Notes sur l'orientation de l'I.S.
Notes sur l’orientation de l’I.S.
1. Pendant dix ans, notre force de conscience a tenu essentiellement à ce que l’histoire nous donnait raison. Or, il a suffit que nous commencions, en mai 1968, à imposer nos raisons à l’histoire pour que le situationnisme soit partout et les situationnistes nulle part. Pour reprendre place dans le mouvement réel, il faut en revenir à notre tradition tactique du scandale positif, c’est-à-dire à l’affirmation pratique immédiate de ce nous sommes et de ce nous voulons être, non pas n’importe quels révolutionnaires mais des situationnistes. Je souhaite, au contraire de la tendance implicite qui se manifeste parmi nous (être conseillistes purs, par exemple), un renforcement de notre spécificité.
2. Vers la fin des années 50, l’I.S. a donné aux premières constatations des dadaïstes un prolongement «marxiste» que les conditions économiques et sociales permettaient de faire apparaître plus clairement. En défendant dès le début de son existence le projet de la réalisation de l’art, l’I.S. montrait que le malaise dans la culture avait des causes économico-sociales, était un malaise de la culture. Ceux qui ne le comprirent pas — principalement les artistes ne concevant la critique de l’art que dans les limites de leur survie possible comme artistes — furent chassés et pratiquement refusés comme lecteurs. Depuis longtemps les artistes ont donc cessé de lire la revue et peut-être même de la collectionner.
3. En étendant ensuite la critique de la culture à la critique des idéologies, nous avons suscité l’intérêt des intellectuels critiques, tout disposés à se mettre en question pour survivre comme purs critiques de l’idéologie. Les étudiants vinrent ainsi les premiers approuver notre mépris des étudiants. À l’exception d’une poignée, déjà résolus à cracher sur l’université et sur le système en général, la plupart de ces beaux lecteurs n’ont rien de mieux à faire que d’étudier la fin de l’étudiant ou de jouer le rôle d’étudiant fini.
4. Nous pouvons aujourd’hui saluer de loin, dans leurs derniers remous ces artistes et intellectuels tourmentés, détritus conscients de leur décomposition avancée, que nous avons traînés dans notre sillage. Leur effervescence n’a pas été étrangère aux premières fissures de la société spectaculaire marchande en mai 1968. Mais il nous faut, dans le même temps, répéter et prouver que nous n’avons rien de commun avec ceux qui se plaisent dans les poubelles du non-dépassement.
5. Jusqu’à présent, le bilan de nos lecteurs est celui de nos refus : d’abord des farfelus vite conscients du prix des idées neuves sur le marché de la vieille nouveauté ; puis, dans le même esprit, des penseurs spécialisés et des intellectuels honteux. Avoir en majorité des lecteurs auxquels nous tournions le dos en expliquant les raisons de notre mépris alors que notre projet positif était communiqué seulement à un petit nombre soit directement, soit plus souvent par la médiation d’imbéciles d’autant plus séduits que nous les rejetions, c’est maintenant la gangue dont nous devons nous débarrasser très vite. À voir ce que sont les idées situationnistes sans leur pratique, nous pouvons affirmer que nous avons eu jusqu’à présent des lecteurs malgré nous. Nous allons maintenant pousser plus loin la cohérence et chasser les lecteurs qui ne nous intéressent pas — tous ceux, par exemple, qui se contentent de réaliser un de nos objectifs partiels de 1967, la fin de l’université. Nous voulons désormais nous adresser à des gens qui soient plus que des lecteurs. Que ceux qui s’adressent à nous prouvent d’abord pratiquement que nous avons raison, ou qu’ils disparaissent.
6. Depuis le début, l’I.S. n’a jamais cessé de préciser, en dénonçant ce qui l’éloignait de la lutte réelle, le projet de la société sans classe, la fin de la marchandise et du spectacle, la liquidation du prolétariat par les prolétaires eux-mêmes. Dans le même temps, nous expérimentions un langage qui portait en lui sa propre critique. Dans la période où nous entrons, il faut que notre langage porte sa critique en acte. Nous ne sommes pas des ouvriers mais nous devons maintenant devenir les égaux des meilleurs d’entre eux, de ceux qui se préparent à se nier comme ouvriers en faisant fonctionner les machines hors de l’aliénation et contre elle. Ce qui signifie aussi qu’ils seront devenus nos égaux en conscience.
7. Un intellectuel n’est pas a priori plus con qu’un autre con ouvrier de son état. Mais pour cesser d’être débile, c’est-à-dire pour cesser d’être un intellectuel, le premier doit parcourir un chemin difficile et hasardeux. Le chemin du second est direct : il lui suffit de prendre conscience de son pouvoir — car il tient entre ses mains le sort de la marchandise — pour sortir de l’abrutissement et n’être plus un ouvrier. Sa positivité est immédiate. L’intellectuel est au mieux du négatif ; son chemin est labyrinthique et le goût du labyrinthe, c’est précisément le vieux Minotaure qui l’attend au tournant. Nous en avons la preuve dans l’incapacité où ces traumatisés de l’usine à penser se sont toujours trouvés quand il s’agissait de former des groupes autonomes révolutionnaires. Pour nous, il est assez clair que nous sommes entrés et sortis du labyrinthe en trouant les murs. Ceux qui continuent à s’y perdre n’ont pas la moindre excuse — et surtout pas l’I.S. Notre critique doit maintenant porter essentiellement sur le milieu ouvrier qui est le moteur du prolétariat. Il faut maintenant négliger la fraction gélatineuse de la révolution — celle qui pénètre mollement partout en se décomposant et en décomposant tout ce qu’elle touche — pour frapper sur la fraction dure en préparant une sorte de coup de Strasbourg des usines. Il est honteux que ceux qui disposent des moyens réels de la révolution ne s’en servent pas ou s’en servent si mal ; c’est ce qu’il va falloir répéter preuve à l’appui, jusqu’à ce que la critique situationniste du prolétariat pénètre dans les masses. Mais à la différence de la critique des milieux intellectuels, la critique du milieu ouvrier ne peut se faire qu’en l’associant à la diffusion de techniques d’agitation directement liées à des significations théoriques.
(mars 1970)
1. Pendant dix ans, notre force de conscience a tenu essentiellement à ce que l’histoire nous donnait raison. Or, il a suffit que nous commencions, en mai 1968, à imposer nos raisons à l’histoire pour que le situationnisme soit partout et les situationnistes nulle part. Pour reprendre place dans le mouvement réel, il faut en revenir à notre tradition tactique du scandale positif, c’est-à-dire à l’affirmation pratique immédiate de ce nous sommes et de ce nous voulons être, non pas n’importe quels révolutionnaires mais des situationnistes. Je souhaite, au contraire de la tendance implicite qui se manifeste parmi nous (être conseillistes purs, par exemple), un renforcement de notre spécificité.
2. Vers la fin des années 50, l’I.S. a donné aux premières constatations des dadaïstes un prolongement «marxiste» que les conditions économiques et sociales permettaient de faire apparaître plus clairement. En défendant dès le début de son existence le projet de la réalisation de l’art, l’I.S. montrait que le malaise dans la culture avait des causes économico-sociales, était un malaise de la culture. Ceux qui ne le comprirent pas — principalement les artistes ne concevant la critique de l’art que dans les limites de leur survie possible comme artistes — furent chassés et pratiquement refusés comme lecteurs. Depuis longtemps les artistes ont donc cessé de lire la revue et peut-être même de la collectionner.
3. En étendant ensuite la critique de la culture à la critique des idéologies, nous avons suscité l’intérêt des intellectuels critiques, tout disposés à se mettre en question pour survivre comme purs critiques de l’idéologie. Les étudiants vinrent ainsi les premiers approuver notre mépris des étudiants. À l’exception d’une poignée, déjà résolus à cracher sur l’université et sur le système en général, la plupart de ces beaux lecteurs n’ont rien de mieux à faire que d’étudier la fin de l’étudiant ou de jouer le rôle d’étudiant fini.
4. Nous pouvons aujourd’hui saluer de loin, dans leurs derniers remous ces artistes et intellectuels tourmentés, détritus conscients de leur décomposition avancée, que nous avons traînés dans notre sillage. Leur effervescence n’a pas été étrangère aux premières fissures de la société spectaculaire marchande en mai 1968. Mais il nous faut, dans le même temps, répéter et prouver que nous n’avons rien de commun avec ceux qui se plaisent dans les poubelles du non-dépassement.
5. Jusqu’à présent, le bilan de nos lecteurs est celui de nos refus : d’abord des farfelus vite conscients du prix des idées neuves sur le marché de la vieille nouveauté ; puis, dans le même esprit, des penseurs spécialisés et des intellectuels honteux. Avoir en majorité des lecteurs auxquels nous tournions le dos en expliquant les raisons de notre mépris alors que notre projet positif était communiqué seulement à un petit nombre soit directement, soit plus souvent par la médiation d’imbéciles d’autant plus séduits que nous les rejetions, c’est maintenant la gangue dont nous devons nous débarrasser très vite. À voir ce que sont les idées situationnistes sans leur pratique, nous pouvons affirmer que nous avons eu jusqu’à présent des lecteurs malgré nous. Nous allons maintenant pousser plus loin la cohérence et chasser les lecteurs qui ne nous intéressent pas — tous ceux, par exemple, qui se contentent de réaliser un de nos objectifs partiels de 1967, la fin de l’université. Nous voulons désormais nous adresser à des gens qui soient plus que des lecteurs. Que ceux qui s’adressent à nous prouvent d’abord pratiquement que nous avons raison, ou qu’ils disparaissent.
6. Depuis le début, l’I.S. n’a jamais cessé de préciser, en dénonçant ce qui l’éloignait de la lutte réelle, le projet de la société sans classe, la fin de la marchandise et du spectacle, la liquidation du prolétariat par les prolétaires eux-mêmes. Dans le même temps, nous expérimentions un langage qui portait en lui sa propre critique. Dans la période où nous entrons, il faut que notre langage porte sa critique en acte. Nous ne sommes pas des ouvriers mais nous devons maintenant devenir les égaux des meilleurs d’entre eux, de ceux qui se préparent à se nier comme ouvriers en faisant fonctionner les machines hors de l’aliénation et contre elle. Ce qui signifie aussi qu’ils seront devenus nos égaux en conscience.
7. Un intellectuel n’est pas a priori plus con qu’un autre con ouvrier de son état. Mais pour cesser d’être débile, c’est-à-dire pour cesser d’être un intellectuel, le premier doit parcourir un chemin difficile et hasardeux. Le chemin du second est direct : il lui suffit de prendre conscience de son pouvoir — car il tient entre ses mains le sort de la marchandise — pour sortir de l’abrutissement et n’être plus un ouvrier. Sa positivité est immédiate. L’intellectuel est au mieux du négatif ; son chemin est labyrinthique et le goût du labyrinthe, c’est précisément le vieux Minotaure qui l’attend au tournant. Nous en avons la preuve dans l’incapacité où ces traumatisés de l’usine à penser se sont toujours trouvés quand il s’agissait de former des groupes autonomes révolutionnaires. Pour nous, il est assez clair que nous sommes entrés et sortis du labyrinthe en trouant les murs. Ceux qui continuent à s’y perdre n’ont pas la moindre excuse — et surtout pas l’I.S. Notre critique doit maintenant porter essentiellement sur le milieu ouvrier qui est le moteur du prolétariat. Il faut maintenant négliger la fraction gélatineuse de la révolution — celle qui pénètre mollement partout en se décomposant et en décomposant tout ce qu’elle touche — pour frapper sur la fraction dure en préparant une sorte de coup de Strasbourg des usines. Il est honteux que ceux qui disposent des moyens réels de la révolution ne s’en servent pas ou s’en servent si mal ; c’est ce qu’il va falloir répéter preuve à l’appui, jusqu’à ce que la critique situationniste du prolétariat pénètre dans les masses. Mais à la différence de la critique des milieux intellectuels, la critique du milieu ouvrier ne peut se faire qu’en l’associant à la diffusion de techniques d’agitation directement liées à des significations théoriques.
Vaneigem
Document 5 du Débat d’orientation de l’ex-I.S. (Source.)