Lettres de Guy Debord à Barbara Rosenthal
15 septembre 1974
Je serai à Paris à partir du 5 octobre (Guy Debord, 239, rue Saint-Martin, IIIe - téléphone 278 30-26). Et, bien sûr, j’aimerais t’y revoir.
Comment pourrais-je ne pas attendre toujours Barbara ?
Guy
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Paris, le 11 décembre 1974
Chère Barbara,
Nous avons tous ressenti le malaise croissant de notre récente cohabitation. Son explication est d’une simplicité évidente. Ce qu’il m’a été un peu plus difficile de m’expliquer, c’est comment ceci a pu même exister en tant que malaise, incertitude de nos relations, air de malentendu là où pourtant il ne saurait y avoir de malentendu.
Cette explication donc, je vais m’en charger, puisque tu as plusieurs fois manifesté, et froidement déclaré, que tu ne voulais en rien entrer dans l’examen de ces questions ; et que c’était simplement «mon problème». En laissant à d’autres, avec une réelle indifférence ou une fausse tranquillité, tout problème que tu préfères ignorer, tu les laisses aussi normalement, comme tu as dû en faire plusieurs fois l’expérience, te communiquer unilatéralement leur solution.
La situation, quand tu es revenue vers moi après une si longue absence — ce dont j’ai été en tout cas heureux —, était parfaitement claire ; et je veux rappeler ici cette clarté qui ne concerne pas des circonstances de détail, toujours aisément transformables et d’ailleurs sans réelle importance, mais qui est dans la base même de cette situation.
Quand je t’ai revue, tu n’avais pas lieu d’être très satisfaite de la manière dont tu as vécu — au moins de ce que c’était devenu dans les dernières années —, alors que j’étais dans l’ensemble aussi résolu que jamais à continuer de vivre comme je l’ai toujours fait : on s’habitue à ce qui vous plaît plus vite qu’à ce qui vous déplaît. D’autre part, tu sais bien que je n’ai jamais prétendu te changer, ni te faire changer d’avis sur quoi que ce soir d’important. Tu n’avais donc qu’à choisir librement si ce que je suis te convient ou non aujourd’hui. Si la réponse était oui, il devait t’être facile de montrer que tu étais effectivement capable d’un tel choix et de sa suite, en général comme pour ce qu’il implique dans tous les détails. Si la réponse était non, nul regret pour personne. En éludant en fait une telle réponse, en négligeant sa signification et son urgence (urgence pour toi), en renvoyant à plus tard l’assurance vague d’un aboutissement heureux, tu prétendais bel et bien, mais sans le dire, me changer étrangement, dès maintenant et plus encore dans l’avenir ; et cette intention, tournée vers un but plutôt pauvre, ne s’arme que d’assez pauvres moyens. De même que, dans notre jeunesse, tout le goût que j’avais pour toi n’aurait pu m’entraîner, par exemple, à faire la guerre d’Indochine, aujourd’hui ton existence, même dans ce qu’elle pourrait avoir de plus admirable, ne me ferait renoncer à rien de ce que je me reconnais comme qualités. Il se trouve qu’Alice est une de mes qualités.
Puisque tu es venue en nous disant que tu avais, toi, besoin de nous, il est plutôt extravagant de ta part de considérer tout de suite après que ceci constitue «notre problème» ; que nous n’aurions plus qu’à résoudre d’une manière qui te satisfasse. C’est bien davantage ton problème. C’est à toi qu’il incombait, à partir de ce que nous sommes, de savoir si cela te plaît ou non. Et comment pourrait-on nous plaire — me plaire — autrement ?
Le choix qu’il te fallait donc, non seulement faire, mais encore savoir faire, était simple. Alice et moi, nous pouvions t’aimer si toi-même étais telle que tu pourrais nous aimer l’un et l’autre. C’était plus difficile que tu ne pensais, mais non impossible pour quelqu’un qui en ressentirait l’importance, et d’abord l’attirance, et qui agirait en conséquence. Aucun autre choix ne pouvait se présenter dans la situation telle qu’elle était réellement. Je te l’ai nettement dit. J’ai même, un soir d’octobre, insisté sur les risques qui devaient forcément exister dans le commencement d’un projet si complexe — parce que j’avais vivement conscience qu’une conduite maladroite de ta part pendant cette période pouvait, en diminuant le charme que nous devions te trouver, rendre impossible l’aboutissement le plus favorable au moment même où nous en parlerions encore. Tu me répondais alors que toi, si sûre que nous nous plaisions tous, tu ne comprenais absolument rien à mes «inquiétudes» — et c’était parce qu’en fait tu n’envisageais pas vraiment ce genre de relations comme souhaitable ; et en ce sens tu avais raison de dire que mon inquiétude était hors de propos.
En jugeant (par toutes ses réactions concrètes sinon par une opinion formulée) la vie que d’autres vous proposent — la seule vie qu’ils peuvent vous proposer, étant ce qu’ils sont —, on se juge soi-même. On révèle sa propre mesure, et ses préférences déterminantes. Certaines pourraient aimer, dans la réponse qu’elles ont eu la chance d’obtenir à ce qu’elles ont demandé, un approfondissement peu courant des possibilités affectives, et même érotiques. Mais d’autres ne voient cela qu’en tant que diminution de leur importance possible, comme une sorte de perte, pour qui d’ailleurs n’a rien à perdre. Quand tu dis qu’Alice et moi sommes le seul couple réel que tu as vu, tu considères en vérité ceci comme un facteur défavorable dans tes calculs.
En quelques jours passés ensemble, on n’a pas vu seulement que je trouve triste et pénible de me déplacer d’un lit à l’autre dans un même appartement (je le savais déjà). On a vu surtout expérimentalement que tu es profondément hostile — sinon précisément au saphisme malgré, là aussi, quelques réticences contradictoires — en tout cas à des relations amoureuses étendues au-delà de celles du couple traditionnel, en y incluant sans doute les à-côtés que comporte presque toujours, ouvertement ou clandestinement, le couple traditionnel. Ce qui donnait une suffisante réponse pratique au choix dont nous avons parlé ; tout en constituant à tout instant un test révélateur de ta personnalité. Alice et moi avons toujours pu envisager toutes choses plus généreusement que bien d’autres gens, car nous savons que nous n’avons rien à perdre en étant généreux. Nous pensons qu’il faut juger quelqu’un, non sur les côtés toujours excusables qui lui viennent de ce qu’il a pu rencontrer de pire, mais sur la manière dont il est capable de répondre à ce qu’il a pu rencontrer de mieux.
Moins d’une semaine a donc suffi à faire surgir de bien frappantes discordances, même dans ton attitude envers moi seul : tels moments tout à fait charmants sont suivis instantanément de moments tout à fait factices. Ce qui, en toi, ne peut s’adapter à ce que je suis traduit du même coup assez visiblement ce que tu es, même si tu crois pouvoir paraître obscure ou rassurante. Et note bien que je ne dis pas que tu devrais, ou pourrais, être quelqu’un de différent ; je ne fais que constater le résultat par rapport à moi. Je pense que certainement un autre côté de ta personnalité aurait pu autrefois se développer très loin, avec un autre entourage, d’autres conditions, d’autres goûts et projets. Mais à quoi bon en reparler, puisqu’une autre voie a été prise il y a si longtemps, voie que tu n’envisages aucunement de critiquer ?
De sorte qu’il y aurait même quelque chose d’illusoire dans l’idée que tu puisses m’aimer, puisque tu ne sais ni m’accepter ni même me reconnaître ; et qu’au fond tu ne t’en es jamais préoccupée. Tu peux aimer que l’on s’intéresse à toi. Je m’y suis intéressé plus que personne dans toute ta vie, mais seulement à mes conditions (de ceci, je ne m’excuse pas, je me félicite). Voilà pourquoi les temps où nous nous sommes fréquentés furent si brefs. Je crois à présent que c’est en 1951 qu’il m’aurait fallu te connaître, car en 1952 c’était un peu tard : tu étais trop incertaine entre plusieurs intentions opposées, et moi déjà je n’étais pas assez souple pour m’y faire.
La minute est passée, c’est demain. [«Guy, encore une minute et c’est demain.» Phrase que prononçait en 1952 Barbara Rosenthal dans le film de Guy Debord Hurlements en faveur de Sade] Je t’embrasse.
Guy