Aller (se) voir chez les Grecs
«C’est le début d’une guerre.» La citation — d’une bien nommée Hélène, simple manifestante — a fait le tour de la presse française après la journée de grève générale du 5 mai dernier en Grèce. Une guerre, et civile qui plus est, comme celles qui ont cours dans ces pays lointains et dont l’on ne comprend pas bien les tenants et les aboutissants, ni quels en sont les gentils et les méchants — une guerre, vue de France, ça laisse toujours un peu interloqué.
Et pourtant, la Grèce est bien dans l’Union Européenne, et du bourdonnement qui accompagne le conflit émergent des mots qui résonnent familièrement à nos oreilles : austérité, inflation, État Providence, répression, dette publique. Certes, un docteur en économie pourrait disserter des heures, chiffres à l’appui, pour démontrer que la Grèce n’est pas la France, que l’industrie blablabla, que les credits ratings blablabli, que le taux de chômage, que le PIB, que sais-je encore. Mais la question économique est en vérité une affaire bien moins savante, bien plus terre à terre. C’est par exemple savoir quel genre de job on va être obligé d’accepter pour pouvoir manger, quelle assurance on va avoir d’accéder à des services de santé, dans quelle baraque on va pouvoir habiter, etc. C’est aussi une affaire de sentiments : la rage de voir que certains s’en tirent très bien et font leur huile d’olive sur le dos des autres, le malaise qui pointe quand on se demande à quoi ça rime cette vie.
Vu comme ça, il semble que les préoccupations des Grecs qui descendent «faire la guerre» dans la rue recoupent assez exactement celles qui ont cours par chez nous.
Et puis ici et là-bas le même discours sur la crise économique devant laquelle on devrait se serrer la ceinture, qui vient justifier les politiques «de rigueur». Au pays de l’État social, on ne s’attaque pas encore au SMIC, mais la retraite prend un coup de vieux, et les recettes qui auront «fait leurs preuves» au pays de Damoclès nous pendent au nez — après tout la Grèce a inventé la démocratie, elle peut aussi bien exporter sa politique sociale.
La Grèce a aussi inventé la guerre civile, et la politique s’y vit avec un peu plus de passion qu’ailleurs. À tel point qu’on entend parler ici ou là de situation insurrectionnelle. Une insurrection, vue de France, ça laisse un peu interloqué, mais quand même… Il y a comme une espèce de fond de sympathie qui accueille les nouvelles du front grec, quand les ministres sont chahutés dans la rue et chassés des lieux publics, quand les manifs demandent la tête des banquiers, ou même devant les images de flics transformés en torches humaines. Depuis le temps qu’on entend ici «ça va péter», dans les petites phrases et les slogans ronflants, c’est rassurant de voir que ça pète vraiment ailleurs, ça soulage un peu du poids de sa propre résignation. La Grèce, c’est la preuve qu’on peut encore se révolter.
Des armes
Avec la montée de la conflictualité politique, et celle de la répression qui l’accompagne, la Grèce connaît, plus de trente ans après l’Italie, la tentation de l’armement de la lutte. Des groupes plus ou moins formels, comme la Conspiration des Cellules de Feu multiplient les attaques contre l’État grec et les symboles du Capital, parfois à l’explosif ou à la Kalachnikov. Cependant l’affaire qui a posé de manière tragique la question de l’utilisation de la violence relève plutôt des pratiques classiques des manifestations grecques : le cocktail Molotov qui a enflammé la banque le 5 mai et causé la mort de trois personnes n’a jamais cessé d’armer les émeutiers depuis la révolte contre les Colonels en 1975. Et avec les flics, les banques sont depuis longtemps une de leurs cibles privilégiées.
Le pouvoir saute sur l’occasion, et tente de stigmatiser et d’isoler les tendances les plus radicales du mouvement en jouant sur la culpabilisation, tout en en profitant pour accentuer la répression sur tout le monde : la construction de l’ennemi intérieur et l’utilisation de la terreur, classiques techniques contre-insurrectionnelles.
Le mouvement doit aujourd’hui composer avec, et des pistes se cherchent pour ne pas se laisser prendre dans l’étau de la répression et de la division.
Chronologie du mouvement grec depuis février 2010
Mercredi 24 février : Première grève générale contre le plan de rigueur. 30'000 manifestants à Athènes. Les cocktails molotov sont déjà là.
Jeudi 4 mars : Manifestations à Athènes et Salonique. Environ 300 manifestants occupent le ministère des Finances à Athènes.
Vendredi 5 mars : Nouvelles manifestations et nouveaux affrontements. Le président du GSEE, 1er syndicat grec, est agressé par un groupe de jeunes et l’un d’eux se jette sur lui pour le frapper à coups de poings. Le groupe de jeunes s’en prend aux gardes en costume traditionnel en fonction devant le Parlement.
Jeudi 11 mars : Deuxième journée de grève générale.
Vendredi 23 avril : Manifestation contre l’«aide» du FMI.
Jeudi 30 avril : Affrontements entre la police et des enseignants devant le ministère des Finances.
Samedi 1er mai : Nouvelle manifestation, nouveaux affrontements.
Lundi 3 mai : Occupation et prise de parole d’enseignants en grève sur la chaîne de télévision d’État.
Mardi 4 mai : Début de la grève générale de 48 heures appelée par la GSEE et l’ADEDY (et suivie par la quasi-totalité du secteur public). Deux occupations de bâtiments dans la banlieue d’Athènes, par le syndicat des employés municipaux. 300 manifestants occupent l’Acropole à Athènes.
Mercredi 5 mai : Manifestations dans toute la Grèce, 200'000 manifestants à Athènes.
Affrontements devant le Parlement puis en ville (et aussi à Salonique). Trois personnes tuées dans l’incendie d’une banque. Il s’avérera plus tard que le patron leur avait interdit de faire grève et avait bouclé le bâtiment.
Expéditions punitives de la police grecque à Exarchia, le quartier «anarchiste» d’Athènes : arrestations, perquisitions, tabassages, destructions. Plus d’une centaine d’arrestations et de nombreux blessés.
Jeudi 6 mai : Adoption des mesures d’austérité par le Parlement. Nouvelle manifestation à Athènes, devant le Parlement. Malgré les morts de la veille, une bonne partie des manifestants reprend le slogan «Brûle le Parlement !»
Samedi 8 mai : Manifestations des syndicats «de base» dans tout le pays. Rassemblements de solidarité à Athènes pour les inculpés des jours précédents.
Lundi 10 mai : Grèves sectorielles, par exemple des pharmaciens et des éboueurs.
Jeudi 20 mai : 4ème journée de grève générale. Des syndiqués communistes occupent le ministère du Travail.
Depuis, les flics dispersent immédiatement tout rassemblement, alors les tentatives se jouent sur un autre terrain. Des assemblées «anti-FMI» s’organisent dans certains quartiers.
Jeudi 10 juin : Grève des cheminots contre la privatisation d’une filiale de la SNCF grecque. Les effets de l’austérité n’ont pas fini de générer des conflits…
Rebetiko no 6, été 2010
Chants de la plèbe.