Comment se portent les caissières de Carrefour Grand Littoral à Marseille?
Il y a deux mois à Marseille, les caissières en grève du magasin «Carrefour grand Littoral» faisaient la «une» de Libération et du Parisien, l’ouverture du journal de TF1 et de France 2, l’objet d’articles, de débats et d’émissions. Elles découvraient leurs mots dans les journaux, leurs visages à la télévision, leurs voix à la radio.
Elles apprenaient à s’exprimer publiquement, elles organisaient les tours de garde pendant l’occupation du magasin, elles trouvaient des solutions pour faire garder leurs enfants, des solutions aussi pour nourrir une centaine de grévistes.
Elles avaient fait connaître leurs revendications :
— Des tickets restaurant à cinq euros au lieu des 3,05 euros octroyés («parce que si vous connaissez un endroit où l’on peut avoir un sandwich et une cannette pour moins cher, dites-le moi»).
— Une prime exceptionnelle de 250 euros.
— Le droit de travailler 35 heures pour les caissières à temps partiel.
Le 16 février, après seize jours de grève, les caissières reprenaient le travail.
La CFDT, syndicat majoritaire venait de signer avec la direction un protocole sans appel :
— Les tickets-restaurants étaient augmentés de 45 centimes à condition que le taux de démarque du magasin passe sous la barre des 2,4%.
— Le principe d’une prime était refusé.
— Les salariées à temps partiel de 24 heures étaient autorisées à travailler trois heures de plus.
En d’autres termes, pour les caissières, le double choc de la reprise et de la défaite. «On est rentré en larmes. On n’a pas fait de scandale, rien, on a chacune été pointer et s’asseoir à notre caisse, mais toutes les filles pleuraient.» Les larmes ont fini par sécher, le magasin est à nouveau rempli de clients et les syndicats ont rangé leur drapeau.
Alors aujourd’hui, quel regard ces femmes portent-elles sur ce qui fut pour beaucoup d’entre elles leur première mobilisation ?
Yolande, cinquante-six ans, mère de trois enfants, est aujourd’hui amère : «Je me suis sentie humiliée. Après seize jours de grève, je suis rentrée comme une esclave. Je suis sortie pour dénoncer mon état d’esclave et je suis rentrée encore plus esclave que lorsque je suis sortie. Je n’arrive pas à le digérer.» «Même avec tous les “Malloc”, tous les comprimés de la terre, ça ne passe pas», renchérit Myriam.
En somme rien n’a changé, elles perdront même deux journées de salaire qui leur seront prélevées tous les mois durant les six à venir.
Dans son cabinet de consultation, le médecin du travail constate tous les effets de cette défaite : «Ça a été une catastrophe psychologiquement. Je ne sais pas si vous voyez la ponction de salaire que ça représente cent euros de moins par mois. Déjà qu’ils étaient étranglés, là ils sont carrément asphyxiés. Je peux vous dire que des gens heureux, je n’en vois pas beaucoup en ce moment.»
Depuis la reprise, le magasin fonctionne au ralenti. «Avant la grève, s’il y avait un papier par terre, je le ramassais, maintenant non», dit une caissière. «Je fais le minimum, je ne me presse plus, je n’essaie plus d’aider le magasin à faire un bon chiffre parce que je sais que ce n’est pas mon magasin, c’est celui de la direction», ajoute une autre. «On continue la grève par d’autres moyens, résume une troisième, on fait durer les pauses, on arrive en retard, beaucoup sont en arrêt-maladie.»
Pourtant, et de façon presque paradoxale, personne ne regrette l’engagement dans la mobilisation.
L’amertume de la défaite se mêle à la fierté d’avoir osé affronter «un monument», d’avoir découvert que la grève était un droit pour elles aussi, et d’avoir démontré que c’est aussi grâce au travail et à l’investissement des caissières que le magasin ouvre chaque jour. «Ils croient que nous ne sommes que des numéros, des toutes petites caissières de rien du tout, mais ils ont bien vu que sans nous, leur chiffre d’affaires c’est zéro.» «Ce n’est pas seulement les chefs de rayons, les ingénieurs et tout çà qui font tourner le magasin, c’est nous aussi. Et là, maintenant, ils le savent.»
En entrant en lutte, ces caissières sont sorties de l’anonymat d’un travail qui les rendait interchangeables pour faire entendre leur voix, leurs difficultés et leurs exigences. Cette voix a été relayée, entendue, débattue et leur défaite matérielle ne peut venir à bout de ce sentiment de dignité retrouvée. «C’est comme si pour la première fois je pouvais dire à mon patron, voilà ce que je pense et tu vas bien être obligé de m’écouter.»
Leur mobilisation a transformé une juxtaposition d’individus isolés en un groupe de travailleuses porteuses de revendications communes. Comme le décrit le sociologue Lilian Mathieu, l’expérience de la grève est l’occasion de la découverte de la force du collectif, et, dans ce cas précis, on pourrait dire de «l’existence» même d’un collectif.
Le groupe créé devient le lieu de déploiement de nouvelles compétences, de nouveaux apprentissages, de ressources insoupçonnées. «Pendant la grève, on faisait tout nous-mêmes. On gérait l’argent, on faisait des tours de ménage, on décidait les actions à mener. Moi je n’avais jamais fait tout ça et, surtout, je n’aurais pas pensé que j’en étais capable» explique une jeune caissière.
Cette découverte s’est aussi doublée d’une mise à distance de leur rôle de mère et d’épouse. «Moi je faisais aussi la grève à la maison ; grève du ménage, de la nourriture. Mon mari a dû se débrouiller alors que normalement je fais quasiment tout. Mais il n’avait pas le choix. C’était trop important pour moi», explique une caissière mère de deux enfants. «Mon mari a vu qu’il avait perdu le contrôle. Et ça lui a plu au final de me voir faire la révolution», sourit une autre.
En fait, la reprise du travail n’a pas détruit ce collectif créé par l’expérience de la grève. Certaines d’entre elles ont ainsi décidé de se syndiquer pour la première fois : «J’ai compris qu’il fallait être dans un groupe pour ne pas se laisser marcher dessus.»
Aujourd’hui, elles disent se connaître mieux et différemment, et toutes se déclarent prêtes à participer à de prochaines mobilisations. Tristes de la défaite mais en aucun cas dégoûtées de la grève.
En ayant fait cette grève, ces caissières participent ainsi à ce qu’on pourrait appeler un «renouvellement militant» qui, s’il signale un déplacement des luttes, invalide l’hypothèse de ce qu’Olivier Filleule nomme un «désengagement militant» (Le désengagement militant, Paris, Belin, 2005).
La question posée par le titre du livre de Jacques Ion, La fin des militants ? (Paris, L’atelier, 1997), trouve ici à Carrefour grand littoral une réponse négative.
Ces dix dernières années ont été marquées par une multiplication de luttes dans des secteurs traditionnellement étrangers aux mobilisations collectives. La FNAC, Castorama, les sociétés de nettoyage, Maxilivre, Arcade, Monoprix, Mac Donalds pour ne citer que les plus médiatiques ont été le lieu de grèves menées par des salariés le plus souvent non syndiqués, majoritairement des femmes au statut d’emploi précaire.
Ce que Lilian Mathieu nomme «les mobilisations improbables» signent l’entrée sur la scène politique et syndicale de nouveaux secteurs du salariat qui, quels que soient les échecs et les défaites, marque un profond renouvellement des luttes sociales.
Rien n’aurait donc changé à Carrefour Grand Littoral ? Si : les larmes aux yeux, les caissières sont entrées en politique.
Marlène Benquet
Médiapart, 1er mai 2008
Médiapart, 1er mai 2008