L'opération de Poitiers : À propos de "mouvance", de propagande policière et de stratégie
Un camarade nous adresse cette lettre ouverte, qui engage un dialogue sur un sujet désigné par le pouvoir : l’autonomie.
À propos de la «mouvance insaisissable»,
lettre ouverte à un des animateurs du Jura Libertaire
Depuis la manifestation du samedi 10 octobre le journal le Monde fondée par Beuve-Méry (professeur à l’école d’Uriage de 1940 à 1942 [Uriage, livre d’Antoine Delestre, une école dans la tourmente]) cite l’Organisation communiste libertaire avec le caviardage de son tract voir l’article du Monde le 12 octobre.
En fin homme de pouvoir le journaliste du Monde cite le mouvement Marge, avec sa star actuelle, Jacques Lesage de LaHaye (militant de la FA).
Le journal le Monde n’est pas le journal de l’«autonomie» qu’elle soit passée ou présente.
Camarade, tu laisses publier dans le blog cette prose calée avec les psychologues et des sociologues du pouvoir ; qui parle de Malville dans ces termes :
«À Creys-Malville [une manifestation antinucléaire en juillet 1977], c’était frappant. Il y avait plein de gens venus en couple, en famille, avec leurs gosses. Le spectacle des heurts avec la police à Malville, ils l’ont regardé comme une apocalypse, ébahis. Ainsi est né, ou peu s’en faut, le mouvement autonome.»Creys-Malville massacre d’État, blessure béante ; les autonomes étaient présents à l’avant face aux tueurs (placés sous les ordres de l’État nucléaire giscardien). Laurent Greilsamer — parce que c’est son nom de journaliste — je te demande un tant soit peu de décence. «Non, on n’est pas tous morts, ceux qui étaient à l’avant, comme tu dis les autonomes» — bien que ce nom-là et mon passé je ne le porte pas en bandoulière ni avec effigie et médaille.
Mon camarade réveille-toi, ne laisse pas ton blog servir de vitrine pour des plumitifs du pouvoir. J’explique : Laurent Greisamer a écrit Nicolas Sarkozy a-t-il du cœur ? en juin 2006 — article de commande peut-être ; le sujet abordé se moule trop dans la stratégie politique de M. Sarkozy, une personnalité narcissique populiste dont la scène européenne actuelle contemporaine présente de nombreux exemples. On pensera évidemment à Berlusconi et tout comme, avec des nuances à chaque fois, à Pym Fortuyn aux Pays-Bas, à Jörg Haider en Autriche, aux frères Kaczynski en Pologne, pour en rester à des exemples géopolitiques proches. Revenons un peu vers cette forme d’opposition à l’État centralisateur. Le personnage qui dirige ce pays, on pourrait croire qui correspondrait à un cas d’individu autonome. «À l’individu autonome classique, se contentant de conquérir et de défendre son indépendance individuelle par rapport aux tiers personnels ou communautaires (ses parents, sa famille, ses amis, ses collègues de travail) et sa capacité à penser, décider et agir par lui-même, est ainsi venu se substituer un individu que je qualifierai d’autoréférentiel.» [Cette nouvelle forme d’individualité a déjà fait l’objet de nombreuses études : Les tyrannies de l’intimité, Seuil 1979 ; Quand plus rien ne va de soi, Robert Laffont 1979 ; Éthique, médias, entreprise, Liber Montréal 2002 ; Construire le sens de sa vie, La Découverte 2004]
La défense du pouvoir actuel s’est emprisonné dans une nasse médiatique aidé en cela par notre négligence face à la direction policière de l’enquête commandée par le ministre de l’Intérieur actuel. Camarade, soyons attentifs de rompre l’encerclement médiatique pour étouffer notre vivacité.
Le Laboratoire, 16 octobre 2009.
Le Jura Libertaire répond au Laboratoire
Camarade,
On comprend bien la colère, qu’on partage, à la lecture de ce que le journaflic Greilsamer dit de Creys-Malville — écrit du point de vue des crimes et des mensonges du pouvoir. Si le Jura Libertaire choisit néanmoins de donner à lire «leur presse», c’est qu’il fait le pari que ses lecteurs/lectrices pourront lire entre les lignes, et penser par eux/elles-mêmes.
La dialectique, la pensée et l’action critiques, s’alimente de la conflictualité : c’est dans ce sens qu’il est utile de garder un œil sur la presse de l’ennemi. (D’ailleurs, les employés du parti de la presse et de l’argent n’apprécient pas spécialement cette «attention». En effet, nous avons régulièrement à répondre à un rappel à la censure de la part de tel ou tel titre de presse. Sous la couverture des «droits de reproduction», il s’agit pour ceux qui nous interpellent de s’épargner la gêne — ou la honte — de retrouver leurs «papiers» dans un contexte autre — qui justementpourrait inciter à une lecture désabusée.)
L’article de l’imMonde en question a également été repris in extenso dans la rubrique «Propagande policière» des Brèves du désordre — où il est évidemment précisé que «les journaux étant la voix des flics, les notices sourcées d’eux sont à prendre avec précaution».
Pour ce qui est de l’opération de Poitiers — qui semble avoir été menée de façon plus rigoureuse que celle de Tarnac —, on pouvait lire ce 14 octobre dans la Nouvelle République l’article suivant, sous le titre «La guerre des renseignements a-t-elle repris ?» :
«Il est, a déclaré hier François Fillon, le Premier ministre, “incontestable que l’ensemble des services de sécurité” ont été “surpris” par l’ampleur des violences de samedi dernier à Poitiers que les enquêteurs ont attribué à “l’ultra gauche” et la mouvance autonome. “On est en train d’essayer d’analyser les raisons de cette surprise”, a poursuivi François Fillon en répondant à nos confrères de RTL.
“Les événements de Poitiers avaient été anticipés et la menace (de l’ultra gauche) identifiée”, se sont défendues mardi des sources des services spécialisés du renseignement, sous couvert de l’anonymat, rapporte l’Agence France Presse (AFP). “Nous n’avons pas pu travailler efficacement”, à Poitiers, ont également fait valoir ces sources précisant n’avoir “pu accéder” à leur demande ni “disposer de lieux de surveillance” des manifestants, poursuit l’AFP dans une dépêche. Interrogés par la NR, les anciens RG de Poitiers disent ne pas “comprendre” la réaction de ces agents se réfugiant sous le couvert de l’anonymat.
La guerre des renseignements ferait-elle à nouveau rage ?»
La gestion policière - médiatique - judiciaire - politique - pénitentiaire de cette journée anticarcérale et de ses suites est cousue de fil blanc. En tant que bras armé du pouvoir, la police travaille. Elle provoque et elle réprime. Elle cherche à préserver tant que faire se peut son taux de contrôle sur l’agitation qui la menace. Une «mouvance» qu’elle cible sous le vocable d’«ultra-gauche» est dans sa ligne de mire. Nous sommes les unEs et les autres bien placéEs pour le savoir. Un des derniers exemples en date, parmi le genre d’inventions malicieuses qu’on peut trouver sur Twitter :«Émeutes de Poitiers, l’occasion de parler de Juralibertaire, site considéré comme une ressource importante de cette mouvance.»
Quant à la guerre sociale de plus ou moins basse intensité qui fait rage, on sait qu’elle forge toujours de nouveaux/nouvelles combattantEs et, pourvu que l’on veuille bien y contribuer, de meilleurs stratèges.
Le Jura Libertaire, 16 octobre.
Une mouvance insaisissable
Une main. Un morceau de craie blanche. Un court instant devant le tableau noir et un grand rire. Un énorme rire. Dans l’amphithéâtre 33 de l’université Paris-VI - Paris-VII de Jussieu, un autonome vient d’écrire au tableau : «La psychanalyse étudie les rêves, nous voulons les réaliser.» Le professeur de psychologie reste à son bureau. Vaincu. Depuis dix minutes, un groupe d’une soixantaine de jeunes a envahi l’amphi. Cris divers. Cohue.
La scène se déroule à la fin du mois de novembre 1977. Un tract circule : «Après les incontrôlés, puis les incontrôlables, qui ont su se couvrir de gloire un temps, voici venir une nouvelle secte à gauche de l’ultra-gauchisme, ceux qu’il faut bien appeler par leur nom : les autonomes.» Après lecture, un groupe crie à la débilité. N’importe. Le texte est intitulé : «Fin de la politique». À sa manière, c’est le dépôt de bilan du gauchisme. Les autonomes y règlent leurs comptes aux «dix années perdues» depuis un certain mai 1968. Serge, 23 ans, actuellement squatter, explique : «Depuis 1968, on fait de l’analyse, on rectifie, on corrige, on revient en arrière, on veut affiner. Maintenant, c’est fini.» Fini, les idéologies. L’Union soviétique et la Chine populaire, «goulags rouges», sont renvoyées dos à dos. Le léninisme est conspué, le marxisme raillé. «Depuis un siècle, papa Marx sévit sur le monde. À côté d’analyses définitives sur le capitalisme, il nous a saoulés de théories socio-économiques et de morale politique», écrit Jacques Lesage de LaHaye, l’un des animateurs du groupe Marge.
«L’aile délirante» et les «veuves Mao»
Fini le gauchisme. Fini le respect ou le silence devant l’extrême gauche française et notamment la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), trotskiste. Enfin, fini le militantisme. «Pour moi, militer, dit Serge, c’est quelque chose comme le stade suprême de l’aliénation. Dans les organisations, tu as les mêmes divisions que dans la société : ceux qui pensent, ceux qui agissent, ceux qui collent les affiches, ceux qui “diffusent”, ceux qui bastonnent. La division du travail. Militer, c’est considérer la politique comme quelque chose à l’écart de la vie quotidienne, c’est croire au Grand Soir, alors que le Grand Soir, moi, je n’y crois plus du tout.» Les autonomes sont revenus sur leurs pas. Ils ont définitivement banni de leur univers les chefs et les petits chefs, les leaders et les orateurs. Ils ont renoncé au centralisme démocratique («La démocratie formelle, on chie dessus»).
Les autonomes ? Personne n’a de comptes à rendre à quiconque. Pas de chefs, donc pas de structures verticales. Juste quelques revues qui sont autant de noyaux : Camarades, née en 1974 ; Front libertaire, née en avril 1976, éditée par l’OCL, ex-Organisation révolutionnaire anarchiste ; Marge, née en 1974 à l’université Paris-VIII-Vincennes. Mais dans le tohu-bohu du mouvement autonome naissant, les penseurs sont de peu de poids et les «organisés» vite phagocytés. D’instinct, les autonomes se servent de la force corrosive du langage. Et, de fait, Camarades a vite trébuché en Mascarade ; Marge en Barge. «L’aile désirante» de l’autonomie (ceux pour qui le désir et sa réalisation priment tout) a eu tôt fait d’être baptisée «délirante». Les «loubs» (loubards) sont devenus les «baskets». Les «militaros», anciens de la Gauche prolétarienne, se sont mués en «veuves Mao» par référence à leur défunte idéologie. La mouvance autonome est fluide, insaisissable, difficile à chiffrer (de plusieurs centaines à plusieurs milliers). Une nébuleuse.
L’histoire du CEA «Collectif étudiant autonome» du centre Tolbiac (université Paris-I) est «exemplaire» du long chemin et de l’émergence de l’autonomie en milieu étudiant. Tout commence durant l’année universitaire 1975-1976. Une trentaine d’inorganisés déclenchent alors, en opposition aux autorités universitaires et aux syndicats étudiants, le boycottage des examens à la session de juin après une année mouvementée. Dans la confusion, ils font connaître leurs idées : «L’université est un camouflage du chômage» ; «les étudiants ne sont pas des privilégiés, ils tendent à se prolétariser». Année 1976-1977. Les «inorganisés» se baptisent «Collectif étudiant autonome». Le champ de lutte change. Le réseau de haut-parleurs est détourné : Radio Tolbiac en lutte (RTL) s’adresse aux étudiants. Les autonomes vont vraiment faire parler d’eux.
La violence de l’État
La discussion se tient dans un immeuble à la périphérie de Paris. Une dizaine d’«autonomes» (huit garçons, deux filles) âgés de 20 à 23 ans parlent de la violence, de leur vie. Ils ne sont plus (ou guère) étudiants. Ils ne sont plus ouvriers. Ceux qui l’étaient ont arrêté de travailler. Ils ne sont «rien de tout cela». Ils font des petits boulots. Ils sont en transit. «Aujourd’hui, les flics tirent pour un rien. Histoire de contrôler un mec à motocyclette, comme ça, pour voir. Ça peut faire un mort. L’État est violent, c’est clair. Alors, être autonome, c’est être violent. La violence, c’est pas un problème de conscience. L’autodéfense, cela va de soi.» L’itinéraire de Vincent, 22 ans, étudiant en biologie, épouse une ligne de rupture moins forte. «Il y a les écolos. Ils sont intéressants, leurs thèses sont très chouettes, mais ils sont électoralistes et en particulier ils ne fournissent aucune réponse à la violence de l’État. À Creys-Malville [une manifestation antinucléaire en juillet 1977], c’était frappant. Il y avait plein de gens venus en couple, en famille, avec leurs gosses. Le spectacle des heurts avec la police à Malville, ils l’ont regardé comme une apocalypse, ébahis.» Ainsi est né, ou peu s’en faut, le mouvement autonome. D’un constat. D’une volonté de vivre — tout de suite — autre chose. Les autonomes ont donc jeté la «vieille culpabilité militante» dans les poubelles de l’histoire. Ils bâtissent leur contre-société sur la fauche, l’autoréduction, la dénonciation du salariat. Telle est l’autonomie, nébuleuse pétaradante. Terreau en perpétuelle ébullition.
Leur presse (Laurent Greilsamer, Le Monde), 14 octobre.