Une oppression silencieuse

Publié le par la Rédaction


Le discours sur les libertés publiques a pour effet de renforcer une illusion, l’idée d’un espace homogène où règnerait un ensemble de libertés communes à tout le peuple — le sens même du mot «public». Une telle abstraction idyllique a évidemment son intérêt du point de vue des dominants mais elle ne correspond à rien de réel. Certes, les millions d’êtres humains qui travaillent en France pour un salaire horaire net de 6,92 euros ont la liberté de résilier leur contrat, les sans-papiers ont la liberté de quitter un territoire où ils n’ont pas «vocation à résider» comme dit Hortefeux, les jeunes musulmanes pratiquantes, celle d’ôter leur voile pour éviter d’être chassées de leur école, les ouvriers licenciés en masse, celle d’aller voir ailleurs si le ministre de l’Emploi y est : la liste est longue de ce genre de libertés accordées à la plèbe, aux pauvres, aux Noirs, aux Arabes, aux chômeurs, aux précaires. Et s’ils n’en profitent pas, on a prévu toutes sortes de moyens pour leur faire payer leur ingratitude.

Car parfois ces gens-là ne sont pas contents, et même, bien qu’on leur ait expliqué qu’il y avait la crise et qu’il fallait être patients, il arrive qu’ils se révoltent. Pour éviter que l’ordre public ne soit troublé, l’oligarchie régnante a fait voter par des parlements librement élus une série de lois qui s’empilent depuis plus de vingt ans pour former un millefeuille répressif comme on n’en avait pas vu depuis le Second Empire. Et pour faire appliquer ces lois, elle a mis en place des tribunaux ad hoc et constitué un arsenal policier où sont entassées les armes les plus sophistiquées, du taser aux drones équipés pour la visée nocturne.

Pour l’immense majorité du peuple, la notion même de libertés publiques n’a aucun sens. Cette évidence n’est jamais évoquée du côté des médias et des politiciens censés constituer une opposition. Elle va de soi et elle ne gêne personne. Qu’un prisonnier menotté soit abattu par un gendarme en état de légitime défense, qu’un vieux travailleur algérien trouve la mort dans un car de police, on en fera mention quelque part dans les pages «Société», on indiquera qu’une enquête est en cours et on n’en parlera plus jamais.

Il est pourtant des occasions où du bruit s’élève, où des appels se font entendre pour la défense des libertés publiques : c’est lorsque l’appareil répressif s’en prend imprudemment à des membres de la communauté respectable — ici un enseignant, là un éditeur, ou encore un chercheur. Leurs collègues se groupent pour les défendre, les éditorialistes s’indignent, et même on en parle à la télévision. Ce qui est bien, mais souligne encore davantage, par contraste, l’oppression silencieuse à laquelle la plèbe de ce pays est de plus en plus soumise.

Dans la berceuse républicaine et démocratique, la défense des libertés publiques repose avant tout sur la société civile. L’expression est toujours prononcée avec un certain respect : vertueuse et lucide, cette société-là est indemne des turpitudes propres à l’appareil d’État et au monde de la politique. Il est simplement dommage qu’elle n’existe pas. En effet, l’adjectif «civile» est ici un doublet de «civique» : la société civile serait donc l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire la société tout court. Or, dans un pays cloisonné par un apartheid de mieux en mieux systématisé, où chacun est encouragé à se comporter comme l’entrepreneur de lui-même, où la libre concurrence de tous contre tous isole et désingularise en masse, il n’y a plus rien qui ressemble à une société. Car comme l’a dit Montesquieu, «la société est l’union des hommes, et non pas les hommes». L’adjectif «civile» n’est là que pour masquer ce vide terrifiant.

Mais il nous reste un État, dont on nous dit qu’il est «de droit». Ceux qui ont pour charge de le maintenir debout — la justice, la police, l’administration pénitentiaire — se disent déterminés à sécuriser certaines zones périphériques «de non-droit», comme la dalle d’Argenteuil ou les rues de Villiers-le-Bel. Mais il est de plus en plus clair que c’est l’appareil d’État tout entier qui est devenu une zone de non-droit. Seuls ont des droits les membres de l’oligarchie régnante, leur clientèle et leurs valets. Les autres ont droit à la fouille au faciès, au standard automatique du Pôle emploi (le 39 49), au fichage tous azimuts et à la comparution immédiate s’ils ont manifesté trop ouvertement leur mécontentement. Dans son projet de constitution, Robespierre notait à l’article XXI qu’«assujettir à des formes légales la résistance à l’oppression est le dernier raffinement de la tyrannie».

Éric Hazan - Témoignage chrétien, 29 octobre 2009.
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