À propos du livre de Bruno Rizzi
«L’adresse où vous pourriez toucher Rizzi est donc :
Editrice Razionalista – Casella postale 33 – 37012 Bussoleno (Verona).
Du moins était-ce valable en 1970.»
Lettre de Guy Debord à Gérard Lebovici, 19 août 1976.
Lettre de Guy Debord à Gérard Lebovici
29 septembre 76
Cher Gérard,
Je vous ai renvoyé hier, en recommandé, la photocopie du Rizzi. Il est hors de doute que la seule solution est de publier uniquement la première partie. C’est d’autant plus légitime que l’auteur avoue avoir changé d’avis deux fois pendant la composition de l’ouvrage. La première partie fut «conçue à Londres vers la fin de 1938 et fixée à Milan dans le mois de mars 1939». C’est elle qui nous intéresse. Au printemps de la même année, rédigeant le chapitre IV de la «troisième partie», il eut le coup de foudre d’une sorte de révélation, fort malheureuse, dont il avoue lui-même sans détour qu’elle a mis en péril son équilibre et sa santé ! Et je le crois sans peine. Il change encore une fois de position dans la postface, passant d’une froideur supra-historique qui attendra sans crainte la fin des dictatures à une émotion apocalyptique qui voudrait arrêter à l’instant la fin du monde.
Je crois qu’il est indispensable de publier L’U.R.S.S. : collectivisme bureaucratique avec, sur la couverture, ce sous-titre : La Bureaucratie du monde, Ire partie [Le livre paraîtra en décembre 1976]. Car ce titre général a tout de même, dans un certain milieu, quelque chose de connu, comme tout ce que l’on s’est tant employé à cacher. Tandis que le sous-titre de cette «première partie» (La propriété de classe) devrait être porté comme sous-titre de la page de titre intérieure du livre. Je vous joins un modèle, ainsi que le texte de présentation pour la 4/couverture.
J’ai la forte impression que les corrections manuscrites sont exactes, et donc à garder, à peut-être une ou deux exceptions près (elles peuvent même être de l’auteur). J’en ai ajouté une dizaine, d’une évidence typographique manifeste.
Dans la notice de la 4/couverture, je crois avoir habilement établi notre droit de publier à part la moitié d’un livre qui ne constitue pas une unité, pour que les crétins n’aillent pas parler de maspérisation. Pour le reste des considérations, c’était bien le moment de frapper fort. Je pense que, sous cette forme, ce livre devrait être sorti au plus tôt : les rumeurs circulent très vite dans ce milieu, et voyez le coup terrible que nous portons à l’aile la plus avancée de la récupération, si personne ne nous devance.
J’espère recevoir prochainement de bonnes nouvelles de vos exploits.
Amitiés,
Guy
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Voilà le livre le plus inconnu du siècle, et c’est justement celui qui a résolu, dès 1939, un des principaux problèmes que ce siècle a rencontré : la nature de la nouvelle société russe, la critique marxiste de la forme de domination qui y est apparue.
C’est en 1939 que le trotskiste italien Bruno Rizzi a publié, par lui-même, à Paris, les première et troisième parties (mais non la deuxième) de son ouvrage La Bureaucratisation du monde, signé Bruno R., et rédigé en français.
Condamnées aussitôt par Trotski et la Quatrième Internationale, les thèses de Rizzi, qui apportaient la première définition de la bureaucratie en tant que classe dirigeante, ont été systématiquement ignorées par deux générations de compagnons de route ou pseudo-critiques du stalinisme ; qui le plus souvent ont été les mêmes hommes, changeant de mensonges selon le vent, faisant toujours mine de s’apprêter à enfoncer une porte ouverte depuis trente ou quarante ans, mais en nous vendant en prime leurs propres clefs, et finalement reculant toujours devant l’ampleur titanesque de l’effort, qui aurait mis fin à leur emploi. Eux ne seront réédités par personne.
D’autres ont pillé Rizzi avec une assurance d’autant plus tranquille que ceux-là préféraient l’ignorer. Les rares détenteurs d’un livre si bien disparu qu’il n’en existe même pas un exemplaire à la Bibliothèque nationale, en ont tiré discrètement parti pour trancher du chercheur de pointe, et aimeraient ne pas perdre cette réputation : depuis 1968, les divers experts en contestation qui détiennent un stand chez presque tous les éditeurs français ont exhumé toutes sortes d’écrits moins brûlants, mais jamais Rizzi, qu’ils n’ignoraient pas tous.
L’Américain Burnham fut le premier à se faire un nom, avec L’Ère des organisateurs, en récupérant tout de suite cette critique prolétarienne de la bureaucratie, la travestissant pour son compte en éloge inepte d’une hausse tendancielle du pouvoir de décision et de compétents «managers» dans l’entreprise moderne, au détriment des simples détenteurs de capitaux. Et plus tard la revue française Socialisme ou Barbarie, reprenant la dénonciation du stalinisme, a manifestement trouvé dans cette œuvre fantôme de Rizzi la principale source de ses conceptions, de sorte que l’originalité que les commentateurs consentent à reconnaître, sur le tard, à ce foyer de réflexion désormais éteint, paraîtrait assurément plus considérable si tout le monde continuait à cacher Bruno Rizzi.
Le lecteur d’aujourd’hui apercevra aisément quelques erreurs dans la compréhension stratégique des forces en jeu au très sombre moment où ce texte a paru. Les soulèvements des travailleurs, de Berlin-Est en 1953 au Portugal en 1974-75, ont depuis beaucoup amélioré la théorie de Rizzi. Notre parti n’a pas eu raison en un jour ; il a développé sa vérité à travers deux siècles de luttes changeantes. Aujourd’hui encore, il n’a pas tout à fait raison, puisque l’on peut encore survivre et falsifier à côté de lui. Mais déjà la société dominante qui ne sait plus se gérer, ne sait même plus lui répondre.
Les erreurs étaient plus nombreuses et plus lourdes dans l’étude suivante (Quo Vadis, America ?), recueillie par Rizzi dans l’édition originale de La Bureaucratisation du monde, et donnée alors comme «la troisième partie» de l’ensemble inachevé. La réédition d’un texte historique ne doit rien ajouter qui puisse en diminuer l’homogénéité ; alors surtout que les intellectuels de quatre décennies ont osé ne pas y répondre.