Un spectre accommodant
Marx ajusté à la sauce universitaire
Le recul des ancrages institutionnels et populaires de la critique sociale (affaiblissement des mouvements de masse, régression des syndicats, involution des partis sociaux-démocrates et stérilisation des avant-garde révolutionnaires) ne profite qu'à la floraison de l'académisme radical. Dont les porte-parole récoltent sans risque des bénéfices médiatiques. Ce qui n'est pas sans effets. À commencer pour la perpétuation de l'ordre social : les stars du radicalisme chic vivent plus ou moins de la même manière et dans la proximité de ceux qu'ils critiquent, loin de ceux au nom desquels ils portent leur critique. Ce qui n'est pas un petit paradoxe…
Pour saluer la résurgence en cours d'une pensée critique radicale anticapitaliste, on parle beaucoup du retour ou de la résurrection de Marx. Son spectre hanterait-il à nouveau non seulement l'Europe mais d'autres continents, comme l'avancent d'aucuns, les uns avec crainte, les autres avec espoir ? Encore faudrait-il savoir sous quels oripeaux. Or, les habits révolutionnaires à la mode néo- ou post-marxiste, voire anarchiste ou libertaire qu'ont revêtu les penseurs les plus intrépides et aussi les plus diplômés, dissimulent ce qui rend, somme toute, ce spectre assez rassurant aux yeux de ceux qu'ils est censé effrayer : la prégnance des habitus universitaires.
Pour qui a fréquenté durant plusieurs décennies les cénacles de la pensée subversive subventionnée sans se laisser abuser par les rodomontades rhétoriques de ses représentants les plus en vue, il est notoire, bien que les intéressés se gardent eux-mêmes de le noter, que l'entrée en fanfare du marxisme dans les enceintes universitaires n'a jamais ébranlé en quoi que ce soit les piliers de l'ordre établi. Bien au contraire [Jean-Pierre Garnier, Le Marxisme lénifiant. La politique bourgeoise au poste de commande, Le Sycomore, 1977.].
Dans le panorama qu'il dresse du renouveau récent de la critique sociale et politique «radicale», le sociologue Razmig Keucheyan soulève, en guise de conclusion, la question de fond : celle de la coupure, pour ne pas parler de fossé, entre la résurgence d'une pensée anticapitaliste dans certains milieux universitaires et celle de mouvements populaires sur différents fronts [Razmig Kecheuyan, Hémisphère gauche, La Découverte, 2010.]. Or, la ségrégation socio-spatiale entre le petit monde des lettrés, où la première reprend son essor, et le reste du vaste monde social, d'où surgissent les seconds, n'est sans doute pas étrangère, malgré la «démocratisation» de l'enseignement supérieur, à la déconnection manifeste qu'on peut observer entre le regain récent d'une pensée critique radicale et les turbulences sociales de ces dernières années. Cette déconnexion n'est pas propre aux campus étasuniens, même si elle y est plus affirmée que chez nous.
En France aussi «les universités ou les centres de recherche et leurs locataires tendent, affirme Keucheyan, du fait de leur caractère élitiste à être coupés socialement et spatialement du reste de la société», y compris quand telle ou telle fraction populaire, même en ébullition sous la forme de «mouvements sociaux» ou de «violences urbaines», est constituée en «objet d'étude» par des chercheurs néo-petits-bourgeois qui s'en affirment «solidaires» à qui veut bien les entendre, sans que cela ne donne lieu pour autant de leur part à un engagement en bonne et due forme sur le terrain des luttes.
Le philosophe-psychanalyste Slavoj Zizek se le demandait ironiquement à propos des ténors de l'académisme radical, dont il fait sans conteste partie — le Financial Times le présente comme «une rockstar marxiste» ! Ceux qui mènent «une existence moelleuse et protégée ne sont-ils pas tentés de bâtir des scénarios-catastrophes pour justifier la conservation de leur niveau de vie ? [Zlavoj Zizek, «Pour sortir de la nasse», Le Monde diplomatique, novembre 2010.]» En déléguant, par exemple, à des peuples éloignés la tâche risquée de s'attaquer autrement qu'en paroles à l'ordre établi. «Pour nombre d'entre eux, précise Zizek, si une révolution doit avoir lieu, c'est à bonne distance de leur domicile — à Cuba, au Nicaragua, au Venezuela —, afin qu'ils se réchauffent le cœur tout en veillant à la promotion de leur carrière.» Dommage que ce rappel réaliste ne serve, pour Zizek, qu'à légitimer une voie «pacifique et démocratique», c'est-à-dire électorale, pour changer la société. Avec comme arrière-fond une ode servile au populiste à tendance autoritaire Hugo Chavez [Alain Badiou, Zlavoj Zizek, Une idée du communisme, Nouvelles éditions Lignes, 2010.].
Sans doute cet auto-confinement dans des enceintes universitaires et d'autres lieux plus ou moins prestigieux — depuis les amphithéâtres de bibliothèques et les salles de congrès jusqu'aux cafés-philo ou socio «bobos» propices aux topos de haut niveau devant un public choisi — explique-t-il aussi la propension des intellectuels radicaux à élaborer des théorisations abstruses réservées à une minorité de connaisseurs qui se chargeront de gloser sur le sens à leur donner. Sans chercher, d'ailleurs, à savoir où leurs concepteurs veulent en venir, en admettant que ces derniers le sachent eux-mêmes. «Les théories critiques contemporaines ne sauraient constituer un levier à même de changer notre monde. Trop limitées, éthérées ou inutilement compliquées», diagnostique Razmig Keucheyan [«Entretien avec Razmig Kecheuyan», Article XI, no 1, novembre-décembre 2010.]. Et surtout déconnectées de toute immersion dans le monde autre qu'intellectuel, ce qui explique précisément leur caractère souvent abscons. Il suffit de voir d'où elles proviennent et à qui elles sont destinées pour savoir à quoi elles peuvent réellement servir : à interpréter une fois de plus le monde et non à le transformer.
Il faut avoir assisté, par exemple, pour s'en convaincre à la prestation d'un Jacques Rancière, il a quelques années, dans un lieu sélect de Lisbonne où s'étaient agglutinés, parce qu'il fallait y être et en être, des dizaines de rescapés de la «Révolution des œillets» confortablement installés depuis lors dans les institutions éducatives ou culturelles du Portugal. Nul d'entre eux ne songeaient plus, évidemment, à scier la branche sur laquelle ils avaient réussi, non sans peine pour beaucoup, à s'asseoir. De surcroît, alors que la majorité de l'auditoire pratiquait le français, notre chantre hexagonal du «principe égalitaire», venu en droite ligne aérienne d'un campus étausunien où il avait délivré, quelques jours auparavant, le même discours rédigé en anglais, n'avait pas jugé bon de passer de l'écrit à l'oral ni même de troquer cette langue d'emprunt pour la sienne. On devinera sans peine que l'impact de ce one man show «radical» ne fut autre que mondain et, bien sûr, sans lendemain.
Autre moment spectaculaire, au sens situationnisite mais aussi bouffon du terme, du retour de la pensée critique anticapitaliste en France, l'apparition d'Alain Badiou, à Paris cette fois-ci, dans une librairie «bobo» pur jus du XXe arrondissement, trônant sur une petite estrade aux côtés de son éditeur, chacun dans un fauteuil (au velours rouge, quand même !), avec, à ses pieds, une garde prétorienne de groupies extasiés, pour nous annoncer, bille en tête, la bonne nouvelle : on ne peut penser le communisme au XXIe siècle, «point d'horizon incontournable et indétournable pour la réflexion politique», sans prendre pour point de départ la pensée du Président Mao. Le pire ou le grotesque de ce genre de situation est qu'il n'y eut personne pour oser s'esclaffer. Du moins, à haute voix.
En mai 2009, un aréopage composé d'une quinzaine de marxistes de la chaire planchait trois jours durant à Londres, à deux pas de la City, sur «l'idée de communisme» devant plusieurs centaines d'auditeurs fascinés. Mis en scène par Zlavoj Zizek et son compère Alain Badiou, ce énième raout «radical» fit beaucoup jaser dans la presse bourgeoise locale, et Le Nouvel Observateur y envoya même une journaliste couvrir l'événement [Aude Lancelin, «“L’idée de communisme” selon Badiou, Rancière, Zizek, Negri… Marx contre-attaque», Le Nouvel Observateur, 5 avril 2009.]. Ce qu'elle retint de «ces trois journées de haute densité conceptuelle», un «week end rouge» [sic] selon elle, confirme ce que l'on savait déjà. Par-delà leurs dissensions théoriques habituelles, les figures de proue de la nébuleuse «radicale» se retrouvèrent d'accord sur un point que le maître de cérémonie, Zlavoj Zizek, résumait par une formule empruntée au «grand hégélien Gérard Lebrun» : «Non à la militance hargneuse, place à la “patience du concept”.» On aura compris que, pour ces forçats de la «lutte des classes dans la théorie», comme aurait dit leur glorieux prédécesseur, le philosophe Louis Althusser, la révolution était renvoyée aux calendes grecques. Car si le spectre de Marx est devenu accommodant, c'est qu'il a été accommodé par leurs soins à la sauce universitaire. Ils feraient tout de même bien, néanmoins, de relire, s'il l'ont jamais lue, la Critique de la critique critique, où Marx fustigeait, en compagnie de Engels, l'idéalisme des «hégeliens de gauche» [Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte famille, ou Critique de la Critique critique, contre Bruno Bauer et consorts, Éditions sociales, 1969.].
En attendant, forts du «très vif succès» rencontré, selon les animateurs de la revue Lignes, «partenaire» de cette «démonstration de force» intellectuelle londonienne, ses deux initiateurs remirent le couvert un an plus tard, à Berlin, cette fois-là, sur la célèbre Volksbühne, qui en a avait vu d'autres. Situé sur la Rosa Luxembourg Platz, ce vénérable bâtiment avait abrité un «théâtre prolétarien» sous la République de Weimar pour devenir, après l'entracte nazi, le théâtre officiel de la République démocratique allemande. Une localisation emblématique, s'il en est. Ce show allait achever de persuader les participants que la relève des leaders et les militants révolutionnaires d'antan était désormais définitivement assurée.
On pourrait énumérer sans fin, bien qu'ils soient finalement peu nombreux, les lieux où la pensée critique opère son come back avec le plus d'éclat. Ce ne sont évidemment pas dans les usines qui subsistent ou les bureaux et les centres commerciaux qui prolifèrent, où triment les prolétaires — quand ils ne sont pas jetés à la rue — de l'«économie de marché» transnationalisée, dérégulée et flexibilisée, que les diatribes anticapitalistes passées au moule de la théorisation haut de gamme rencontrent le plus d'échos. On pourra y prêter l'oreille, pour s'en tenir à la capitale française, à Beaubourg (Centre national d'art contemporain Georges Pompidou), à la TGB (Bibliothèque nationale François Mitterrand), à la Sorbonne (Université de Paris I), rue d'Ulm (École normale supérieure) ou encore au Collège de France. Non pas au milieu d'une foule de «contestataires» agités mais devant un public étudiant sagement assis, buvant les paroles des orateurs et prenant souvent des notes pour qu'elles ne risquent pas de s'envoler.
Dans un article incisif où il constate à son tour, pour le déplorer, l'absence de liens entre «manifestations populaires et analyses érudites», le journaliste Pierre Rimbert s'interroge sur les moyens de «concilier culture savante et culture politique [Pierre Rimbert, «La pensée critique prisonnière de l’enclos universitaire», Le Monde diplomatique, janvier 2011.]». Sans trop d'illusions, semble-t-il. «Organiser les masses, renverser l'ordre social, prendre le pouvoir ici et maintenant : ces problématiques communes aux révolutionnaires» des deux siècles passés sont «insolubles dans la recherche universitaire — si tant est qu'elles y trouvent un jour leur place». La prise du Palais d'hiver à Petrograd appartient décidément à une époque bien révolue. C'est désormais dans les palais de la République que fermente la sève révolutionnaire ! Et c'est peut-être la raison principale de sa stérilité politique.
Jean-Pierre Garnier
Agone, 17 février 2011.
Jean-Pierre Garnier a publié aux éditions Agone : Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires (2010).