René Riesel à la section française de l'I.S. pour discussion
René Riesel à la section française de l’I.S. pour discussion
Camarades,
La recherche d’une stratégie situationniste pour la nouvelle période, demandée à plusieurs reprises dans la section française, à peine abordée à la Conférence de Venise, est à l’ordre du jour depuis maintenant deux ans et nous n’avons pas progressé. Non seulement aucune réelle discussion théorique n’a été tenue, mais la réalité même de l’I.S. en tant qu’internationale de sections est assez compromise. La relation dialectique entre les deux choses me semble devoir poser à nouveau la question de l’existence organisationnelle de l’I.S.
1. Dans le sens où aucune hypothèse théorique avancée nouvelle n’a été émise parmi nous depuis le mouvement des occupations, il ne faut plus dissimuler que la définition de l’I.S. en tant que «groupe international de théoriciens» est, elle aussi, remise en cause, alors même que nous n’avons pas défini le nouveau terrain de notre intervention, le dépassement possible du «groupe de théoriciens». Mais, d’autre part, je crois qu’il faut voir combien la diffusion et la communication de la théorie déjà élaborée ont été mal faites en ce qui nous concerne directement, faute de moyens surtout (en France, faible diffusion du livre de Viénet ; aux U.S.A. diffusion presque nulle de S.I. ; en Scandinavie, il faut garder en tête les chiffres dérisoires que Martin a révélés à Wolsfeld, même en considérant le nombre important de textes publié par l’officine de traduction de l’ex-groupe Libertad ; l’Italie est sans doute le pays où nous avons pu faire le plus de choses — sans que ce soit le moins du monde suffisant — mais il s’agit maintenant de reprendre le temps que la crise nous y a fait perdre).
2. Face à un pareil état de faits, il me semble que dans la période qui s’ouvre comme dans celle qui est finie, l’existence d’un groupe uni de théoriciens critiques a de grandes justifications et la plus grande utilité historique. Encore faut-il qu’il en soit réellement un.
Et de toutes façons, le seul présupposé qu’implique son dépassement possible est son existence effective en tant que tel. Cette existence passe nécessairement par un renouveau d’une pratique collective de l’imagination, qui doit entraîner maintenant la passion des idées comme la passion dans les débats, toutes choses qui nous font tristement défaut.
3. Je voudrais livrer pêle-mêle quelques faits d’importance inégale, mais qui, tous, expriment l’étendue de notre présent manque théorico-pratique (à divers degrés ; étant bien entendu que si nos manques théoriques découlent en partie de la triviale absence de discussion sérieuse et en partie aussi de l’absence plus générale d’une pratique révolutionnaire consciente en dehors de nous, cette dernière nous est dialectiquement imputable de même qu’elle nous attend au tournant si les choses ne changent pas).
4. En France, une des seules tâches pratiques que nous nous étions fixées, à défaut d’autre chose, était la mise en liaison des groupes autonomes qui, pensions nous, n’allaient pas tarder à surgir ; le développement des luttes de classes en ayant décidé autrement, nous n’avons rien d’important, ou même d’intéressant, à faire dans ce domaine, et nous nous sommes laissés enfermer dans une routine de rencontres inutiles, où les petites informations que nous recueillions ne nous apprenaient rien, et n’étaient même pas répercutables vers d’autres révolutionnaires, en leur absence.
Les quelques textes de critique de I.S. 12 que nous avons reçus, et qui émanaient tous de gens que nous connaissions trop étaient soit idiots soit erronés et en désaccord avec nos thèses de base ; aucun ne proposait une discussion véritable.
5. (Je trouve pourtant que sans tenir compte de leur perspective globale fausse certains points particuliers du texte d’Yves méritaient qu’on ne les abandonne pas purement et simplement à la critique rongeuse des souris.)
6. Le texte «Contribution à la conscience d’une classe qui sera la dernière» me semble à ce propos intéressant ou révélateur. Même s’il ne venait pas de Le Glou ou de sa bande, je pense que nous devrions nous opposer à ce genre de phénomènes, et pour sa perspective même. Il est trop tard pour nous inquiéter maintenant des kilos de petits tracts délayant l’I.S. qui ont pu être publiés, et ce n’est d’ailleurs pas notre affaire. Mais je trouve a priori inintéressante et suspecte une telle dose de non créativité et de copiage pour des gens qui prétendent jouer les groupes autonomes. C’est trop d’imbécillité ou trop de servilité pour nous.
7. Une question intéressante soulevée pendant la résolution du «conflit Eduardo [Rothe]-Paolo [Salvadori]» portait sur la communauté de goûts que nous pouvions ou non nous reconnaître et le style commun ou divergent qui en découlait. Je vois dans le non-éclaircissement de ce point (dans l’extension sans cesse croissante de la part tacite de notre accord en l’absence de vérification possible, qui va de pair avec la «prétention creuse au rôle historique supposé» dont parle Guy [Debord]) une des origines du malaise actuel. Les traces en sont nombreuses, et ce ne sont pas des tentatives volontaristes («rencontres de travail amicales», etc.) qui les effaceront de quelque manière, mais leur discussion franche et approfondie.
Par exemple, et à des niveaux différents :
8. Je n’ai aucune stratégie précise à proposer ; et je ne pense pas que l’on puisse la définir avant que nous nous soyons mis en état d’en parler. Si les quelques discussions qui ont déjà eu lieu font apparaître une volonté de renforcer notre spécificité, ce à quoi je souscris pleinement, il faut voir, là aussi, que s’il est nécessaire, dans ce but de «faire connaître plus, et faire connaître mieux l’I.S.», cela passera nécessairement par la vérification de la participation égale de tous.
9. À cette fin, il ne serait pas mauvais que dans les semaines à venir, chacun s’emploie à dresser une liste de problèmes théoriques préoccupante parmi lesquels nous établirions des ordres de priorité ; la formation de groupes de discussion rotatifs ne devrait pas être écartée d’avance. Ces discussions devraient être rapidement relancées à l’échelle internationale, pour que leur formalisation se dissipe dans la spontanéité créatrice de tous.
10. Notre dernière rencontre était prévue pour discuter des problèmes dont certains sont abordés ici. Le fait que trois camarades seulement sur six aient alors apporté des notes doit être pris comme dernier symptôme du mauvais climat actuel. Il est certes rassurant que les textes présentés se soient recoupés pour l’essentiel, mais il est alarmant que tous les camarades n’aient pas apporté de notes. On pourrait se demander si, tout en reconnaissant les problèmes définis, ils les sentaient eux aussi présents ; et quelle est la profondeur du très normal accord qu’ils peuvent avoir avec les analyses émises.
Ce point doit être lui aussi pris au sérieux.
Pour l’I.S. !
Copies aux autres sections
Camarades,
La recherche d’une stratégie situationniste pour la nouvelle période, demandée à plusieurs reprises dans la section française, à peine abordée à la Conférence de Venise, est à l’ordre du jour depuis maintenant deux ans et nous n’avons pas progressé. Non seulement aucune réelle discussion théorique n’a été tenue, mais la réalité même de l’I.S. en tant qu’internationale de sections est assez compromise. La relation dialectique entre les deux choses me semble devoir poser à nouveau la question de l’existence organisationnelle de l’I.S.
1. Dans le sens où aucune hypothèse théorique avancée nouvelle n’a été émise parmi nous depuis le mouvement des occupations, il ne faut plus dissimuler que la définition de l’I.S. en tant que «groupe international de théoriciens» est, elle aussi, remise en cause, alors même que nous n’avons pas défini le nouveau terrain de notre intervention, le dépassement possible du «groupe de théoriciens». Mais, d’autre part, je crois qu’il faut voir combien la diffusion et la communication de la théorie déjà élaborée ont été mal faites en ce qui nous concerne directement, faute de moyens surtout (en France, faible diffusion du livre de Viénet ; aux U.S.A. diffusion presque nulle de S.I. ; en Scandinavie, il faut garder en tête les chiffres dérisoires que Martin a révélés à Wolsfeld, même en considérant le nombre important de textes publié par l’officine de traduction de l’ex-groupe Libertad ; l’Italie est sans doute le pays où nous avons pu faire le plus de choses — sans que ce soit le moins du monde suffisant — mais il s’agit maintenant de reprendre le temps que la crise nous y a fait perdre).
2. Face à un pareil état de faits, il me semble que dans la période qui s’ouvre comme dans celle qui est finie, l’existence d’un groupe uni de théoriciens critiques a de grandes justifications et la plus grande utilité historique. Encore faut-il qu’il en soit réellement un.
Et de toutes façons, le seul présupposé qu’implique son dépassement possible est son existence effective en tant que tel. Cette existence passe nécessairement par un renouveau d’une pratique collective de l’imagination, qui doit entraîner maintenant la passion des idées comme la passion dans les débats, toutes choses qui nous font tristement défaut.
3. Je voudrais livrer pêle-mêle quelques faits d’importance inégale, mais qui, tous, expriment l’étendue de notre présent manque théorico-pratique (à divers degrés ; étant bien entendu que si nos manques théoriques découlent en partie de la triviale absence de discussion sérieuse et en partie aussi de l’absence plus générale d’une pratique révolutionnaire consciente en dehors de nous, cette dernière nous est dialectiquement imputable de même qu’elle nous attend au tournant si les choses ne changent pas).
4. En France, une des seules tâches pratiques que nous nous étions fixées, à défaut d’autre chose, était la mise en liaison des groupes autonomes qui, pensions nous, n’allaient pas tarder à surgir ; le développement des luttes de classes en ayant décidé autrement, nous n’avons rien d’important, ou même d’intéressant, à faire dans ce domaine, et nous nous sommes laissés enfermer dans une routine de rencontres inutiles, où les petites informations que nous recueillions ne nous apprenaient rien, et n’étaient même pas répercutables vers d’autres révolutionnaires, en leur absence.
Les quelques textes de critique de I.S. 12 que nous avons reçus, et qui émanaient tous de gens que nous connaissions trop étaient soit idiots soit erronés et en désaccord avec nos thèses de base ; aucun ne proposait une discussion véritable.
5. (Je trouve pourtant que sans tenir compte de leur perspective globale fausse certains points particuliers du texte d’Yves méritaient qu’on ne les abandonne pas purement et simplement à la critique rongeuse des souris.)
6. Le texte «Contribution à la conscience d’une classe qui sera la dernière» me semble à ce propos intéressant ou révélateur. Même s’il ne venait pas de Le Glou ou de sa bande, je pense que nous devrions nous opposer à ce genre de phénomènes, et pour sa perspective même. Il est trop tard pour nous inquiéter maintenant des kilos de petits tracts délayant l’I.S. qui ont pu être publiés, et ce n’est d’ailleurs pas notre affaire. Mais je trouve a priori inintéressante et suspecte une telle dose de non créativité et de copiage pour des gens qui prétendent jouer les groupes autonomes. C’est trop d’imbécillité ou trop de servilité pour nous.
7. Une question intéressante soulevée pendant la résolution du «conflit Eduardo [Rothe]-Paolo [Salvadori]» portait sur la communauté de goûts que nous pouvions ou non nous reconnaître et le style commun ou divergent qui en découlait. Je vois dans le non-éclaircissement de ce point (dans l’extension sans cesse croissante de la part tacite de notre accord en l’absence de vérification possible, qui va de pair avec la «prétention creuse au rôle historique supposé» dont parle Guy [Debord]) une des origines du malaise actuel. Les traces en sont nombreuses, et ce ne sont pas des tentatives volontaristes («rencontres de travail amicales», etc.) qui les effaceront de quelque manière, mais leur discussion franche et approfondie.
Par exemple, et à des niveaux différents :
— Si les idées développées dans la revue de la section américaine sont assez bonnes, leur style d’exposé n’est presque pas situationniste (cf. par exemple «Ten days») ; en dépit de quelques jokes ou pointes de raillerie ou de sarcasme, il reste assez peu dégagé de la marxologie américaine à la Contemporary Issues. Dans ce cas encore nous pouvons considérer la chose comme fortuite, mais exactement autant que la présence d’un Chasse parmi nous.
— D’autre part — et je ne pense pas ici sortir du cadre de ce qui est défini dans les «Thèses d’Avril» comme «rapports historiques, confiance critique» — des divergences trop marquées dans les styles de vie peuvent entraîner un agacement qui se nourrit de son silence et qui risque de détruire sinon cette confiance indispensable, du moins le goût de discuter et d’agir ensemble. Sans croire qu’il est nécessaire de procéder à une discussion du genre Eduardo-Paolo ; sans vouloir me poser en quelqu’un de particulièrement sociable ou agréable pour tout, il me semble qu’en raison des rapports de confiance historique que nous devons avoir, il me faut dire combien, ce qui m’apparaît comme une certaine petitesse dans la vie, et surtout dans le style, me choque profondément chez François [de Beaulieu].
8. Je n’ai aucune stratégie précise à proposer ; et je ne pense pas que l’on puisse la définir avant que nous nous soyons mis en état d’en parler. Si les quelques discussions qui ont déjà eu lieu font apparaître une volonté de renforcer notre spécificité, ce à quoi je souscris pleinement, il faut voir, là aussi, que s’il est nécessaire, dans ce but de «faire connaître plus, et faire connaître mieux l’I.S.», cela passera nécessairement par la vérification de la participation égale de tous.
9. À cette fin, il ne serait pas mauvais que dans les semaines à venir, chacun s’emploie à dresser une liste de problèmes théoriques préoccupante parmi lesquels nous établirions des ordres de priorité ; la formation de groupes de discussion rotatifs ne devrait pas être écartée d’avance. Ces discussions devraient être rapidement relancées à l’échelle internationale, pour que leur formalisation se dissipe dans la spontanéité créatrice de tous.
10. Notre dernière rencontre était prévue pour discuter des problèmes dont certains sont abordés ici. Le fait que trois camarades seulement sur six aient alors apporté des notes doit être pris comme dernier symptôme du mauvais climat actuel. Il est certes rassurant que les textes présentés se soient recoupés pour l’essentiel, mais il est alarmant que tous les camarades n’aient pas apporté de notes. On pourrait se demander si, tout en reconnaissant les problèmes définis, ils les sentaient eux aussi présents ; et quelle est la profondeur du très normal accord qu’ils peuvent avoir avec les analyses émises.
Ce point doit être lui aussi pris au sérieux.
Pour l’I.S. !
Paris, Eure et Loire, mars-avril 1970
Riesel
Document 6 du Débat d’orientation de l’ex-I.S. (Source.)