Entretien sur la situation en Algérie (1)

Publié le par la Rédaction

Paru dans Combat syndicaliste no 183, précédé du chapeau suivant : «Combat syndicaliste a déjà reproduit dans son numéro 182 le tract Le grand camouflage, diffusé par “Quelques amis français des aarchs”. L’un d’eux, Robert Vasseur, s’est prêté à l’entretien que nous publions maintenant.»

Le mouvement des aarchs lutte explicitement pour la satisfaction de la plate-forme d’El Kseur. Quelle est, selon toi, la signification et la portée de cette plate-forme ?

On a souvent noté le caractère sommaire de la plate-forme d’El Kseur. Elle reste en effet allusive et très générale sur certaines revendications, et insuffisante si on la considère comme un programme positif de transformation de la société. Elle prête ainsi le flanc à la critique gauchiste, qui lui reproche en particulier de n’être pas exhaustive dans ses revendications «socio-économiques».

Pour justes que soient certaines de ces remarques — lorsqu’elles sont faites de bonne foi, ce qui n’est pas toujours le cas — elles dénotent selon moi une incompréhension du cours inévitable d’un tel processus. Cette plate-forme a été adoptée un mois et demi après le début de la révolte et il est très rare qu’un mouvement en vienne à connaître dans un laps de temps aussi court tout son sens et toutes ses possibilités : sauf à s’appauvrir par l’adhésion à une idéologie, fut-elle «révolutionnaire», c’est dans le cours du conflit qu’il peut découvrir, préciser et approfondir ses buts à long terme. En outre, la plate-forme d’El Kseur ne se présente pas comme un programme de transformation sociale, mais comme un préalable. À ce titre, peut-être justement grâce à son caractère sommaire, elle va droit au but en exigeant ce que l’actuel pouvoir algérien ne peut accorder, en bloc, sans disparaître. On sait que ce pouvoir est en réalité détenu par un cénacle de généraux mafieux, et qu’il ne survit, du sommet jusqu’à la base de la pyramide, que par la terreur et la corruption : la satisfaction de la plate-forme d’El Kseur équivaudrait pour lui à un suicide, du retrait des brigades de gendarmerie à la «mise sous l’autorité effective des instances démocratiquement élues de toutes les fonctions exécutives de l’État ainsi que les corps de sécurité», de l’acquittement pur et simple des manifestants au «jugement par les tribunaux civils de tous les auteurs, ordonnateurs et commanditaires des crimes». Cela, tous les protagonistes l’ont très bien compris. Tout en jouant le pourrissement et en usant de son appareil répressif, le pouvoir a tenté par tous les moyens de vider la plate-forme de son contenu subversif, allant même jusqu’à négocier avec des faux délégués, dits «délégués Taiwan». De leur côté, les aarchs ont fait preuve de la plus grande fermeté, en décrétant la plate-forme «scellée et non négociable», «seule ambassadrice du mouvement», en refusant obstinément tout dialogue et en rendant coup pour coup à toutes les manœuvres et tentatives de manipulation.

C’est donc la chute du régime qui est l’enjeu central du conflit (et là, la critique doit soit adopter ce point de vue, soit déclarer tout net que c’est un assaut insensé voué par avance à l’échec). L’insurrection dure depuis seize mois en Kabylie, elle n’a pas cédé un pouce de terrain face à l’État et son auto-organisation garde ses chances de s’étendre à d’autres régions. Par ailleurs, il ne se passe pas de semaine sans que des émeutes éclatent aux quatre coins du pays, à tel point qu’on a souvent l’impression que l’Algérie est au bord d’un soulèvement général. L’hypothèse d’une chute du régime n’est donc pas invraisemblable (certains délégués n’hésitent pas à dire qu’ils y mettront le temps qu’il faudra, même si cela doit prendre des années) et nous nous trouverions alors face à une situation ouvertement révolutionnaire ; les Algériens ont des comptes à régler, et certaines des tâches qui les attendent sont d’une évidence criante : la destruction du pouvoir bureaucratico-militaire à tous les échelons, le démantèlement de la sécurité militaire et des détachements armés spéciaux, la chasse à tous les corrompus, etc.

C’est à ce niveau d’analyse que l’on peut parler d
une ambiguïté de la plate-forme dEl Kseur et dune contradiction dans la manière dont les aarchs se sont volontairement limités à nêtre quun contre-pouvoir. La plate-forme laisse implicitement la porte ouverte à une «transition démocratique» menée par un personnel politique rénové, prenant ainsi le risque que ce personnel politique, pour sauver lessentiel de lappareil dÉtat, négocie le départ des généraux en échange de leur impunité et cherche par tous les moyens à limiter lépuration au sacrifice de quelques boucs émissaires. Certes, les aarchs ont en quelque sorte par avance assuré la pérennité de leur rôle de contre-pouvoir, puisque lexplicitation de la plate-forme à Larbaâ Nath Iraten le 31 octobre 2001 conclut dans ces termes : «Après la satisfaction pleine et entière de la plate-forme dEl Kseur, la mise en œuvre des solutions doit avoir laval du mouvement des aarchs, daïras et communes, partie prenante dans les applications». Mais aucun pouvoir dÉtat, fut-il en reconstruction, ne peut coexister durablement avec une auto-organisation des masses luttant pour leurs propres objectifs. Cette loi historique ne souffre aucune exception.

Labstention électorale, quasi totale en Kabylie, très importante dans le reste de lAlgérie, aurait eu pour résultat, selon les journaux français, de remettre le F.L.N. en selle. Peux-tu nous dresser un tableau plus véridique de la situation ?

La remise en selle du F.L.N. est insignifiante. Cest le résultat de la cuisine interne et des rapports de force entre les clans du pouvoir algérien. La tenue de ces élections avait pour unique but, vis-à-vis de lextérieur, de présenter une apparence de régularité et un taux de participation pas trop ridicule, afin dobtenir un certificat de bonne conduite démocratique de la part des pays occidentaux, et dailleurs les États-Unis et lUnion européenne se sont empressés daccorder leur satisfecit. Quant au parlement nouvellement élu, il fera exactement ce que faisait le précédent, cest-à-dire rien, sinon entériner servilement les ordres des vrais décideurs.

Le véritable enjeu de ces élections, en Algérie même, ce sont les aarchs qui lont fixé en décidant, dès le mois de décembre, non pas de labstention, mais dun rejet actif (empêchement de toute campagne électorale, destruction des urnes et de documents administratifs, etc.) et en lançant le 8 mars 2002 un appel à tous les Algériens :
«(…) Des couches de plus en plus larges de la population sont atteintes par la paupérisation. Les libertés sont toujours confisquées, les droits de l’Homme bafoués et l’expression politique étouffée. La hogra, l’impunité, la corruption, les passe-droits font partie des mœurs politiques des gouvernants, recyclant des dinosaures condamnés par l’histoire pour les propulser aux plus hautes fonctions de l’État.
    Peut-on réellement croire que ces élections apporteront un quelconque changement au quotidien de l’Algérien ? Sachons qu’il s’agit en fait d’une opération spectacle que le pouvoir s’ingéniera à faire accréditer en remettant sur le tapis les recettes éculées contre la menace intégriste ou la garantie de l’honnêteté des élections.
    (…) L’heure n’est pas aux lamentations, à la résignation et au défaitisme, elle est à l’action. Tous ensemble, main dans la main, soyons fidèles au rendez-vous de l’Histoire. Pour marquer la rupture définitive avec ce système rentier, corrompu et corrupteur, vous êtes appelés à exprimer votre position de rejet et de refus de la compromission, sur les lieux de travail, dans les quartiers et villages, en Algérie et à l’étranger (…)»

Malgré le climat de terreur policière imposé à partir du 25 mars 2002 (assauts des permanences, arrestations et chasse aux délégués, condamnations des émeutiers à des peines de prison ferme, expéditions punitives, etc.), le rejet des élections a été mené à bien en Kabylie au prix d
affrontements dune extrême violence dans toute la région. Rien na pu venir à bout de la détermination des habitants, ni les arrestations, ni les tirs à balles réelles causant des centaines de blessés à Bouandas, ni le largage de produits chimiques à Aït Oumabu, ni lacheminement de faux électeurs à partir dautres wilayas. La Kabylie est donc représentée à la nouvelle assemblée par des députés élus par 2% du corps électoral.

Dans le reste de lAlgérie, la campagne électorale sest déroulée dans la plus totale indifférence. (On a même vu cet incroyable spectacle de partis politiques cherchant les salles les plus petites possible pour tenir meeting, et encore nétaient-ils pas sûrs de ladhésion des participants, puisque nombre de ceux-ci ont tenu à préciser aux journalistes qui les interrogeaient quils étaient juste venus pour voir si les politiciens racontaient toujours les mêmes mensonges). LÉtat avoue donc un taux dabstention de 54% ; quandon connaît sa grande maîtrise en matière de bourrage des urnes, on peut raisonnablement estimer que moins de trois Algériens sur dix ont voté. Ce nombre donne une idée du rapport de force potentiel et justifie la déclaration de la coordination des aarchs de Tizi-Ouzou : «Ce pouvoir mafieux a reçu en ce 30 mai le plus cinglant camouflet que la population, à travers l’ensemble du territoire national, lui inflige en quarante ans d’indépendance».

Les attentats attribués aux islamistes ont récemment repris avec vigueur en Algérie. Peut-on établir un lien entre ce regain de tension criminelle et l
insurrection kabyle, et si oui, lequel ?

Il existe désormais une vaste littérature décrivant la manière dont le pouvoir algérien a sciemment favorisé la montée de lintégrisme islamiste dans les années quatre-vingt (comme dévoiement de la contestation sociale et force de frappe contre ses courants les plus avancés) et lengrenage qui sen est suivi : la victoire du F.I.S. (Front Islamique du Salut) au premier tour des élections de décembre 1991, larrêt par larmée du processus électoral, le passage à la clandestinité et à la lutte armée de milliers dislamistes. On sait aussi, cela ne fait plus aucun doute, que les maquis ont été infiltrés très tôt par les Services spéciaux (les témoignages danciens officiers ont même confirmé, lors du récent procès Nezzar-Saouïda, que les G.I.A. ont été créés de toutes pièces par la D.R.S., ex Sécurité-militaire) et que larmée a directement perpétré des attentats et des massacres [1]. Cela fait donc des années que les généraux «éradicateurs» se servent du terrorisme «islamiste» contre la population, et tous les Algériens le savent. Il ne sagit même plus de semer le doute et dégarer les consciences, mais dun chantage cynique et sans fard : soutenir lÉtat ou mourir. Il sagit aussi de justifier, aux yeux de lopinion internationale et sous couvert de lutte anti-terroriste, un état de siège permanent et une véritable guerre préventive contre toute velléité de révolte. Lexemple de lAlgérois est frappant à cet égard ; le pouvoir craint par-dessus tout lextension des troubles à Alger et à sa périphérie [2], les attentats ont donc repris [3], après trois années daccalmie, dès lautomne 2001, et depuis lAlgérois est pilonné au moindre frémissement.

Cette stratégie de la terreur, lÉtat algérien la mène avec la complicité active des États occidentaux, surtout depuis le 11 septembre (les États-unis viennent même de lui faire ce cadeau de déclarer à plusieurs reprises que lAlgérie est une des cibles dAl Qaida). Cest une des dernières cartes qui lui restent et il est certain quil la jouera jusquau bout.

En France, deux accusations sont fréquemment portées contre les aarchs. La première est leur caractère «archaïque et non démocratique», la seconde, complémentaire, est que les femmes en sont exclues. Cette dernière accusation est peut-être plus grave que la première pour certains libertaires, extrêmement sensible (en se trompant dépoque, à mon avis [4]) à la nécessité de la «lutte contre le patriarcat». Peux-tu rétablir les faits sur ces deux points ?

Je trouve peu sérieuse la critique sur le caractère supposé non démocratique des aarchs, à moins que lon prétende détenir un modèle dorganisation démocratique — mais lequel ? — applicable partout et en toute circonstance, et auquel lauto-­organisation des insurgés de Kabylie ne serait pas conforme. Il me semble plus fructueux dessayer de comprendre ce quils tentent de faire concrètement, dans les conditions qui sont les leurs. Pour sorganiser contre la répression (plus de cent morts et des milliers de blessés depuis avril 2001) ils se sont dabord spontanément appuyés, dès le début du mois de mai 2001, sur leur tradition de démocratie villageoise, affaiblie mais restée effective dans de nombreuses localités et très vivante dans toutes les mémoires, et on a vu fleurir partout en quelques semaines des comités de villages et de quartiers. Les pouvoirs de la tajmat (assemblée générale des villageois) sétendaient jadis à tout ce qui intéressait le village, rien néchappait à son examen ni à son contrôle, et lénumération de ses attributions exigerait la liste complète de toutes les questions qui peuvent surgir dans une réunion dhommes vivant en société. «Ce type de direction des affaires publiques, que lon qualifierait aujourdhui de démocratie directe, ne peut évidemment fonctionner de façon correcte que dans la mesure où le groupe se limite à des dimensions “humaines”, cest-à-dire assez réduites pour permettre la participation et le contrôle de tous» (Samy Hadad, Algérie, autopsie dune crise, éd. LHarmattan). La question sest donc très vite posée de lélaboration des moyens dune fédération des comités de villages et de quartiers, sur une vaste échelle et pour une lutte historique de longue haleine. Les aarchs nont pas trop tardé à apporter quelques débuts de solutions, puisque cest cinq mois seulement après sa naissance, lors du conclave des 27 et 28 septembre 2001, que la coordination interwilayas a adopté les Principes directeurs du mouvement. En voici quelques extraits :
«(…) Le mouvement d’essence démocratique, résolument pacifique, revendicatif et citoyen a affirmé ses principes : lindépendance et l’autonomie du mouvement vis-à-vis du pouvoir et des institutions de l’État. Refus de toute forme d’allégeance ou de substitution aux formations politiques (…) Le mouvement s’interdit de se transformer en parti politique, en relais ou en rampe de lancement de partis politiques et de toutes autres associations (…) Les délégués sont élus en assemblées générales des villages et des quartiers (…) Les coordinations de wilayas ont l’autonomie d’action et de structuration dont la base est la commune (…) Respect du principe de l’horizontalité du mouvement (…) Les propositions de réflexions et d’actions doivent émaner d’abord des coordinations locales, puis être synthétisées au niveau des coordinations wilayales puis interwilayas (…) Chaque coordination de wilaya se présente au conclave interwilayas munie du procès verbal sanctionnant les travaux de son conclave (…)»

Les aarchs ne sen sont dailleurs pas tenus là de leurs exigences organisationnelles, ils ont jugé nécessaire dy ajouter un Code dhonneur des délégués.

Que la presse française sobstine à traduire «aarchs» par «tribus», ou quelle donne un écho complaisant aux rumeurs et mensonges divers, cest de bonne guerre. Ceux qui ont ici le monopole de la parole (politiciens, intellectuels et médiatiques divers) ont évidemment tout intérêt à ce quune tentative dauto-organisation à la base ne soit pas trop connue. Des sources plus sérieuses, et les témoignages directs, confirment que les principes sont vaille que vaille appliqués, les écarts critiqués et débattus, les manquements sanctionnés. Tout nest pas parfait, loin de là, mais il serait indécent den juger sans tenir compte des conditions dans lesquelles les insurgés mènent leur activité ; rappelons quils sont quotidiennement en butte à une répression féroce, aux tentatives dinfiltration de la Sécurité militaire, aux manipulations des relais du pouvoir et aux coups bas des partis politiques. Par ailleurs, ils semblent eux-mêmes avoir une certaine conscience de leurs limites et de leurs difficultés, puisque le conclave interwilayas des 27 et 30 juin 2002 a dressé une liste des dysfonctionnements, émis des recommandations et prévu un conclave extraordinaire sur ces questions.

La presse algérienne dite «indépendante» sest depuis le début focalisée sur les coordinations de wilayas et interwilayas, elle na mené aucune investigation sérieuse sur les coordinations locales et les assemblées de villages et de quartiers. On dispose donc par ce biais de peu dinformations sur les relations entre jeunes émeutiers et délégués, et aucune réponse à laccusation parfois portée contre les aarchs quils seraient le lieu où se forge une nouvelle caste de notables. Les sources directes sont elles-mêmes parfois contradictoires, peut-être en raison des disparités selon les localités. En procédant par recoupements, on peut toutefois déduire que la moyenne dâge des délégués est probablement inférieure à quarante ans et quils sont en grande majorité loin dêtre des notables. Les assemblées délèguent ceux quelles jugent les plus compétents, elles usent de leur pouvoir de révocation et dans certains endroits — impossible de savoir si cette pratique est très répandue — il y a une rotation systématique des délégués. Quant aux jeunes émeutiers, omniprésents dans toutes les actions et membres des assemblées, ils considèrent que ce mouvement leur appartient ; nul doute que la sanction, pour ceux qui essayeraient de les trahir, ne serait pas la mise en quarantaine mais le bannissement pour toujours. Lavenir dira si je me trompe, mais il me semble quà ce jour les aarchs, loin dêtre le terrain de la formation dune bureaucratie — on sait quun tel risque existe à chaque étape pour un mouvement de cette nature — sont le lieu où la jeunesse de Kabylie est en train de forger sa conscience et de faire lapprentissage de la lutte historique.

Le reproche d
archaïsme est plus ambigu. Si on entend par là que les Kabyles voudraient revenir à leur société traditionnelle, cest évidemment une sottise, personne là-bas ny songe ni ne le souhaite. Il faut plutôt craindre pour eux quils se laissent abuser par le mirage de la pseudo-démocratie et de labondance de type occidental. Cela dit, il y a incontestablement des traits archaïques dans leur pratique. En voici un exemple : la mise en quarantaine, appliquée avec une extrême rigueur, est une des sanctions les plus lourdes prévues par le droit coutumier kabyle, notamment en cas datteinte grave à lhonneur collectif. Or les Kabyles ne se sont pas contentés de mettre les gendarmes en quarantaine, mais aussi les faux délégués dialoguistes et les traîtres. Je ne vois rien de blâmable dans cette manière de remettre au goût du jour une si saine et sage tradition.

La fausse conscience de ce temps croit avoir tout dit dès lors quelle a prononcé des mots comme «archaïsme», ou «passéisme». Ce recours irrationnel à des mots repoussoirs marque seulement un refus dogmatique daller voir de plus près de quoi il retourne concrètement, et surtout une incapacité à mener la critique de laliénation la plus moderne. Il serait trop long dénumérer les facteurs historiques qui ont permis aux Kabyles de conserver, bien moins quon ne le croit dailleurs, nombre dinstitutions, de coutumes, de mœurs et de comportements ancestraux. Je ne pense pas que ce particularisme soit un handicap, bien au contraire. Jai dit plus haut comment la survivance de la tajmat les a tout naturellement conduits à chercher un mode dorganisation anti-hiérarchique, il en va de même pour leur farouche hostilité de toujours à la centralisation du pouvoir qui leur permet aujourdhui, comme ils disent, de «mettre à nu la réalité du pouvoir algérien». Plus généralement, lattachement à leurs valeurs, telles que lhonneur et la responsabilité individuelle comme vertus morales cardinales, la pérennité des liens dentraide et de solidarité, leur sens proverbial de lhospitalité, tout cela leur donne lindispensable point de comparaison à partir duquel on peut décider en toute connaissance de cause de ce que lon souhaite changer ou conserver, sans céder aux diktats de linnovation permanente.

En outre, ce point de comparaison indispensable, ils nous l
offrent, comme mesure de ce qui a été perdu ici. La marche aveugle au progrès a détruit en France toutes les communautés restreintes, laminé les rapports sociaux, anéanti toute autonomie individuelle. Ceux qui sen plaignent et qui prennent de haut «larchaïsme» des Kabyles, en pensant que ces derniers ont tout à apprendre deux, feraient mieux de se demander ce quils ont à réapprendre des Kabyles, surtout quand il sagit de dignité dans les comportements. À ce sujet, je voudrais relater une anecdote. À lissue dun meeting sur la Kabylie, place de la République à Paris, certains gentils organisateurs ont cru bon de terminer dans une ambiance «festive». Un groupe de jeunes Kabyles très énervés sest avancé alors vers la tribune, et après un échange de propos très virulents, la sono sest arrêtée. Jai demandé à ces jeunes ce qui sétait passé, voici leur réponse : «Nos frères meurent là-bas, nous sommes en deuil et nous avons interdit, sous peine de tout casser, que lon mette de la musique pour danser». Comme je demandais un peu plus tard à lun deux, immigré depuis deux ans, ce quil pensait de la France, il ma dit : «Vous êtes plus libres ici, mais chez nous il ny a pas de maisons de retraite». Nen déplaise aux branchés, cest en loccurrence larchaïsme qui frappe de honte le modernisme, et non linverse.

Dans son bilan des 30 et 31 août 2001, la coordination interwilayas notait, parmi les points forts du mouvement, la «renaissance d
une organisation ancestrale pour contrer toute injustice et qui sinscrit dans la modernité». Et parmi les points faibles, «labsence de lélément féminin au sein de notre organisation». Comme on le voit, il ny a pas de volonté a priori dexclusion des femmes, mais la «renaissance dune organisation ancestrale» agit aussi par son mauvais côté, puisque les femmes ne sont toujours pas représentées dans les instances de décision du mouvement. Les aarchs shonoreraient en prenant des mesures formelles à ce sujet, mais je doute que cela suffise : ce nest pas un problème technique dorganisation, mais de rigorisme et de rigidité dans les usages et les mœurs, et du cantonnement des femmes dans leur rôle de mères et de gardiennes du foyer (je parle ici surtout des villages, les choses ayant déjà beaucoup évolué dans les villes). Pour quelles participent effectivement à tous les aspects de lactivité, il ne faudra donc rien moins quune profonde transformation des rapports sociaux. Mais là encore, alors quil est patent que sur ce point la tradition joue comme un frein, il ny a nulle part dexemple à suivre pour y remédier. Nombre de femmes kabyles ont une vie moins misérable que beaucoup demployées des pays modernes, assujetties au salariat, étrangères à leur progéniture et crevant dennui le soir dans les banlieues des métropoles. Quon me comprenne bien : je ne défends aucune arriération, je remarque seulement que le souci de la moindre des cohérences exige que lon traque laliénation sous toutes ses formes, et notamment quon ne se leurre pas sur le jeu complexe de compensation et de complémentarité névrotiques, voire la profonde détresse affective, qui se cache le plus souvent sous la prétendue liberté de mœurs sévissant dans nos contrées. Lorsquon parle de la participation des femmes à la vie sociale, il faut nécessairement se poser cette question : quelle vie sociale ? Et il est vrai que sur bien des aspects les aarchs nen sont pas encore là.

Un dernier mot sur ce chapitre. Malgré le «patriarcat», les femmes kabyles ont joui de tout temps d
une grande autorité dans certains domaines [5]. On raconte quau plus fort des émeutes de mai et juin 2001, alors que les gendarmes tiraient à balles réelles, elles ont dit à leurs fils de descendre dans la rue : ceût été une grande honte pour elles que leurs enfants ne combattent pas dans un tel moment.



Notes
1. Cf. Nesroulah Yous, Qui a tué à Benthala ? et Habib Saouïda, La Sale Guerre, éd. La Découverte.
2. Il a déjà senti passer le vent du boulet lors de la marche des aarchs sur Alger le 14 juin 2001 (cf. Jaime Semprun, Apologie pour l’insurrection algérienne, éd. de l’Encyclopédie des Nuisances).
3. Sans qu’il soit possible de savoir si ces attentats sont commis directement par les forces spéciales, par des maquis manipulés ou par des groupes autonomes qu’on laisse délibérément en liberté.
4. Sur ce point, voir entre autres le chapitre 8 de Christopher Lash, La Culture du narcissisme, éd. Climats.
5. Des écrivains comme Mouloud Mammeri et Mouloud Feraoun ont décrit sans fard et sans complaisance les travers de la société kabyle traditionnelle. Cependant leurs écrits, et toutes les études sur le sujet, démentent l’image d’une femme kabyle vivant recluse et privée de tout lien social. C’était bien plus complexe, voir notamment le chapitre intitulé La Fontaine dans le beau livre de Mouloud Feraoun Jours de Kabylie.



Voir aussi,
Apologie pour l’insurrection algérienne (2001)
    Première partie
    Seconde partie
Le grand camouflage
(2002)

Entretien sur la situation en Algérie (2002)
    Première partie
    Seconde partie
Lettre à Mohand Chelli (2003)
La Kabylie, six ans après (2007)

Publié dans Histoire

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