pseudo-théoriques, car ils ne possèdent que l’héritage de son échec. Les succès apparents de ce mouvement sont ses échecs fondamentaux (le réformisme ou l’installation au pouvoir d’une bureaucratie étatique) et ses échecs (la Commune ou la révolte des Asturies) sont jusqu’ici ses succès ouverts pour nous et pour l’avenir.» Trois ans plus tard, voici ce que devient ce paragraphe, transfiguré en pensée lefebvrienne : «Nous devons aujourd’hui reprendre l’étude du mouvement ouvrier d’une façon entièrement nouvelle : à la fois désabusée et audacieuse. Le premier assaut, limité à l’Europe, de ce mouvement contre le vieux monde a partiellement échoué. Il a profondément modifié la situation ; il a donné d’immenses résultats, qui ne sont pas ce que voulaient les hommes de la théorie et de l’action initiales. Certains de ceux qui se prétendent héritiers politiques et théoriques de la Commune ne possèdent en propre que l’héritage d’un échec, dont ils ont égaré le sens précisément parce qu’ils croient ou disent avoir réussi. N’y a-t-il pas un mouvement dialectique de la victoire et de la défaite, de l’échec et de la réussite ? Les succès du mouvement révolutionnaire ont masqué ces échecs ; par contre, les échecs — celui de la Commune, entre autres — sont aussi des victoires ouvertes sur l’avenir… (page 39 de La Proclamation de la Commune).

Mais, dira-t-on, Lefebvre n’a pu écrire un si gros livre en délayant trois pages «situationnistes» ? Certes non. Il a lu quatre ou cinq livres opportunément parus depuis quelques années, qui lui ont permis d’amalgamer, sans fatigue mais sans unité, plusieurs recherches concernant le déroulement des faits (par exemple l’étude de Dautry et Scheller sur Le Comité Central des Vingt Arrondissements de Paris, Éditions Sociales, 1960). Enfin, sans doute pour complaire à son dernier maître Gurvitch, qui vivait encore, Lefebvre a entrepris sans en rien connaître une apologie de Proudhon, froidement crédité d’être quelque chose comme l’inventeur de l’autonomie ouvrière ! Ce Proudhon, partisan toujours de l’ordre, qui veut améliorer l’ordre existant, dans la propriété privée (par la coopération), et partout ailleurs ; l’apolitique ennemi de toute lutte violente ; l’arriéré qui en plein XIXe siècle n’envisage et ne tolère d’autre choix pour la femme qu’entre l’état de prostituée et celui de ménagère ; l’homme qui a parfaitement résumé toute sa nullité de moraliste en tranchant, précisément contre le minimum de l’autonomie ouvrière existante : «Il n’y a pas plus de droit à la grève que de droit à l’inceste et à l’adultère.»

Mais ce n’est pas tout. Dès le début de son livre, Lefebvre montre quelle pauvre idée il peut se faire de la fête ou de la révolution. Il cherche platement comment des formes littéraires, le lyrisme ou le drame, ont pu exprimer alors dans Paris cette fête qu’il doit, par hypothèse, y retrouver. Il révèle ainsi qu’il ne conçoit absolument pas que la vie libérée puisse dépasser ces formes, s’autonomiser à son tour en tant qu’expression et action, au point de posséder en elle-même son lyrisme ou son drame, dans une qualité toute différente de cette résurrection des masques artistiques du vieux carnaval de la séparation. Ayant tout simplement mal compris, au niveau du ragot de concierge, la formule de nos thèses qui suggère que l’histoire officielle de la société dominante est portée à «faire disparaître» le sens subversif d’une époque, même dans le champ de ses manifestations artistiques ou poétiques, Lefebvre croit pouvoir s’aventurer à insinuer que Lautréamont aurait été assassiné ! (page 169). Paraissant ainsi écrit comme par les auteurs des fameux Fantômas — chacun son tour un chapitre — le monument historique de Lefebvre est construit dans le même négligé hypnagogique, comme un roman de cape et de concept qui culmine avec cette idée stupéfiante que Marx aurait attendu la Commune pour être en théorie partisan de la destruction de l’État.

Le spectre situationniste qui hante la pensée de Lefebvre, et quelques autres petites têtes de la présente culture spectaculaire, est ici exorcisé par des remerciements liminaires adressés à un mystérieux Guy Debud, qui se trouve de la sorte associé, mais sous cette forme heureusement fantômatique, à l’élaboration et à l’approbation d’un tel livre. Depuis Stalinaud, que le fidèle Henri Lelièvre aima trente ans sans espoir (on lui préférait Garaudisque) on n’avait pas vu plus fière correction de l’exactitude historique : typographiquement faute de meilleurs moyens. Le Penseur de Nanterre, vacciné contre le ridicule comme personne d’autre ne saurait l’être dans tout le District de Paris, a maîtrisé un sujet délicat par le maniement de sa brillante dialectoque.

Internationale situationniste no 10, mars 1966.

Publié dans Debordiana

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