Pour un art des conséquences
Les meutes rôdent encore à Nantes. Elles nous avaient envoyé les causes de leur rage et nous les avions publiées dans le no 2 de Rebetiko. Depuis, nous avons reçu une brochure intitulée Pour un art des conséquences, qui explique comment, à Nantes, les artistes sont enrôlés dans les «industries créatives» au service des métropoles.
Le 15 juin 2009, l’artiste Stéphane Thidet donnait une conférence sur son «œuvre» : six pauvres loups fermiers transplantés dans les douves du château de Nantes. Quelques personnes, portant des masques de loup, sont intervenues silencieusement en lançant seize papillons signés La Meute. Sur chacun : une simple phrase [«L’introduction qui vient.» «On veut des actes et pas des mots, et on aimerait qu’ils synonyment.» «La chair est fade, il y a trop de livres, mais on s’approche.» «Et quand on parle de nous, nous ne sommes déjà plus loin.» «Une introduction (…) impose une suite, mais reste secrète, c’est déjà un commencement.» «On change d’espace et soudainement le label se fait la belle, devient féroce, exige des os.» «Où donc aller pour modifier un paysage de fond en comble. Ne pas seulement y déposer une simple trace.» «Nous sommes revenus.» «Ne croyez pas qu’on puisse ainsi brûler un rêve.» «Vous avez cru pouvoir faire un détour, mais ça vous rattrape, ça vous saisit à la gorge.» «On a vécu les vernissages, on veut maintenant devenir sauvages.» «Nous inversons le processus, pour renommer un monde à nous. Et les rapides gagnent les estuaires.» «Le pont-levis est relevé, mais les murailles sont fissurées.» «Le mobilier a été le premier à vraiment comprendre la différence entre chien et loup.» «À croire même que le sauvage qu’on cherche au loin, à coup de jumelles, est juste là pour oublier ce qui est en bas.» «Vous pouvez toujours croire sécurisés ces doux portiques, votre protection est au final aussi dérisoire que la nôtre.»].
Le 18 juin, face au château, la phrase suivante à été inscrite en rouge sur un mur, avec la même signature : «Le pont-levis est relevé, mais les murailles sont lézardées».
Le 27 juin, un groupe de gens «bien préparés», porteurs des mêmes masques, a attaqué et saccagé le Lieu Unique, là où le consommateur culturel vient siroter ses boissons fraîches entre deux œuvres. «Ça a été hyper-violent et impressionnant», a déclaré l’un d'eux. Boutique ravagée, bar en miettes et œuvre d’art entamée par le fer. Rien n’a été épargné. Le tout était recouvert «d’un produit visqueux noir». La police est arrivée très vite mais nous avions déjà disparu, non sans laisser un tract sur place : Nous sommes revenus.
«Depuis ce Lieu Unique, au cœur de la Métropole, les agents d’une guerre contre tout ce qui vit et qui leur échappe voudraient démontrer que rien ne peut plus arriver», écrivions-nous dans ce texte lors d’une opération dont les commentateurs s’efforcent depuis d’escamoter tout sens politique : c’est du moins l’obsession du conseiller artistique d’«Estuaire» Jean de Loisy, critique d’art et commissaire d’expositions. C’est aussi bien leur intérêt : effacer tout ce qui peut apparaître comme opposition véritable à leurs projets, en la noyant dans le flux des opinions acceptables parce qu’impuissantes, ou en la réduisant à l’action «stupide» de «prédateurs». On reconnaît la manœuvre classique des pouvoirs modernes : neutraliser ou dépolitiser tout ce qui les dérange.
«Estuaire» : c’est une biennale montée à Nantes par Jean Blaise, «l’agitateur culturel» au service du maire de la ville depuis vingt ans. Cette année, il s’agissait de mettre du «sauvage» dans la cité. Comme les loups fermiers. Comme ces oiseaux encagés qui «deviennent les inventeurs d’un nouveau son (…) en sautillant sur des guitares» déclare l’imbécile de Loisy, qui ajoute : «Ces œuvres ouvrent une porte sur l’imaginaire, donnent une perception mythique de l’Histoire». Le même imbécile, dont la tête d’imbécile illustre les commentaires dans le journal local, aligne scolairement les poncifs : les œuvres mettent en scène «le conflit éternel entre ordre et désordre, sauvage et domestique, naturel et artificiel». Avec lui, les artistes accumulent les mots creux, les postures et les codes qui les font se reconnaître entre eux. Dans un camp.
Dans un camp politique («droite» et «gauche» confondues). Parce qu’ils contribuent à des choix politiques, planqués derrière des arguments ludiques ou poétiques. Parce qu’ils sont chargés d’occuper les esprits, de quadriller l’espace, de préparer son aménagement rentable à grand renfort de prestations médiatiques, de financements, d’arguments publicitaires. Parce qu’en vidant le langage de tout sens, de toute conséquence, c’est le débat lui-même qu’ils rendent impossible, et nous en prenons acte. Parce que la culture «démocratisée» (un fourre-tout pour spectateurs qui n’a plus rien d’une culture) est devenue le cheval de Troie de l’économie moderne. À Nantes, les machines de Royal de Luxe, les anneaux de Buren et les bars du hangar à bananes ont été froidement programmés pour attirer les Nantais de l’autre côté de la Loire, sur l’île de Nantes, dans la perspective d’aménager cette île comme la ville du XXIe siècle. Et Saint-Nazaire, cité ouvrière et peu conforme aux directives de l’économie moderne, est déjà une cible pour les aménageurs qui usent des mêmes moyens pseudo-culturels, à l’occasion d’«Estuaire», pour avancer leurs billes, leurs discours, et engager leur nouvelle conquête avec la même arrogance dévastatrice.
C’est tout cela que nous avons attaqué au Lieu Unique, pour faire exister un clivage réel, parce que nous ne laisserons pas ravager sans rien faire des possibilités de vivre tout autres que celles que les aménageurs nous imposent. Car derrière les artistes et les aménageurs, il y a la police et les contrôles qui se multiplient. La violence de l’attaque était la seule façon de creuser une tranchée entre eux et nous, de donner corps à notre critique qui ne sera pas une critique de plus, recyclable dans n’importe quel débat pour branchés. Notre critique se nourrit de gestes, de mises en pratiques de nos mots, parce que c’est tout simplement notre vie qui n’est pas compatible avec les projets du capitalisme, sous quelque nom qu’il apparaisse. Et cette sensibilité-là est immédiatement politique.
Divers commentateurs semblent s’émouvoir de la «violence» de nos actes, et brandissent tel propos d’André Breton contre nous. Ces incultes travestissent l’histoire des meilleurs moments du dadaïsme et du surréalisme, que le saccage des impostures (en particulier artistiques) et les gifles bien administrées aux de Loisy de son temps n’effrayaient pas. Parmi tant d’autres, deux phrases d’André Breton :
«Une vérité gagnera toujours à prendre pour s’exprimer un tour outrageant.» (Les Pas Perdus)
«Je sais que si j’étais fou, et depuis quelques jours interné, je profiterais d’une rémission que me laisserait mon délire pour assassiner avec froideur un de ceux, le médecin de préférence, qui me tomberait sous la main.» (Nadja)
Incultes encore, avec les écrits qu’ils sponsorisent dans un recueil de six textes intitulé La Meute et publié sous la responsabilité de Jean Blaise et du Lieu Unique. Ils n’ont pas reconnu, dans les seize papillons lancés le 15 juin, ni dans les phrases en italique du tract, seize citations précisément extraites de l’un des six textes titré L’introduction qui vient par Joseph Confavreux, qui officie par ailleurs à France-Culture et au sein de la revue Vacarme. Ce texte, qui s’affiche comme un prolongement inoffensif de L’insurrection qui vient, se saisit pour partie du contenu et du style de ce livre qui a été spectaculairement désigné comme le style critique par excellence, et détourné de ses fins par de nombreux commentateurs. Confavreux adopte un ton menaçant, simulant le loup revenu, ou l’homme-loup prêt à ravager ce qui le conditionne. Il cite à plusieurs reprises le livre du «comité invisible» et se pose en continuateur. Bien sûr, c’est de la mauvaise littérature. Tout est faux dans ce bavardage, ce recyclage instantané de la critique par la pointe avancée de la culture officielle. Ce lessivage, dans une époque où l’on peut tout dire sans conséquence, ou pour couvrir des conséquences dont il s’agit de cacher les causes et le processus réels, s’efforce de saturer toute critique effective en vidant de sa force une parole (comme un clonage, en remplaçant le noyau actif par une charge à blanc) pour la faire circuler comme pure forme, disponible dès lors pour nourrir les dispositifs de nos ennemis. Comme s’ils avaient voulu intégrer, de manière plus ou moins consciente, la critique au cœur de l’œuvre elle-même.
C’est pourquoi l’œuvre — ou ce qui la symbolise — devait être brisée.
Face à l’injure (car il ne s’agit plus seulement, dans le texte de Confavreux, de la domestication de ce qui reste de vivant, mais de celle de tout ce qui fonde notre langage, en puissance, et directement), la seule riposte possible était de retourner la charge de l’ennemi contre lui-même : en reprenant ses propres phrases et en les armant de conséquences, en les concrétisant par des actes.
Les prendre au mot, et raconter notre histoire. C’est aussi ce que nous avons fait avec «l’œuvre» de l’artiste Vincent Mauger exposée au Lieu Unique : structure gigantesque en bois, enrobée de mots creux. Il invitait «le visiteur à y déambuler, à s’approprier l’espace afin d’y créer sa propre histoire». Qui l’a fait, sinon nous ? De quoi se plaignent-ils, ces «créateurs» qui quadrillent le vide, quand nous donnons un peu de sens à leurs pauvres mots ?
Tandis que la guerre est quotidienne dans les banlieues, contre les UTEQ (Unités Territoriales de Quartier), elle doit aussi être conduite au cœur des Métropoles, contre leur complément, pacifié en apparence : ces «industries créatives» qui constituent le secteur le plus avancé et l’argument de prédilection du capitalisme moderne. Ce secteur, qui regroupe chercheurs, étudiants, artistes, entrepreneurs, journalistes et publicitaires, exhibe une image qui se veut séduisante, dynamique, mobile, flexible, critique ; autrement dit : le masque rassurant de l’Économie. Ce masque, selon nous, est aussi abject que ce qu’il cache, car il le rend possible. D’où la nécessité de le détruire, pour dévoiler l’ennemi à tous les regards. Ce que nous voyons, c’est que le désastre de la civilisation réside dans le ravage de tout lieu habitable. Nous situons le point de renversement, la sortie du désert, dans l’intensité du lien que chacun parvient à établir entre ce qu’il vit et ce qu’il pense. Au centre de notre offensive, nous plaçons l’établissement et la défense de lieux, de mondes habités. Rompre une à une nos dépendances vis-à-vis de la Métropole en est une condition.
Nous sommes revenus, et le rire s’est figé sur le visage de ceux qui nous voyant arriver croyaient avoir affaire à des artistes. Nous sommes redevenus offensifs.
La Meute
Rebetiko no 3, automne 2009.
«À la lisière de la meute»
Un ramassis d’artistes et de gestionnaires prétend faire «œuvre» en déportant six fauves dans les douves du château de Nantes. Ceux qui imaginent faire «vibrer» la cité «en y intégrant du sauvage» s’apercevront très vite que ce qui reste de loup dans une civilisation qui fonde son industrie et sa culture sur la domestication et le recyclage du vivant, va tôt ou tard leur sauter à la gorge. Et cela, d’une façon qu’ils ne prévoyaient pas : en ouvrant des brèches dans le mur des prothèses, par la pratique d’un art raffiné des conséquences. Cette introduction [Joseph Confavreux, «L’introduction qui vient» dans le livre La Meute, recueil publié à cette occasion. Les citations qui suivent en sont extraites.] finira très mal pour ses concepteurs, pour ceux qui croyaient en finir de la sorte avec toute insurrection.
Vous avez cru pouvoir faire un détour, mais ça vous ravage, ça vous saisit à la gorge
Car ni l’artiste, ni le gestionnaire, dans leur plénitude capricieuse, ne savent que le loup qu’ils nous livrent, ce paria qu’ils ont revêtu d’une apparence de civilité, ce morceau de chair sauvage, ce carré de poils sur le sol qui se traîne, c’est l’image exhibée de l’homme domestiqué. Une image qui est aussi le masque d’une créature lézardée, brûlée, mais jamais très loin de surgir de son enfer pour embraser cette image et le monde. Tous les dispositifs à l’œuvre ne parviendront pas toujours à pacifier ce fauve partout à l’affût.
Ne croyez pas qu’on puisse ainsi brûler un rêve
Ce fauve qui rôde au fond des douves d’un château de pacotille nous voit défiler, nous qui croyons vivre encore alors que chaque jour nous mourrons un peu, à force de survivre. Il attend le moment, l’heure d’agir… et nous avec lui.
Le pont-levis est relevé, mais les murailles sont fissurées
Depuis ce Lieu Unique [Le Lieu Unique, ancienne usine LU transformée en pôle artistique de représentation et d’exposition financé par la ville de Nantes.], au cœur de la métropole, les agents d’une guerre contre tout ce qui vit et qui leur échappe voudraient démontrer que rien ne peut plus arriver.
Le mobilier a été le premier à vraiment comprendre la différence entre chien et loup
Pourtant, des meutes rôdent et la rage court toujours.
Rebetiko no 2, été 2009.
Une bande masquée vandalise le Lieu Unique
Ils portaient des masques de loup et tenaient des bâtons. Un petit groupe qui prétend lutter contre «l’asservissement» a attaqué l’espace culturel nantais hier après-midi.
Ça n’a pas duré mais selon cette femme qui buvait un verre en terrasse en famille, allongée sur un transat, «ça a été hyperviolent et impressionnant». Peu après 15 heures, hier, une bande d’une dizaine de personnes a fait irruption au Lieu Unique. Habillés de noir, les visages dissimulés sous des masques de loup et des lunettes de ski, les importuns ont surgi, armes au poing. Certains tenaient, en effet, des bâtons ou barres de fer. D’autres des «bombes» pleines d’un produit visqueux noir. À l’intérieur, ils s’en sont pris aux boutiques. Ont renversé du mobilier, ont souillé le sol. Avant de partir très vite, ils ont jeté en l’air des tracts signés La Meute. On notera, évidemment, l’allusion à l’œuvre de la biennale «Estuaire» que l’on peut voir au château : une meute de loups a élu domicile dans les douves. Sur des sites d’amis des loups, sur internet, l’œuvre a suscité des réactions on ne peut plus virulentes. Et certains en appellaient à organiser «des actions».
«Bien préparé»
Hier, à la lueur des premiers éléments d’information, ce n’est pourtant pas de ce côté qu’il fallait chercher l’origine de l’attaque. Plutôt qu’un plaidoyer en faveur des animaux, le texte est, indique-t-on en coulisses, un conglomérat de considérations «politiques et philosophiques». Selon Jean Blaise, le créateur de la biennale, «ils utilisent la métaphore des loups qu’on aurait soi-disant asservis. C’est un discours contre la société. Pour eux, à partir du moment où on est actif dans cette société, on est complice de l’état du monde.» Jean Blaise trouve là matière à conforter son travail. «Mon boulot, depuis toujours, c’est justement de lutter contre ce genre d’actes…» Et d’ajouter : «“Estuaire” propose de l’art à des gens qui n’y ont pas accès habituellement, à un public populaire. Ça, c’est politique.»
On pourrait trouver le coup d’hier un poil grotesque. En réalité, il a surtout été traumatisant et a marqué les esprits. Les clients et le personnel, sans avoir été directement pris à partie par les vandales, ont été choqués. «On peut discuter de tout, oui, concédait une cliente. Mais la violence, avec en plus les enfants qui étaient là… Non !» Le Lieu Unique a donc été fermé peu après le départ de la police.
Les enquêteurs, justement, ont maintenant du pain sur la planche. Des plaintes ont été déposées. Un policier estimait qu’il s’agissait d’une action «bien préparée». Les vandales ont agi vite et ont pris la fuite en un éclair. Les premières patrouilles sur place, «cinq minutes» seulement après le départ de la bande, n’ont rien retrouvé. Ni masque de loup ni lunettes.
Une première fois déjà, le 16 juin, lors d’un colloque avec Stéphane Thidet, l’auteur de la Meute (l’œuvre, pas la bande qui a surgi hier), un même groupe de loups masqués avaient balancé des tracts sur l’assistance. Avec un même discours sur l’asservissement. Troublé par ces actions, Jean Blaise, se dit pourtant toujours prêt à discuter.
Leur presse (Thomas Heng et Yasmine Tigoé,
Ouest-France), 28 juin.
Des opposants à «Estuaire» saccagent le Lieu Unique
(Dernière minute)
Peu après 15 heures, une dizaine de personnes vêtues de noir, avec des masques de loups sur le visage, ont fait irruption dans l’enceinte du Lieu Unique à Nantes. Elles ont commis une série de dégradations, brisant des verres, des bouteilles et du mobilier de bar. La scène, violente, n’a duré que quelques secondes mais a choqué les visiteurs présents. Les agresseurs sont repartis aussi vite qu’ils étaient venus, en laissant derrière eux un tract signé La Meute, condamnant l’une des œuvres d’«Estuaire», les loups dans les douves du château.
La tour, la librairie et l’exposition proposée au Lieu Unique sont fermées au public jusqu’à demain.
Leur presse (Presse-Océan), 27 juin.