Rebetiko no 8, hiver 2010/2011
Un nouveau numéro à dégoter dans les dépôts non-officiels (promis, on sort bientôt une liste), ou à demander en version papier.
Au sommaire, une large partie sur le mouvement des retraites, les années 70, des pirates, et un retour à saintNazaire.
C’est pas le bout du monde
Ça roule ? Oui, ça roule. Partout. Ça roule en continu. Livrer, remplir, déplacer, emporter, rapporter, et recommencer, à n’importe quel prix. Et quand ça s’arrête ?
Encore trois jours, disait-on ; la pénurie, on y était presque, ça allait arriver, la venue de jours où l’on traverserait sans regarder, où l’on aurait le temps d’une autre effervescence, et le silence. On y était presque, et l’élan s’est figé. On s’est arrêté d’arrêter. Petit à petit, sans rien dire, sans se le dire, chacun s’en est allé retrouver le «cours normal des choses» qu’il venait pourtant de bousculer. Bien sûr, les syndicats y sont pour beaucoup, eux qui ont rejoué leur sempiternel sabordage, se retirant à pas de loup en laissant leur «base» à son impuisance. Mais ce sabordage n’aurait pas été si efficace sans un mouvement de recul bien plus profondément ancré dans chacun. Bloquer l’économie… Le slogan et le présage de sa réalisation portaient de sérieuses conséquences : le bouleversement du pays, des manières de vivre, du quotidien… Leur imminence a dévoilé un abîme : bloquer l’économie, et après ? Et après, l’impensable.
Chaque fois que s’ouvre une telle brèche, elle se présente à nous comme une page blanche, une liberté trop vertigineuse, et nous y répondons avec angoisse, avec notre incapacité de même imaginer comment s’y engouffrer. Et l’on recule. Pourtant, ce qui se trouve face à nous lorsque l’économie chancelle n’est pas un gouffre sans fond, mais un territoire vierge, sur les margelles de nos quotidiens. Ce terrain vague, cette terre qu’aucune carte ne rapporte, il faudrait s’y mesurer avec des outils adéquats, à fabriquer sur place, en équilibre entre le vide et nos vies d’hier. Des outils à deux faces. L’une pour connaître, identifier et couper les mille amarres par lesquelles ce monde-ci nous retient et nous parasite, l’autre pour s’orienter, naviguer et dessiner les prémices d’une vie tout autre. Chaque fois qu’on modèle de tels outils, on jette un pont dans l’abîme ; il n’y a pas de piliers, et c’est mouvant, mais des foyers s’y allument, parfois.
«Nous sommes dans l’inconcevable, avec des repères éblouissants» écrivait René Char. Aujourd’hui, si nous sommes bien dans l’inconcevable, les repères restent à embraser.