Sur la décomposition de nos ennemis

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Sur la décomposition de nos ennemis

«Une puissance occulte nous ayant fait refuser la salle de Cleveland Hall, la réunion a eu lieu au Bell Tavern Old Bailly, sous la présidence du citoyen Besson. La réunion était nombreuse et enthousiaste. Les citoyens Besson, Weber, Paintot, Prévost, Kaufman, Denempont, Lelubez, Holtporp et Debord ont pris successivement la parole et ont énergiquement revendiqué les droits du peuple, aux applaudissements des auditeurs.»
Communiqué de l’Association Internationale des Travailleurs, branche française de Londres (recueilli dans Association Internationale des Travailleurs, document publié par la police impériale, Paris, 1870).

Dans les Thèses que nous publions présentement, nous avons essayé de montrer quelles sont les bases historiques profondes de l’action d’un mouvement comme l’I.S. ; et quelles connexions ont dû précisément exister entre ces bases, notre théorie, notre stratégie, et jusqu’à ce pouvoir de séduction que, tout naturellement, a exercé la part la plus réussie de notre langage, et de nos vies mêmes. C’est seulement à ce niveau de compréhension que l’on découvre le secret de la réussite historique de tels mouvements, lequel éclaire inversement de fond en comble les conditions de l’échec de milliers d’autres tentatives. Nos ennemis cependant — historiens bourgeois, policiers, grands bureaucrates, semi-pro-situs contemplatifs, gauchistes propriétaires de divers petits appareils hiérarchiques — prennent le problème à l’envers. Ils découvrent avant tout le terme «situationniste», comme empiriquement correspondant aux actes et aux perspectives des plus radicaux des révolutionnaires prolétariens d’aujourd’hui, dans les usines comme dans les écoles — c’est-à-dire de leurs propres ennemis les plus directs et les plus redoutables. Au lieu de rechercher, à partir de cette constatation scientifiquement indiscutable, une explication réelle du phénomène, ils veulent justement rejeter une telle explication en valorisant follement l’importance de la seule étiquette. Sur cette étiquette situationniste, ils bâtissent instantanément une certaine idéologie malfaisante, rivale des leurs, laquelle, même en tant qu’idéologie, est particulièrement débile et incohérente puisqu’elle est capricieusement édifiée par ceux qui la combattent (et, comme on pense, ceux-ci n’ont même plus, de bien loin, les moyens intellectuels de leurs prédécesseurs du XIXe siècle pour la réfutation, même de mauvaise foi, de positions adverses). À partir de ce point, une difficulté insurmontable se rencontre sur leur chemin : comment une idéologie si bornée et si stupide peut-elle susciter un si grand enthousiasme, et se dresser fâcheusement devant eux comme une force pratique ? Ils ne peuvent l’expliquer que par la perversion et l’infamie des «dirigeants» de l’I.S. — qui auraient pris un malin plaisir ou auraient trouvé un louche intérêt à discréditer la perfection de la société qu’ils représentent et à en désespérer les admirateurs, que cette société soit la belle abondance marchande de l’Ouest ou la vaillante discipline bureaucratique de l’Est, ou simplement les images mitées des révolutions mort-nées qui aspirent à changer le personnel dirigeant de tout cela. Que cette explication sur le seul mode de l’indignation aboutisse tout de suite à revêtir ces quelques meneurs situationnistes d’un pouvoir littéralement titanesque, et parfaitement supra-historique, n’arrête pas nos ennemis. Ils préfèrent avouer qu’ils sont ridiculisés par le complot omniprésent d’une poignée d’individus, plutôt que de convenir qu’ils sont tout simplement ridiculisés par leur siècle. Ils doivent donc se demander qui aide ce complot. Ne pouvant, ni ne voulant, comprendre que ce sont, sans plus, les conditions historiques présentes et le prolétariat, les uns diront que c’est Berlin-Est ou La Havane, et simultanément les autres diront que c’est le grand capital ou le néo-fascisme qui auraient misé gros si imprudemment sur l’Internationale situationniste. Bourgeois, bureaucrates ou spectateurs, nos ennemis ne conçoivent l’histoire que sous la figure de manipulations spectaculaires, organisationnelles, policières, etc., qui sont celles de la période anti-historique que nous venons de quitter, et qu’eux-mêmes, y compris les plus gauchistes ou prétendus «anarchistes», n’ont pas cessé un instant d’utiliser dans la mesure de leurs moyens. En croyant ainsi par postulat, plus ou moins rassurant d’ailleurs, et en affirmant que les éléments situationnistes qui apparaissent dans telle grève sauvage, dans telle conduite de la jeunesse rebelle, dans telle émeute qui déborde ceux qui se faisaient fort de l’encadrer, ou dans tel sabotage de «la meilleure» organisation hiérarchique du révolutionnarisme gauchiste, seraient forcément et toujours des militants dirigés par l’I.S. ou infiltrés par notre ordre, nos ennemis montrent qu’ils ne comprennent rien à l’I.S. ni à leur temps. Ils n’arrivent même pas à comprendre que, le plus souvent, c’est par leur maladroite médiation que ces éléments révolutionnaires, qu’ils dénoncent et qu’ils traquent, ont eux-mêmes pu apprendre qu’ils «étaient» situationnistes ; et qu’en somme c’est ainsi que l’époque nomme ce qu’ils sont.

«C’est alors qu’apparaissent, pour la première fois, les figures inquiétantes de l’Internationale situationniste. Combien sont-ils ? D’où viennent-ils ? Nul ne le sait.» Cette découverte émue du Républicain lorrain du 28 juin 1967 a depuis donné le ton à la réaction de toute une période de luttes.

Si les policiers sont légitimement dépités de n’être pas parvenus à infiltrer, comme ailleurs, des observateurs dans l’I.S., les organisations gauchistes sont angoissées, bien à tort, à propos d’une infiltration imaginaire des situationnistes qui viendraient exercer dans leurs rangs l’influence la plus dissolvante. C’est d’une tout autre manière que l’I.S. et l’époque poursuivent leur action dissolvante, mais on comprendra aisément que les gauchistes se trouvent être les plus furieux de la chose : c’est justement dans «leur public», parmi les meilleurs des individus et des groupes qu’ils voudraient saisir, qu’ils retrouvent leur vieille ennemie : l’autonomie prolétarienne à son premier stade d’affirmation. Et ils nous rendent involontairement cet hommage de la dénoncer comme étant sous notre influence. Si elle peut réellement à quelque degré connaître notre influence, voilà qui correspond fort bien à son être même : elle refuse toute autre influence, et ne risque pas de subir la nôtre comme un commandement. L’autonomie prolétarienne ne peut être influencée que par son temps, sa propre théorie, et son action propre.

L’exemple le plus extrême, et le plus fabuleux, de cette obsession du combat contre l’I.S., reconnu comme la tâche primordiale des appareils les plus «extrémistes», a sans doute été fourni par le Congrès de la Fédération Anarchiste Italienne de Carrare, en avril 1971. Cette Fédération Anarchiste n’est vraiment pas grand-chose dans le milieu ouvrier italien, mais d’un autre côté l’Italie se trouve dans une situation pré-révolutionnaire. Quelle est donc l’entreprise théorique et pratique la plus urgente que s’assigne cette Fédération ? Combattre l’I.S., extirper de ses rangs les membres de l’I.S. — dont aucun n’y a jamais figuré, ni même n’y a eu un seul contact, bien évidemment. Tout le Xe Congrès de la F.A.I. a été ouvertement consacré à ceci ; toute la préparation de ce Congrès, c’est-à-dire la polémique et la lutte interne entre la direction et les militants fidèles ou rebelles, a été dominée par cette grande affaire. Le seul document «théorique» et politique de ce Congrès, publié sous le titre Les Situationnistes et les Anarchistes par la Commission de Correspondance de la F.A.I. en éditorial du numéro du 15 mai 1971 de son journal Umanità Nova, y est entièrement consacré [«Le tract Cosenza-Firenze est très bon. Peux-tu avoir, toi-même ou par ces camarades, le document anti-I.S. du congrès de la F.A.I. (et/ou des journaux qui en parlent ?» (Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 7 mai 1971.)].

«La presse a été informée en temps utile, commence noblement ce communiqué, de la décision prise par les anarchistes d’exclure du Xe Congrès de la Fédération Anarchiste Italienne (tenu à Carrare les 10, 11 et 12 avril) les “situationnistes”, improprement appelés parfois “anarcho-situationnistes”, “bordighistes-situationnistes”, “communistes de conseils”, “chats sauvages”, etc. La mesure adoptée à l’unanimité par les anarchistes réunis en Congrès mérite quelque explication.» Sans savoir qui peuvent être tous ces gens-là, on notera déjà que, pour ce qui regarde les situationnistes proprement dits, la F.A.I. eût pu tout aussi bien exclure de son Congrès les Sioux, les anciens officiers de l’Armée des Indes, les Black Panthers et les anthropophages : elle n’eût pas enregistré après cela le départ d’un seul de ses adhérents.

Voyons donc les explications : «L’influence de l’Internationale situationniste, particulièrement négative sur de nombreux regroupements extraparlementaires scandinaves, nord-américains et japonais, a été employée en France et en Italie, depuis 1967-68, dans le but de détruire le mouvement anarchiste fédéré de ces deux pays, au nom d’un discours théorique que les situationnistes ont coutume de submerger dans un océan d’insolences, de phrases imprécises et tortueuses.» Ces anarchistes sont encore bien bons de ne pas nous attribuer de surcroît quelques autres manœuvres à l’intérieur même des parlements. Mais on admirera les phrases précises et nullement tortueuses par lesquelles ces pauvres gens se placent tranquillement au centre du monde, et nous attribuent en toute certitude le but dérisoire de nous occuper d’eux.

Et les voici, après avoir de la sorte révélé notre essence, qui en montrent la réalisation sous une figure historique : «Le situationnisme est né de la fertile fantaisie d’un groupe d’intellectuels qui, en 1957, réunis autour d’une table pour discuter d’art et d’urbanisme, décidèrent d’exploiter leurs contacts culturels pour fonder un mouvement politique pseudo-révolutionnaire, une espèce de mouvement “révolutionnaire” qualunquiste.» On voit où peut mener la discussion sur l’art et l’urbanisme, et toute discussion peut-être, si la F.A.I. n’était pas là pour éviter au peuple toutes ces hardiesses intellectuelles. Ces curés vont même plus loin que les staliniens qui, aussi longtemps que les gauchistes ne sont pas dans leurs prisons, se contentent généralement de déclarer que ceux-ci font «objectivement» le jeu du capitalisme, ou qu’ils sont manipulés en dépit de leur bonne volonté naïve. Ici, on connaît dès l’origine l’intention perverse des fondateurs de l’I.S. Le «qualunquisme», le «parti de l’homme quelconque», c’était précisément, dans l’Italie de l’après-guerre, le nom sous lequel se déguisèrent les ex-fascistes et néo-fascistes. Mais quels dangereux artistes ! Jamais la «fantaisie» qui pousse les hommes à nier les dogmes et à transformer le monde n’a eu de plus effroyables conséquences, en tout cas pour son centre même, qui est la F.A.I. Et, pour comble, tout cela fut décidé «autour d’une table». Voilà bien le crime ! Nous avions donc une table — mais aucune sorte de relations ni de «contacts culturels». La table semble d’ailleurs suffire amplement à prouver notre caractère mauvais, et à permettre, un peu plus loin, de nous identifier à «la jeunesse dorée». Ce conclave anarchiste, qui paraît nettement préférer la tribune, ou peut-être la chaire, ignore donc que la plus importante part probablement des actions humaines, si l’on reconnaît que le lit mérite d’être placé hors concours, se sont toujours passées autour de tables depuis que l’on a inventé cet instrument. Ces malveillants idiots insistent : «Bien conscients cependant de l’impossibilité de la coexistence d’une Internationale situationniste avec les autres mouvements politiques révolutionnaires, et particulièrement avec le mouvement anarchiste, ils décidèrent…» Ici, il faut dire que nous n’avons jamais envisagé l’existence du «mouvement anarchiste», mais seulement celle des réalités de notre époque. Il est vrai cependant que nous croyons les perspectives de l’I.S. incompatibles à long terme avec l’existence et les prétentions des «autres mouvements politiques révolutionnaires», et pour la simple raison que, si la miséreuse bureaucratie anarchiste se met aujourd’hui à la traîne de tels «autres mouvements politiques» non précisés, pour notre part nous ne leur reconnaissions en rien la qualité de mouvements «révolutionnaires» ; et tout ce qui s’est passé depuis nous confirme dans notre opinion. Mais que décidèrent en 1957 les situationnistes, d’après la F.A.I. de 1971 ? «Ils décidèrent qu’avant tout leur tâche serait de s’infiltrer dans les autres mouvements politiques révolutionnaires [N.B. : encore cette multitude majestueuse qui nous sert de repoussoir] pour les détruire, en les accusant d’idéologisme et de bureaucratisme organisationnel, en utilisant sans discrimination la calomnie et la provocation.» On voit bien où le bât les blesse : l’I.S. est devenue la mauvaise conscience des idéologues et des bureaucrates qui se trouvent partout contestés chez eux. En fait de calomnie et de provocation, on croirait lire Le Protocole des Sages de Sion, puisque nulle part personne n’a jamais pu citer un seul exemple d’un membre de l’I.S. s’étant infiltré dans une organisation quelconque. Comment ? diraient les politiciens et les juges de la F.A.I., et les milliers de nos agents qu’ils ont démasqués partout, «et particulièrement» dans leur propre organisation ? Ces paranoïaques ne font qu’exprimer, avec plus de sottise, le tourment que tant d’autres organisations bureaucratiques tentent d’exorciser plus discrètement.

Mais ils continuent, et tranchent en passant la question embrouillée de l’organisation même de l’I.S. Tandis que tant d’autres nous reprochent, aussi faussement, d’être de purs spontanéistes ennemis de tout accord organisationnel des prolétaires, le Congrès des anarchistes italiens révèle : «Leur critique des idéologies et des organisations ne s’applique pourtant pas à leur propre idéologie et à leur propre organisation hiérarchique. Cette dernière est fondée sur des sections nationales et sur des groupes locaux (apparemment autonomes sous n’importe quelle dénomination contingente), lesquels, en réalité, sont la couverture d’un cerveau politique composé d’un petit nombre d’intellectuels qui disposent à leur gré de moyens financiers dont l’origine est inconnue.» Quels artistes ! Il faut avouer que les patrons de la F.A.I. ont vraiment de quoi trembler, en se trouvant en butte à l’hostilité de tels condottieri, si dépourvus de scrupules et si bien pourvus de toutes sortes de moyens. On peut déjà conclure de leur vertueuse indignation qu’eux-mêmes ne verseront jamais dans les excès de Netchaïev, et que, s’ils dirigent bureaucratiquement leur F.A.I., ce sera comme un vague P.S.U., et non selon le modèle des «Cent Frères Internationaux» de Bakounine, ou du groupe de Durruti dans la C.N.T. espagnole. Mais si ce point est intéressant pour les gens qui s’occupent des actuelles conceptions doctrinales de l’ultime moment de l’anarchisme italien, il ne s’applique en rien à l’I.S., et l’on ne peut donc rien tirer des rêveries de ces individus à ce propos, ni pour nous blâmer, ni pour nous approuver. On a vu en passant le vieil argument stalinien, et plus anciennement encore contre-révolutionnaire, des «moyens financiers dont l’origine est inconnue». Certes, si nous avions besoin de moyens financiers particulièrement notables, et si nous avions même réussi à nous les procurer, leur origine resterait sans nul doute inconnue des policiers de la F.A.I. Mais où a-t-on jamais vu que nous avions des «moyens financiers» ? Nulle part ailleurs qu’en comptant les milliers d’agents que nous stipendions partout dans le monde pour troubler impartialement le repos de Brejnev et de la F.A.I., de Nixon et de la principauté de Monaco ! En nous attribuant «diverses et coûteuses publications de caractère international et local» dont la source financière leur paraît «étonnamment suspecte», ils feignent de croire que nous avons à payer la note pour la moitié de cette multitude de publications contestataires qui depuis deux ou trois ans s’impriment à tout instant dans les plus petites villes de l’Europe et des États-Unis. En fait, nous avons maintenant une douzaine d’éditeurs, et certains d’entre eux vont même jusqu’à nous verser des droits d’auteurs. Quant aux revues, pas si nombreuses, que nous avons publiées par nos propres moyens, elles sont vite arrivées à être tellement lues qu’elles en devenaient commercialement rentables, malgré leur prix de vente fort bas. C’est d’ailleurs le moment où nous avons décidé de ne pas nous endormir sur ce genre de lauriers, et d’interrompre la publication de la plus fameuse. Bref, ce n’est pas un complot qui ronge le vieux monde du gauchisme, c’est l’histoire.

«Le situationnisme est bien loin du monde du travail, disent ces gens que le monde du travail expulse, comme les anarchistes sont loin de la jeunesse dorée situationniste, laquelle veut — sciemment ou inconsciemment, avec bonne foi ou avec mauvaise foi — jouer un rôle de provocation contre-révolutionnaire…» Et pour faire bonne mesure, ils affirment que ce sont «cinq pâles représentants de l’Internationale situationniste en Italie» qui, «le soir du 14 avril», auraient assommé à Florence un des bureaucrates de la F.A.I. ; et ils insinuent aussi que nous étions mêlés vers ce moment aux incendiaires des locaux d’un journal fasciste italien, et dans le seul but, bien sûr, de faire le jeu d’une répression anti-anarchiste. Enfin ils condamnent, au nom toujours du «monde du travail», les insurgés de Reggio-de-Calabre : de tels faits «ne sont pas, comme le soutiennent les situationnistes, la manifestation révolutionnaire d’un prolétariat qui réussit à autogérer sa vie quotidienne. Ce sont des manifestations sanfedistes…» Le sanfedisme fut un mouvement populaire, guidé par le clergé, contre les troupes françaises de la Première République occupant le royaume de Naples. Il serait à peu près aussi sérieux de dire que ce malheureux Congrès de la F.A.I. traduit un fédéralisme girondin soudoyé par l’or de Pitt. L’I.S. avait été seule en ITalie à prendre la défense des prolétaires de Reggio, calomniés par le gouvernement, le stalinisme et tout le gauchisme, dans la brochure Gli operai d’Italia e la rivolta di Reggio Calabria (Milan, octobre 1970) qui eut partout le plus vif succès, et fut rééditée plusieurs fois à l’étranger par d’autres rebelles. Après quelque temps, beaucup de gauchistes ont changé leur fusil d’épaule, sinon le pouvoir qui est au bout. Même les staliniens italiens ont dû nuancer considérablement leurs premiers anathèmes. La seule F.A.I. reste purement fidèle au gouvernement démocrate-chrétien dans cette affaire et, pour nous insulter, calomnie les travailleurs calabrais avec autant de bonheur qu’elle a qualifié l’I.S.

Les anarchistes de la F.A.I. ne se contentent pas d’être immondes et ridicules pour leur propre compte ; ils se veulent exemplaires. En même temps qu’ils nous dénoncent publiquement à la police — ce qui n’est pas grave, car celle-ci sait par expérience la faible valeur judiciaire des témoignages des indicateurs qu’elle entretient dans ce milieu anarchiste —, ils enseignent à leurs collègues gauchistes la bonne manière de conjurer le démon : «La décision adoptée par le Congrès de la F.A.I. enlève aux situationnistes [N.B. : ce qui équivalait à nous enlever une trente-troisième dent, ou le droit d’être élu au Parlement hongrois] la possibilité de perfectionner leur action de provocation, en premier lieu dans la F.A.I., et en tant qu’elle risque de servir d’exemple aux groupes et aux fédérations locales, adhérent ou non à la F.A.I., dans lesquels les situationnistes cherchent à s’infiltrer pour les mener à leur perte par l’équivoque idéologique et par l’activité de contradiction systématique qui rappellent de fort près le chauvinisme sorelien caché sous les principes de la violence pour la violence.» On voit d’ici, comme si on y était, ces situationnistes qui s’infiltrent partout, «cherchant qui dévorer», et qui mener à sa perte, grâce à leur dialectique anti-idéologique et leur activité de contradiction systématique qui, en somme, les fait ressembler de fort près à l’histoire elle-même. Ils sont la figure du mal historique pour tous les propriétaires, même les mal lotis qui n’ont d’autre propriété que la F.A.I. Ajoutons que Georges Sorel, s’il est plutôt connu en France comme un théoricien du syndicalisme révolutionnaire, a en Italie une réputation tout autre, du fait que les mussolinistes de la première phase ont prétendu s’en être inspirés.

Comme dans tant d’autres cas, si la risible F.A.I. n’avait aucun situationniste dans ses rangs, elle n’a pas manqué d’en créer par son imbécile répression. Et, comme toujours, c’est après de tels affrontements dans des sectes que nous ignorions parfaitement que certains éléments s’adressent à nous, et en particulier nous communiquent les répugnants documents internes «confidentiels» par lesquels la direction de la F.A.I. préparait son congrès, et n’obtint que la rupture avec tous ceux qui ne pouvaient plus supporter d’être solidaires de ses sottises et de ses infamies. On peut y lire cet aveu d’un étrange pessimisme : «Chasser les situationnistes de nos groupes est la garantie de la survie de ces groupes eux-mêmes.» Un de ces documents désigne personnellement «Sanguinetti, représentant de l’I.S. pour l’Italie», comme l’agent secret qui a directement organisé l’opposition et l’éclatement de ce Congrès de Carrare.

Quant à la haine exclusive et générale que lui ont vouée «tous les représentants du vieux monde et tous les partis», le camarade Sanguinetti s’est assuré, dans la seule année 1971, une sorte de record que tous les révolutionnaires peuvent lui envier. Des hommes de main staliniens ont essayé de l’assassiner à Milan, en voulant l’écraser avec des voitures, et seule l’intervention d’ouvriers les a empêchés d’arriver à leurs fins. La F.A.I. l’a désigné, quoique beaucoup plus académiquement, comme l’ennemi de l’anarchie et l’homme à abattre.  Enfin, le 21 juillet, le ministre de l’Intérieur l’a fait expulser de France sans délai, quoiqu’il n’y ait jamais fixé sa résidence, pour le seul motif que sa présence à Paris était hautement préjudiciable à la sûreté de l’État [Par décision ministérielle du 21 juillet 1971, Gianfranco Sanguinetti fut avisé d’un refus de séjour et sommé d’avoir à quitter le territoire français. Il fut aussitôt reconduit en fourgon à l’aéroport et mis dans un avion en direction de l’Italie. Pour la correspondance consécutive à cet épisode, voir plus bas.].

Le show de la F.A.I., en effet, n’a rien fait d’autre que résumer une mythologie contre-situationniste qui, partout, est le produit du même confusionnisme intéressé, et de la même impuissance. On pouvait lire, en décembre 1970, dans un torchon moderniste nommé Actuel, sorte de magazine de la pollution intellectuelle, entre dix autres inventions arbitraires, cette même imagerie de l’empire invisible de l’I.S., d’un Ku Klux Klan de la Révolution : «Les polices d’Europe les fichent et les traquent. Insaisissables et souterrains, conspirateurs dans la tradition, ils refusent toutes les légalités et les conformismes, fussent-ils socialistes. Ils ne pratiquent pas la confraternité à l’égard des autres groupes gauchistes, aristocrates hors-la-loi de la révolution.» Cette aristocratie ne pouvait manquer de trouver son roi, héréditaire ou électif, on ne sait trop, Guy Debord : «C’est un petit homme au visage d’instituteur et aux vestes mal coupées. (…) Avec l’âge, il est obsédé par ses ennemis, décèle partout trahisons et scandales : il ne veut pas les combattre, mais les anéantir. On ne connaît de lui qu’un seul livre, La Société du spectacle, discours unique et haché.» Certes, la description physique ne pourra aider ceux qui nous «traquent», puisque ce journaliste n’a évidemment jamais vu Debord, et il n’est pas sûr non plus qu’il sache à quoi ressemble aujourd’hui un instituteur. Mais la vieille mythologie séculaire des révolutions et de ses meneurs, racontée dans le style bourgeois — «I ls savent prendre l’argent où il se trouve» —, imprègne au plus fort degré ces quelques lignes. Les bêtises des morts pèsent très lourd dans les cerveaux des crétins vivants. Ce petit homme couleur de muraille, et qui n’a l’air de rien, c’est Blanqui, c’est «le Vieux», irréductible et terrible parce qu’entouré de ses fanatiques, dévoués et prêts à tout. L’image est aussi mâtinée de Trotsky et, si la drogue et l’assassinat politique s’y profilent, peut-être aussi du «Vieux de la Montagne». Par ailleurs, reconnaissez ce «discours unique et haché» d’un livre théorique que le folliculaire n’aurait en aucun cas su lire : mais c’est Marat ! Décelant partout les trahisons, voulant anéantir ses ennemis, c’est certainement pour épargner des flots de sang que Debord vous presse d’en verser quelques gouttes, cent mille têtes ou, en ces temps d’inflation, cinq cent mille, par exemple. Il n’est pas mauvais que des révolutionnaires deviennent de moins en moins indulgents : tant d’autres vieillissent en filant de plus en plus doux, et certains n’ont même jamais que fait mine de refuser quoi que ce soit. Mais pour Debord, son épouvantable réputation en matière de rupture et d’exclusion était déjà bien établie il y a vingt ans, quand il avait vingt ans (ceci est noté par tous ceux qui ont écrit à son propos ; cf. Asger Jorn, et même Jean-Louis Brau). On doit donc convenir qu’«avec l’âge» — prématurément usé par les orgies, probablement —, il n’aura vraiment pris personne en traître !

Des livres paraissent en Allemagne, en Amérique, en Hollande, en Scandinavie, qui tous admirent ce qu’a fait l’I.S. dans les années de l’avant-Mai, et déplorent seulement que toutes ces belles virtualités — ressenties surtout à propos du rôle que tel situationniste local, exclu depuis longtemps, a pu jouer plus médiocrement par la suite dans les débuts de la contestation allemande ou hollandaise — aient été sans cesse émondées d’une main de fer par ce qu’un récent livre suédois d’histoire nashiste (deux mots qui s’anéantissent dans leur rapprochement) appelle la dictature du «général Debord», qui sans désemparer a constamment exclu tout un chacun. Il resterait à comprendre comment et pourquoi tant a pu être réalisé par cette voie ; et pourquoi c’est justement Debord, et non pas Nash, les garnautins ou les vaneigemistes, qui se trouvait sans cesse avoir sous la main des gens à exclure, se renouvelant sans cesse et toujours prêts à marcher. N’y a-t-il pas là quelque raison concrètement historique ? Et à quoi bon parler de prestige autoritaire alors qu’il est notoire que Debord a toujours été assiégé par des quantités de personnes qui voulaient se faire employer à quelque chose ; et qu’il les a repoussées presque toutes au premier instant ? Quant à ceux donc qui veulent tout expliquer par quelques constatations bornées de la «réflexion dite psychologique», ils seront toujours arrêtés par ce mystère : pourquoi donc est-ce celui-ci qui a pu diaboliquement capter tous ces gens dans ses filets ? et pourquoi donc ont-ils été prêts à le suivre partout où il voudrait les mener ?

D’autres inventions subalternes prolifèrent sur ce terrain, avant tout pour suppléer aux informations manquantes des auteurs qui tirent à la ligne. Certains ouvrages font naître Debord à Cannes : c’est probablement, après Paris, le commencement d’une liste de sept villes de France qui se vanteront de cet honneur très discutable. On s’obstine à imprimer, jusqu’en Amérique, qu’il était l’héritier d’un très riche industriel — alors qu’il est patent qu’il a mené la vie la plus aventureuse, et qu’il a dû développer sa critique de l’économie politique avant même d’avoir trouvé son Engels [«Tu admireras, dans le texte “Sur la décomposition de nos ennemis”, le mot superbe que j’ai glissé, sur le fait que Debord a dû commencer sa critique de l’économie politique “avant même d’avoir trouvé son Engels”. Je crois qu’un tel cynisme va faire frémir le brave Viénet, et quelques autres !» (lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 23 mars 1972.)]. Dans le même but de ramener l’inconnu qui dérange au connu rassurant, on prétend un peu partout que Debord ne pouvait être qu’agrégé de philosophie, alors qu’il n’est rien de tel, et même pas attaché au C.N.R.S. Il n’est pas non plus, quoi qu’on dise, directeur de collection aux Éditions Champ Libre.

Les pro-situs, comme on l’a signalé, abreuvés d’offenses, ne peuvent pas rester tous perpétuellement des admirateurs de l’I.S. ; et quand ils se trouvent contraints de rejoindre nos détracteurs, ils sont parfois plus drôles que la F.A.I. Que ne nous a-t-on pas reproché ? Certains prétendent que nous avons manipulé les foules des barricadiers de Mai, et les assemblées de la Sorbonne. Nous aurions réussi à égarer les ouvriers avancés de Glasgow et à pervertir les blousons noirs de Paris. Nous aurions manœuvré les grévistes sauvages de la FIAT à Turin, comme les plus radicaux des éléments armés palestiniens (on a vu par quel habile intermédiaire). C’est donc à cause de nous que ces derniers ont attendu aveuglément leur mise à mort ; et sans nous, les mineurs de Kiruna auraient peut-être libéré le premier territoire des Conseils du cercle polaire. Sans nous, les travailleurs de Reggio n’auraient pas pris les armes ; ou alors ils auraient abattu en quarante-huit heures l’État italien. D’un côté, nous aurions presque fomenté tous les troubles dont la société moderne est devenue si riche ; d’un autre côté, nos directives sectaires et toujours maladroites les auraient menés par le plus court chemin à tous leurs échecs. Passons.

La sotte impudence est poussée encore plus loin, parce que placée dans une dimension un peu plus pratique, par certains éditeurs, oscillant et déchirés entre la haine que nous leur inspirons à juste titre et leur envie de se faire un peu d’argent supplémentaire, ou même de dédouaner légèrement leur triste réputation, en nous publiant maintenant. À la fin de 1971, les Éditions Feltrinelli nous ont demandé les droits de traduction de la revue I.S. Nous leur avons répondu, assez froidement, que nous ne voulions pas être édités par le stalinien Feltrinelli. Là-dessus, le directeur de cette maison, un nommé Brega, nous écrit que ce refus relève de la psychiatrie, qu’il est formulé «sur un ton stupidement arrogant», et que de plus Feltrinelli n’a jamais été stalinien. Autant de contre-vérités ! Ce Brega feint de s’étonner qu’après avoir mentionné sur nos revues que les textes ne sont pas sous copyright, nous retombions dans ce qu’il ne craint pas d’appeler, lui, «les sentiers battus de l’édition et des auteurs bourgeois». L’I.S. lui a donc répondu, le 14 février 1972, un peu plus durement : «Tu voudrais, étron, être dans la position même de Staline pour fixer tout seul la définition canonique des mots. Selon toi, Feltrinelli ne serait pas un stalinien ; et alors Dubcek non plus, ni Kadar, ni Arthur London, ni Castro, ni Mao. Et toi-même, Brega, à ce compte-là, tu ne serais pas une salope et un imbécile. Nous comprenons bien ton intérêt là-dedans, mais arrête de rêver ! […] C’est ta maison d’édition qui a joué, à son habitude, ce jeu juridique bourgeois, en nous demandant les droits de traduction. Et justement nous vous les refusons, à cause de tout ce que vous êtes. Si notre mépris t’est indifférent, jolie chatte, il ne fallait rien nous demander. Les révolutionnaires, quant à eux, ont toujours pu reproduire tout ce qu’ils voulaient des textes de l’I.S. ; et nous ne nous sommes jamais opposés d’aucune façon aux multiples éditions pirates de nos textes et de nos livres dans un bon nombre de pays. Mais la maison Feltrinelli n’est même pas digne de l’édition pirate. Et même vous, par ailleurs, si vous passiez outre à notre refus, vous pouvez être assurés que nous ne nous y opposerions par aucune voie juridique ou bourgeoise. C’est toi, Gian Piero Brega, puisque tu as eu la hardiesse de te mettre en avant avec cette lettre, que nous considérerions comme personnellement responsable de n’importe quelle édition de nos textes par la maison Feltrinelli. Et c’est sur ta peau qu’on se payerait.» (Cet échange de lettres a été aussitôt imprimé et affiché en Italie sous le titre Corrispondenza con un editore.) Certains ne manqueront donc pas d’insinuer que c’est l’I.S. qui, quelques jours plus tard, a assassiné Feltrinelli à la dynamite. Dans le Corriere d’Informazione des 18-19 mars, on prétend même que l’I.S. avait mis à l’amende Feltrinelli, et de pas moins d’un milliard de lires pour commencer, ce qui permet de conclure : «De là à l’assassinat, il n’y a qu’un pas.» Au printemps de 1971, dans le troisième tirage de La Société du spectacle, les Éditions Buchet-Chastel ont osé y introduire unilatéralement et par surprise un sous-titre : «La théorie situationniste». Cette adjonction, contraire aux usages de l’édition — et même explicitement au droit bourgeois —, était en l’occurence d’autant plus monstrueuse que le mot «situationniste» n’est employé qu’une seule fois dans ce livre (dans la thèse 191) ; et ceci très délibérément, pour se distinguer de tant de révolutionnaires en peau de lapin qui pensaient garantir la radicalité de leur prose en la truffant de rappels et d’éloges sur l’I.S. Comme on l’a dit, il n’est pas dans notre style de nous placer sur le plan de la justice bourgeoise, en intentant aux Éditions Buchet-Chastel un procès qu’elles eussent assurément perdu. Il était plus digne de faire republier La Société du spectacle par un autre éditeur parisien ; ce que les Éditions Champ libre se proposèrent de réaliser sans délai. On a donc vu depuis la pittoresque aventure de l’éditeur faussaire soumettant sa cause à la justice, et faisant saisir par ordonnance de référé l’édition authentique de Champ libre. Mais ceci, bien évidemment, ne suffira pas à lui ramener ce livre, ni son auteur. L’édition française, réimprimée depuis en Hollande, comme les traductions éditées aux États-Unis, au Danemark et au Portugal, se refusent à reconnaître les droits, tant moraux que financiers, de Buchet (celui-ci n’aura donc pu négocier que l’édition italienne publiée chez De Donato, laquelle comporte du reste une traduction si erronée qu’elle ne manquera pas d’être prochainement concurrencée en Italie par une édition pirate plus rigoureuse).

Le mouvement des occupations de 1968, avec le recul de quelques années, a pris place aux yeux de tous — et pour ses ennemis mêmes, qui sont le moins prompts à l’avouer, mais non à le ressentir — dans la longue série des révolutions françaises : il a bel et bien fait apparaître, comme simple ébauche, les traits principaux de la révolution moderne, son véritable contenu. Et à mesure que le temps passe, les livres qui continuent de paraître sur Mai sont obligés de faire à l’I.S. une place toujours plus grande. Mais la mythologie y règne encore. Le récent livre de Raspaud et Voyer, L’Internationale Situationniste, est la seule recherche dont on puisse louer sans réserve le sérieux, mais il se tient sur le terrain de la chronologie et de la bibliographie, sans aborder l’aspect proprement historique. Beaucoup de ces livres, comme le stupide Image-action de la société (Seuil, 1970), crachoté par Alfred Willemer et son équipe de sous-sociologues, essaient d’établir une distinction entre les situationnistes, en tant que brillants précurseurs et théoriciens, et ceux qui furent effectivement en 1968 dans le mouvement pratique. Ainsi reparaît la vieille nuance scolaire de ceux qui «expriment» un courant historique et de ceux qui le mettent en actes. Mais le scandale central que ces chercheurs voudraient cacher, c’est justement que les mêmes situationnistes étaient là : aux barricades, à la Sorbonne, aux usines. Nous y avons fait la théorie du moment même. L’histoire, même universitaire, et même avec de meilleurs chercheurs qu’Adrien Dansette ou A. Willemer, ne trouvera pas de meilleurs textes, comprenant si bien l’événement et en prévoyant plus clairement les suites, au jour le jour et pour toute une période historique, que les principaux écrits alors diffusés massivement par l’I.S. et le «Conseil pour le maintien des occupations» — notamment l’Adresse à tous les travailleurs, du 30 mai 1968, dont nous faisions immédiatement passer à l’étranger des milliers d’exemplaires, et que nous avions alors considérée, quoi qu’il pût arriver, comme le testament de tout le mouvement des occupations. La vieille querelle académique pour savoir à quel point l’histoire peut être jamais prévisible par ceux qui la vivent a été là une fois de plus tranchée par l’expérience révolutionnaire. Le moment révolutionnaire concentre tout le possible historique de l’ensemble de la société dans trois ou quatre hypothèses seulement, dont on peut voir clairement évoluer à mesure le rapport de forces, la croissance ou le renversement ; alors qu’ordinairement la routine de la société est imprévisible — sauf dans sa vérité générale où elle peut être reconnue comme cette routine déterminée, et où l’on peut prévoir de la sorte la ligne principale de sa continuation —, parce que cette routine, elle, est le produit d’une infinité de processus dispersés, dont les développements singuliers et les interactions sont incalculables à l’avance. Ceux qui, dans les jours ordinaires, ne pensent pas se mettent à penser en de tels moments selon la logique des jours ordinaires. Les gauchistes ne revoyaient que Smolny, ou la Longue Marche, et ainsi ils se trouvaient encore plus maladroits dans le Paris de 1968 qu’ils l’eussent été, eux, sans Lénine, à Smolny. Les masses sentaient, déjà présente, la transformation possible de leur vie. Cependant, de tous les gauchistes qui opinaient dans les assemblées, il n’y en avait pas un qui eût la moindre vue, non seulement de ce qui s’ensuivrait, mais de ce qui pouvait s’ensuivre (beaucoup n’ont même pas mesuré à quel fil près on est alors passé à côté d’une répression extrême, quand le mouvement retomba). On a vu depuis lors, en France, la plaisante dialectique du gauchiste et du spectacle. Chaque fois que le spectacle doit recommencer à avouer que les ouvriers ne cessent de devenir plus subversifs, il feint de redécouvrir les gauchistes, comme les responsables de ce fâcheux résultat ; il les en blâme et se rassure en les blâmant. En fait, sur 150'000 personnes qui occupent la rue pour l’enterrement d’Overney, tout le monde sait bien que les partis gauchistes réunis n’en contrôlent pas le dixième. Le gauchisme a constamment donné depuis quatre ans toute sa mesure d’irréalisme extraterrestre. L’ensemble des partis gauchistes, à l’exception des maoïstes, mais en y comptant les «organisations» anarchistes françaises qui suivent la même voie que leurs correspondants italiens, ménagent sans cesse et scandaleusement le parti stalinien officiel. Les maoïstes — il est inutile de dire que les fragments de «situationnisme» qu’ils mélangent souvent à leur brouet révolutionnaire ne peuvent être ni compris ni utilisés par eux, exactement pas plus que le marxisme — attaquent très franchement ce parti mais au nom d’un autre stalinisme — et notamment pseudo-chinois — beaucoup plus combattif mais plus décomposé encore que le conservatisme bureaucratique de Marchais ; et qui se ridiculise constamment, de «tribunaux populaires» en «prisons du peuple», sans pouvoir comprendre un instant ce qui se passe réellement en France et dans le monde. Les observateurs du gouvernement aussi bien que du parti dit communiste parlent de ce que les ouvriers sont — et chaque fois réétablissent combien les ouvriers ne sont pas révolutionnaires, car le seul fait qu’ils puissent le dire confirme empiriquement leur analyse. Sur le même terrain de la méthodologie bourgeoise, mais plus extravagants encore, les maoïstes croient que les ouvriers sont tout à fait révolutionnaires — et, en plus, selon les grotesques modalités maoïstes ! —, et ils veulent sincèrement les aider à l’être : comme à Canton en 1927. Mais le problème historique n’est nullement de comprendre ce que les ouvriers «sont», — aujourd’hui ils ne sont que des ouvriers — mais ce qu’ils vont devenir. Ce devenir est la seule vérité de l’être du prolétariat, et la seule clé pour comprendre vraiment ce que sont déjà les ouvriers. En ce moment, par exemple, se produit un phénomène considérable, qui échappe encore aux observateurs spécialisés et à presque tous les militants, et qui leur promet de mauvais jours : comme au siècle dernier les ouvriers se remettent à lire, et ils vont comprendre eux-mêmes ce qu’ils font. Certains ouvriéristes antédiluviens, en tout désarmés et entendant bien le rester, ont reproché à l’I.S. d’avoir appliqué en mai 1968 une stratégie. Il est vrai que nous avons résolument agi selon certains buts stratégiques, mais nous ne l’avons pas fait pour nous. Nous l’avons fait pour le mouvement qui était là. Et dans ce mouvement, nous n’avons trompé personne. On nous dira qu’il a échoué. Mais nous n’avions jamais donné pour probable sa réussite immédiate en France — ceci est également vérifiable dans nos textes du moment —, alors que tous les néophytes émerveillés de la «révolution universitaire», les Geismar et les Peninou, croyaient qu’ils pourraient palabrer pendant dix ans dans les meubles du pouvoir. De plus, il avait quelques chances de réussir ; et quand un tel mouvement a commencé, il faut être avec lui en y engageant le maximum de ses talents utilisables. Mais surtout : selon nous, le mouvement de Mai a réussi. Nous voulions lui voir prendre au moins la moitié de l’extension qu’il a prise, et c’eût été déjà une victoire sur le plan mondial. La suite nous a donné raison.

Quant à Vaneigem, il a récemment saisi la pauvre occasion d’une présentation de morceaux choisis d’Ernest Cœurderoy, qui n’en peut mais, pour greffer très arbitrairement là-dessus son opinion sur la révolution. C’est le texte typique du pro-situ vulgaire, qui n’a rien à dire mais qui veut signer ; qui voudrait vendre au mieux la faible valeur publicitaire de son nom sur la bande du livre d’un autre. Mais il lui faut aussi, pour signer, parler par lui-même sur des questions qui lui échappent. De sorte que les plus creuses formules, et les longues séries de concepts sans emploi, s’accumulent à la va-comme-je-te-pousse dans ce qui a l’air d’un mauvais pastiche du Vaneigem de 1962. Le spectacle, tout comme Vaneigem, ne cesserait de se renforcer en s’affaiblissant ; et, si par malheur on n’a pas la révolution, on aura toujours plus d’affrontements terroristes entre les uns et les autres ; et à mots couverts il laisse entendre que l’I.S. pourrait bien se retrouver au pôle extrémiste de ce terrorisme, du côté gauchiste. Un peu de «théorie» à la mie de pain vient saupoudrer ses abstractions figées et archaïques. Il montre un certain conflit entre la «bourgeoisie riche et dirigeante», laquelle est pour lui simplement et littéralement représentée par «des technocrates, des leaders syndicaux, des hommes politiques, des évêques, des généraux, des flics-chefs», et «la bourgeoisie pauvre et exploitée des chefs de service, des flics subalternes, des petits commerçants, des curés miteux, des cadres». On voit la rigueur et la précision de ses analyses. Et plus loin il découvre que «ce qui pèse sur nous, ce n’est plus le capital mais la logique de la marchandise». Il sait bien que Marx ne l’a pas attendu pour démontrer que le capital n’était rien d’autre que «la logique de la marchandise» ; mais il a calculé naïvement que sa phrase fera moderne. De même que, par une trouvaille du vaneigemisme devenue solitaire, ce qui pèse sur nous, «ce n’est plus le pouvoir d’un homme ou d’une classe consciente de sa prédominance…» Mais à qui le fera-t-il croire ? La classe dominante est partout aussi consciente de sa prédominance que Vaneigem est lui-même conscient de son infériorité. Par le ton même, ces hâtives remises en question ne rappellent pas Bernstein, et même pas Edgar Morin, mais Louis Pauwels. Comme un Lefebvre plus instruit, ou un Nash moins hardi dans le truquage, croyant se sauver par l’omission, Vaneigem se déclare fort en faveur du «projet situationniste», en espérant que le lecteur pourra oublier combien il en a lui-même démérité, et ne pourra pas voir tout de suite que ces quelques récentes pages en apportent la preuve accablante. Combien Vaneigem ménage peu son malheureux lecteur (la faiblesse, pour supporter de survivre, a besoin de supposer que presque partout les autres sont d’une faiblesse égale ou supérieure), voilà ce que suffiront à montrer deux énormes détails : Vaneigem dit vite en passant qu’en novembre 1970 l’I.S. ne lui inspirait plus que de «l’indifférence». Il croit pouvoir faire passer, sans autre explication, la chose comme un mystère soudain. Mais, de même qu’il n’y a là rien de mystérieux, il n’y avait rien de soudain (cf. ici même un rapport de la VIIe Conférence de l’I.S. en 1966). Et, tout en glissant cette vérité, quelque peu cynique de sa part, que «la théorie n’est pas saisie radicalement tant qu’elle n’est pas expérimentée», il essaie de ressaisir, mine de rien, son vieux bluff dégonflé en faisant l’éloge de ceux qui étaient, en mai 1968, «les insurgés de la volonté de vivre». Nous avons montré que l’I.S. a été dans le mouvement des occupations, comme avant, quelque chose de moins vague et de plus précisément historique. Mais le Communiqué de l’I.S. à propos de Vaneigem, du 9 décembre 1970, révèle aussi que la volonté de vivre de Vaneigem était déjà alors un peu loin de cette insurrection.

Deuxième annexe du livre La Véritable Scission
dans l’Internationale (Champ Libre, avril 1972).


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À propos de l’expulsion de Gianfranco Sanguinetti

«Nous avons été rassurés, par ton télégramme et ta lettre, en sachant que tu étais à Milan. Après ta disparition mardi, je commençais à craindre qu’une lettre de cachet de S.M. Marcellin XIV ne t’ait expédié tout droit à la Bastille.

Puisqu’il n’est plus temps de pleurer sur les tristes côtés de cette étonnante expulsion (dont les détails, par contre, sont très réjouissants), on peut commencer à en envisager le bon : l’I.S. est, “dès à présent, reconnue comme une puissance” par quelques puissances de cette vieille canaille d’Europe, etc.

Je renonce tout à fait — les vacances de Resel s’étant prolongées — à l’idée d’un tract immédiat ; sur laquelle j’étais moi-même très incertain. Ce sera beaucoup plus “situ” d’écrire froidement l’histoire, comme toujours, dans le prochain numéro. Évidemment, les risques de saisie, qui étaient déjà beaucoup montés après cette affaire, vont monter encore plus avec la relation de l’affaire dans I.S. 13. Mais je serais bien surpris si une saisie parvenait à étouffer la diffusion de ce numéro.»

Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 30 juillet 1971.


«Comme tu l’auras deviné en lisant mon pneumatique de lundi dernier, Gianfranco est expulsé depuis longtemps. Un excellent avocat, opérant un peu comme dans les romans policiers américains, qui téléphonait pendant deux jours à une demi-douzaine de hauts fonctionnaires de la Préfecture et de l’Intérieur, et les rencontrait, lui a fait avoir d’abord un délai de vingt-quatre heures, espérait même avoir encore vingt-quatre heures, voire trois jours supplémentaires, pour présenter un recours. Mais Marcellin (d’abord, en son absence, pendant le dernier week-end, son chef de cabinet) refusait tout ; savait tout de G. “dangereux agitateur international” ; comme des délicats théoriciens qui s’encanaillent avec lui. Bref, la raison d’État a parlé. À un degré rare, qui surprenait tant cet avocat que les fonctionnaires en question. La poulaille a donc empoigné G. mardi matin et, l’empêchant de joindre encore son avocat, l’a gardé à vue huit heures, et l’a mis de vive force dans un avion pour Milan, son passeport confié au commandant jusqu’à ce qu’on ait atterri hors de France.

Jean-Marc [Loiseau], qui était là au début de cette affaire, pourra te donner quelques détails. Tout cela est bien regrettable, car notre collaboration avait commencé à trouver le style et la franchise convenables. Mais  il y a quelques bons côtés : depuis la F.A. italienne, personne ne nous avait tant honoré par son hostilité que notre ministre de l’Intérieur, un fin connaisseur.

J’étais hésitant sur l’opportunité de faire un tract immédiat : l’information est bonne à transmettre, mais il y avait le risque de “faire gauchiste”, un peu larmoyant dans la forme même, “démocratique”, sinon dans le contenu. Mieux vaut sans doute rapporter froidement l’histoire de la chose dans I.S. 13, comme on fait d’habitude. En tout cas, mes doutes ne me permettaient pas de résoudre la question sans avoir ton avis. En ton absence, le choix était donc : silence jusqu’au numéro 13. Pour ceci et, plus généralement, parce que Marcellin semble décidé à nous nuire un peu, il pourrait bien y avoir quelque idée de saisie contre ce brave numéro, si attendu. À mon avis, tu devrais te préoccuper d’avoir dès que possible ta carte de la Fédération de la presse.

Dans l’incident, on a perdu aussi la clef de la B.P., mais je pense que G. va te la renvoyer très vite. En attendant tu peux avoir le courrier sans clef.

Martin m’ayant envoyé quelques informations anodines, j’ai pensé qu’il fallait le prévenir de l’expulsion de G., ce que j’ai fait par carte postale.»

Lettre de Guy Debord à René Riesel, 1er août 1971.



Publié dans Debordiana

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