Pourquoi le Plan B n'augmentera pas les salaires
Que ferez-vous quand vous aurez pris le pouvoir ? Jugeant la perspective trop lointaine, les principaux partis de gauche débobinent un catalogue invertébré de réponses. Les grands travaux idéologiques (GTI) lancés cette année par Le Plan B pallient cette défaillance et façonnent la tourbe des idées progressistes.
André Breton et Philippe Soupault laissèrent glisser leur plume sur le toboggan des songes ; ce fut l’écriture automatique [André Breton, Philippe Soupault, Les Champs magnétiques, 1920]. Avec le Parti communiste, le Parti de gauche, le Nouveau Parti anticapitaliste, Lutte ouvrière, voici la revendication automatique. Elle sort de toutes les bouches, résonne dans tous les meetings, luit dans tous les programmes — et grésille à chaque apparition médiatique. En 2007, le PS promettait : «Nous porterons le Smic au moins à 1500 euros brut le plus tôt possible dans la législature.» Le PCF, lui, entendait «en finir avec les bas salaires». Et, pour y parvenir, énonçait la même année «quatre engagements pour une politique de gauche qui change vraiment la vie». Dont, en gras et en gros, «Le Smic à 1500 euros brut par mois tout de suite pour 35 heures». Plus vague, le Parti de gauche demande «une élévation générale des salaires» en Europe [Communiqué de Jean-Luc Mélenchon, 5-5-09]. Arlette Laguiller ne l’entend pas de cette oreille : «Il faut revaloriser le Smic à 1500 euros net immédiatement, et augmenter tous les salaires de 300 euros. Voilà ce que les travailleurs seraient en droit d’attendre d’un gouvernement de gauche», écrit elle dans Lutte ouvrière le 6 avril 2007. Le Nouveau Parti anticapitaliste lui suce la roue deux ans plus tard : «Il faut donc se battre pour augmenter le Smic : 1500 euros net, c’est vraiment le minimum. Mais il faut le faire en confortant le salariat, c’est-à-dire en luttant aussi pour une augmentation générale des salaires vers le haut (300 euros pour tous [«Smic : des experts contre les salaires», communiqué du 17-6-09]).
Plus d’euros ? Miam-miam : Le Plan B signe. Mais, au fait, pour quoi faire ? Pour épargner (15% du revenu en moyenne), rembourser des dettes, payer des impôts, acquitter des cotisations sociales et… consommer. Consommer quoi ? En 2007, les ménages français consacraient en moyenne 23,2% de leurs dépenses à l’alimentation (dont les deux tiers étaient achetés dans de grandes surfaces) et à la restauration, 18,8% au logement (proportion beaucoup plus importante chez les pauvres), 17,6% aux transports, 8% aux loisirs et à la culture. En outre, 5,9% de leur budget passait dans les services et biens de communication, 4,7% dans les services financiers et assurances, 4,2% dans les biens et services de santé non remboursés par la Sécurité sociale [Insee, Cinquante ans de consommation en France, 2009].
Au fond, la satisfaction des besoins élémentaires non couverts par les services publics gratuits appelle deux philosophies radicalement divergentes. La première imprègne notre existence : les ménages disposent d’une somme provenant des salaires et des prestations sociales ; le marché dispose de services marketing qui s’emploient à aspirer cette somme vers la consommation de biens et de services. Ainsi les ménages se saignent-ils pour construire des pavillons, acquérir des véhicules si bien conçus qu’il faut changer tout l’avant quand on grille une ampoule de phare, procurer à chaque membre de la maisonnée un téléphone portable doté des applications «sabre laser» et «maracas cubaines», ou offrir aux rejetons une console de jeu qui sera obsolète avant deux ans (les dépenses de technologies de l’information et de la communication ont augmenté de 268% entre 2000 et 2008). Les sociaux-démocrates estiment le bonheur économique atteint quand les ménages se trouvent suffisamment solvables et le marketing suffisamment persuasif pour faire tourner la machine productive.
L’autre philosophie s’inspire de la protection sociale : les besoins définis comme élémentaires sont financés par la collectivité et fournis gratuitement ou presque. C’est le cas actuellement — pour combien de temps ? — de l’éducation, de la santé, des retraites et de la couverture chômage, financées soit par l’impôt, soit par les cotisations sociales. Ces dernières constituent la face cachée du salaire, sa part socialisée acquittée par le patron et le salarié.
La première tâche d’un programme de gauche consisterait à définir collectivement la nature des nouveaux besoins communs, comme nos aînés définirent jadis les «risques» redevables d’une couverture socialisée. Pourquoi ne pas commencer par ceux qui coûtent le plus aux ménages : logement, nourriture, transport, culture, loisirs, communication, énergie ? Leur production serait financée par la cotisation et l’impôt — chacun contribuant à proportion de ses revenus — afin de fournir à tous des prestations de base de haute qualité à prix modique.
Ainsi le salaire serait-il davantage versé sous forme de prestations en nature, choisies au terme d’une délibération politique, que par une somme d’argent injectée dans les comptes en banque et redirigée vers la consommation marchande par la police publicitaire. En 2007, un quart des dépenses des ménages français étaient assurées par la collectivité (éducation et santé pour l’essentiel), les trois autres quarts découlaient de la consommation [Insee, ibidem]. Une organisation de gauche soucieuse d’édifier une société de services publics pourrait proposer d’inverser la proportion. Chacun serait ensuite libre de s’offrir avec le quart restant un téléviseur moustachu de 8 mètres carrés avec option grille-pain.
Le cas du logement est éclairant : si la collectivité sollicite des entreprises publiques pour construire ou rénover des immeubles délicieux dont les logements sont loués à bas coût, elle produit une offre socialisée et réduit le circuit marchand au minimum. Si, comme c’est le cas aujourd’hui, l’État aide les ménages à acheter ou à louer des logements au prix de marché via les prêts à taux zéro et les aides personnalisées au logement, il crée une demande solvable et encourage la spéculation. Socialiser l’offre plutôt que solvabiliser la demande, voilà la philosophie du Plan B. Aux dégénérés inquiets d’une soviétisation du système, il suffit de répondre que la liberté de l’individu se trouve accrue par la prise en charge collective des nécessités quotidiennes dont la quête permanente empêche chacun de se réaliser.
Pareil choix de société ne serait pas sans conséquences. Une formation politique qui emprunterait cette voie devrait organiser son programme autour de cette visée. Puis décliner les mesures nécessaires à sa réalisation (changements institutionnels, nationalisations, redéfinition des relations avec l’Union européenne, activité des retraités dans le système), plutôt que d’empiler des propositions hétéroclites destinées à agréger les publics, comme le font actuellement les partis de gauche. Or, à bien y regarder, les éléments d’un tel programme figurent bien dans les textes de LO, du PCF ou du NPA. Mais sous une forme éparse, noyés entre deux propositions badigeonnées d’écologie. La vraie écologie, c’est la Sardonie ! Si l’on désire socialiser les revenus pour bâtir une société de services publics, on ne met pas en avant la hausse des salaires versés.
Las, il est tellement plus simple, quand on accepte de se soumettre au jeu médiatique, de réclamer 300 euros pour tous que de détailler le raisonnement qui dessine un autre projet de société. Face à la caméra, un seul message : «Votez pour moi, vous aurez de l’or.» Mais ceux qui votent y croient-ils encore ?
Le Plan B no 22, février-mars 2010.