Grèves et sabotages : Le retour de Mam'zelle Cisaille !

Durant la grève des cheminots de novembre dernier [2007], le sabotage a refait son apparition en tant que méthode de lutte [Il ne semble pas que ce type d’action ait été utilisé durant les grandes grèves cheminotes de 1986-87 ou de 1995], et les médias ont bien été obligés de le signaler. Le sabotage («Mam’zelle Cisaille» comme on disait au début du XXe siècle) n’a pourtant rien d’exceptionnel lorsqu’on le replace dans l’histoire du mouvement ouvrier. Il a de tout temps été une des armes des travailleurs que cela soit dans la résistance quotidienne à l’exploitation ou lors de luttes.
Cette pratique avait-elle été quelque peu oubliée par les cheminots ? Était-elle cantonnée à une utilisation très locale et donc ignorée des médias ? On peut toutefois percevoir cette réapparition comme significative de certaines évolutions :
— Évolution des luttes qui, sous des formes classiques, n’aboutissent pas. Des syndicats aujourd’hui bien trop ouvertement intégrés au système et desquels on attend plus grand-chose si ce n’est la négociation de redditions successives (et de plus en plus précoces). Le cadre légal de la grève qui tend à se restreindre.
— Évolution technique avec la multiplication des Lignes à grande vitesse (LGV) sur lesquelles se concentrent des flux de passagers de plus en plus importants. Des actes de sabotages sur ce type de lignes, très performantes mais aussi très fragiles, entraînent immédiatement une paralysie d’une large partie du réseau et des pertes de thunes incroyables. Le mode de production capitaliste se transforme, les conditions et donc les formes de la lutte de classes évoluent, de nouvelles pratiques apparaissent, d’autres, oubliées, refont surface.


Mais les condamnations ne sont pas restées verbales et se sont aussi traduites devant les tribunaux. Les flics ont réussi à mettre la main sur quelques auteurs présumés de sabotages : quatre mois avec sursis et 3500 € de dommages et intérêts pour un cheminot de Thionville qui a détruit avec des chaises les vitres d’un poste d’aiguillage le 22 novembre ; un mois avec sursis pour deux agents de la RATP accusés d’avoir coupé l’électricité sur une ligne du métro ; deux individus mis en examen depuis le 22 novembre à Blainville, accusés d’avoir purgé les freins d’un train de marchandise ; un conducteur mis en examen depuis le 27 décembre pour le sabotage du portail d’entrée de la gare de triage de Sibelin.
Avec le recentrage de plus en plus flagrant de la CGT (majoritaire à la SNCF), l’instauration du service minimum, le dégoût et la colère qui montent, il n’est donc pas dit que la prochaine grève des transports ne soit ponctuée que de tristes manifestations traîne-savates.
Alex
Quand la CGT appelait au sabotage !
Si le sabotage a toujours été une arme utilisée individuellement et spontanément par le travailleur contre son patron (l’exploiteur !), il a aussi été préconisé comme tactique par des organisations ouvrières et/ou syndicales et notamment l’une d’elles : la CGT. Oui oui, la CGT, celle dont les actuels dirigeants dénoncent les cheminots saboteurs avec la vigueur d’un ministre de l’Intérieur. Mais c’était tout de même il y a bien longtemps.
Il était donc une fois, en 1895. Alors qu’une grève des travailleurs des chemins de fer est dans l’air, et que le recours à l’armée pour la briser est envisageable, Eugène Guérard (secrétaire général du Syndicat national des chemins de fer) déclare que les militaires ne pourraient surveiller les 30.000 km de réseaux et que «dans ces conditions, il serait bien extraordinaire que les rails ne fussent pas enlevés sur le parcours…» [Cf. Élie Fruit, Les Syndicats dans les chemins de fer en France (1890-1910), Paris, Éditions ouvrières, 1976, p. 90. Dans les chemins de fer, le sabotage apparaît dès le développement de ce secteur. Ainsi, lors de la révolution de février 1848, de très nombreux sabotages ont lieu : destructions de gares, incendies de ponts. Ibid., p. 45.]. Menaces ou promesses ? Ce n’est qu’un début.

Un autre CGTiste, Alexandre Renault (1882-1914), bien moins connu, est lui surnommé le «professeur de sabotage du réseau de l’État» [Voir Jean Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français]. Syndicaliste révolutionnaire du réseau de l’Ouest-État, il est en 1910 secrétaire du Syndicat national des travailleurs des chemins de fer. Il publie au début de juillet 1910 une brochure tirée à 10.000 exemplaires, La Grève des chemins de fer d’octobre 1910, où il suggère les «précautions» à prendre au moment de la déclaration de grève : «Il faudrait que des équipes de camarades résolus, décidés coûte que coûte à empêcher la circulation des trains, soient dès maintenant constituées dans tous les groupes et les points importants. Il faudrait choisir des camarades parmi les professionnels, parmi ceux qui, connaissant le mieux les rouages du service, sauraient trouver les endroits sensibles, les points faibles, frapperaient à coup sûr sans faire de destruction imbécile et, par leur façon efficace, adroite, intelligente autant qu’énergique, rendront d’un seul coup, inutilisable pour quelques jours, le matériel indispensable au fonctionnement du service et à la marche des trains.» Il est révoqué en septembre pour excitation au sabotage.

Le ministre Aristide Briand (ancienne crapule socialiste devenue crapule tout court), partisan de la répression, invente alors un vaste complot de saboteurs. Selon lui, «tous les procédés de sabotage les plus modernes devaient être utilisés ; les ponts devaient être dynamités, les aiguilles détruites et, pour compléter cette œuvre criminelle, les organisateurs avaient été jusqu’à préparer la destruction des écluses, qui aurait eu pour résultat d’empêcher la navigation sur les canaux et les fleuves, et d’empêcher par conséquent le ravitaillement par eau». Mais il s’agit en fait d’un plan mis au point pour la grève avortée de 1898 par les Chevaliers du travail (un éphémère groupement socialiste) et écrit par… Briant lui-même, à l’époque où il était un défenseur acharné de la grève générale [Édouard Dolléans, Histoire du mouvement ouvrier, 1871-1936, t. II, Paris, Armand Colin, 1946, p. 179.] !
Renault est mis en liberté provisoire en mars 1911, mais doit se réfugier en Belgique puis à Londres pour échapper à la police qui le recherche pour un nouveau sabotage. Il ne retourne en France qu’en juin 1913. Au début de la guerre, Alexandre Renault, mobilisé, demande son intégration au réseau de l’État (plutôt conduire un train que porter un fusil), mais elle est refusée. Il est rapidement envoyé au front où il est tué le 25 octobre 1914.
Il ne semble pas que, par la suite, des organisations aient ainsi ouvertement appelé au sabotage. Mais cela n’a pourtant pas freiné la créativité des travailleurs.
Oncle Paul
Incendo no 2, mai 2008
Le journal qui brûle d’en découdre.