Luttes radicales en Sardaigne

«Les histoires d’Orgoloso sont très intéressantes. En général, on a ici l’impression que la crise sociale augmente dans toute l’Italie, mais encore bien tenue en main par les bureaucrates qui “lâchent du lest” à regret, en organisant des grèves d’un jour.»
Lettre de Guy Debord
à la section italienne de l’I.S., 7 février 1969.
Luttes radicales en Sardaigne
Les gestes de révolte contre les conditions existantes sont partout présents. Les actes «criminels» du bantitisme de la périphérie de la société moderne, tout comme ailleurs le refus isolé et «irrationnel» de l’ennui des gestes quotidiens, expriment, durant de longues périodes, le niveau le plus élevé d’une sensibilité collective, indices d’une tension permanente et signes précurseurs d’une opposition profonde qui attend d’exploser dans une subversion plus vaste. Proclamation d’une indépendance personnelle totale, riposte élémentaire à la première violation intolérable des règles de la survie ou irrésistible fureur due à l’impossibilité de vivre, la rébellion pénètre dans la vie quotidienne de chacun en tant que négation moderne de la misère modernisée produite par le spectacle de l’abondance marchande consommé passivement et de loin. Ce sont ces gestes ébauchés à chaque instant par des milliers de gens qui empêchent la récupération de ce que nous disons dans l’organisation sociale de l’apparence. Nous, en les analysant et en transmettant les impulsions révolutionnaires qui proviennent de tous les gestes historiques sans conscience, nous revendiquons comme nôtres ces gestes et nous considérons qu’un nombre toujours croissant d’individus s’approprient les nôtres et nos analyses. Partout où il apparaît, le passage spontané à la violence directe correspond à l’affleurement d’une conscience diffuse. Les gestes radicaux sont fertiles en idées. La conscience qu’ils sécrètent prend forme en chacun, s’affine et s’étend sans trêve : en eux, chacun reconnaît la réalité de ses propres désirs. S’il appartient sans doute à la critique radicale de les localiser et d’en augmenter la puissance, partout les faits sont là pour susciter et renforcer cette critique. La critique radicale est une, les modes et les occasions de son application sont multiples. Nous ne prétendons pas avoir le monopole des informations, mais bien certainement aujourd’hui celui de leur emploi révolutionnaire. Des vieux mots aux idées neuves, il n’y a qu’un pas.
Comme la révolution en marche a déjà donné aux situationnistes l’occasion de le dire, la spontanéité, en tant que mode d’être de la créativité individuelle, appartient à la plupart des hommes dans les moments révolutionnaires, et cela plus qu’il ne paraît aux spécialistes de l’information, à une époque où la révolution fait son chemin tous les jours. On l’a bien vu dans la pratique des luttes radicales du peuple des bandits.
Le 11 novembre 1968, l’explosion spontanée de nombreux foyers de mécontentement — surtout dans la partie centre-orientale de l’île — revêtait la signification, sans en présenter tous les caractères, d’une insurrection dont l’importance et la profondeur sont apparues dans toute leur évidence dans les soulèvements sporadiques des mois qui ont suivi. À Santa Teresa di Gallura, à Bono, à Anela, à Alà dei Sardi, à Orgoloso, ce jour-là, toutes les voies d’accès furent bloquées, et à Alà dei Sardi les femmes, avec la plus ferme détermination, barrèrent la route au moyen de blocs de granit. Les populations occupaient et entouraient ces villages. Durant quatre jours, Orgoloso est demeuré aux mains de ses habitants, tandis que l’agitation s’étendait à de nombreuses localités de l’île paralysées par une grève spontanée inattendue. Ce «coup de colère», comme l’a défini la presse, avait eu des précédents récents dans les manifestations et dans les affrontements survenus à Marreri, à Ovodda, à Urune, à Mamoiada et ailleurs ; se rappelant les occupations des champs à la fin de l’après-guerre en Calabre, en Sicile et dans les Pouilles, et se souvenant de l’ancien décret des Clôtures qui privatisait la terre, les bergers de Tula avaient occupé les pâturages.
Le 11 novembre, lorsque la population d’Orgoloso avait occupé la mairie en pénétrant de force dans la salle du conseil, en la transformant en «maison du peuple», en se constituant en assemblée permanente et en proclamant pour commencer la déchéance des pouvoirs publics, il s’agissait déjà là d’un pas impardonnable vers la négation de l’État. Mais quand, le 17 janvier 1969, Sullo, le ministre d’alors, fit son «voyage-surprise» à Orgoloso «par égard envers cette région souvent trop négligée», l’insoumission s’aggrava, et c’est l’accueil qu’il reçut qui fut la véritable surprise. Après avoir pillé les cuisines de l’Œuvre pontificale d’assistance et pris un repas royal, des inconnus, peu avant l’aube, la dévastaient et l’incendiaient. De ces «inconnus» la révolution attend au moins autant qu’en redoute la presse qualifiée qui, aujourd’hui, les nomme ainsi, mais qui bientôt les connaîtra mieux. Ce sont ces «fidèles» célébrant, quelques heures avant, la «fête» de saint Antoine avec des feux symboliques et le verre à la main qui sont devenus des vandales et ont inauguré leur propre fête désacralisée par le feu et le pillage réels. En novembre, l’école pontificale d’Orgoloso avait continué à fonctionner quand tout le village était occupé et bloqué, et l’on pouvait lire sur ses murs : «Ici, on apprend à être l’esclave du patron» ; la vengeance arriva en janvier. Était alors apparue l’inscription «La vérité est révolutionnaire» ; ce fut la vérification immédiate du mot de Pisacane selon lequel «Les mouvements populaires sont la pratique d’une idée», celle des inscriptions contre le pape et contre l’État («Mort à la municipaité», «Mort à l’État»).
Les jours suivants, tandis que les syndicats lançaient un mot d’ordre récupérateur de grève générale, qui avait déjà commencé dans certains villages, la population de nombreuses communes sardes célébra «la fête des vingt ans d’autonomie régionale» en occupant mairies et villages : Siniscola, Dorgali, Orani, Seulo, Silanus, Gairo, Baunei. À Baunei l’agitation continuait depuis le 20 janvier : les adjoints et les conseillers municipaux de tous les partis avaient été contraints de démissionner. «Le mouvement de protestation n’a plus de chef, ce matin deux mille manifestants sont descendus dans la rue en bloquant les voitures et les autocars. Il règne un climat de tension aiguë. Les carabiniers et les agents de la Sécurité publique tentent de contrôler, autant que possible, cette situation précaire.» (La Stampa, 23 janvier.) Le 21 janvier, à Olbia, les étudiants bloquent la ligne de chemin de fer ; le jour suivant, après que les ouvriers se sont joints à eux, la police est à plusieurs reprises contrainte de soutenir des affrontements particulièrement violents. Quatre mois plus tard, le 21 mai, à Esterzili, dans la province de Nuoro, les mêmes bergers qui avaient occupé pendant trois mois consécutifs la mairie du village, changeant tout à coup de méthode, ont fait sauter, la détruisant complètement, une petite caserne de la Garde forestière. Commentant l’événement, le Corriere della Sera du 22 mai s’aperçoit que «l’opposition des bergers tient à ce que, depuis plus de cinq mois, ils ont fait entendre qu’ils ne voulaient pas du reboisement dans la zone de Santa Vittoria parce que, selon eux, c’est l’unique zone de pâturage pour le bétail». Le 23 juin, quatre extrémistes, abandonnant toute illusion réformiste de «résistance passive» par les occupations permanentes des pâturages d’Orgoloso pour empêcher les manœuvres de la brigade «Trieste», ont fait feu à coups de pistolets sur une patrouille, en réussissant ensuite à échapper à leurs poursuivants.
Les gestes de révolte contre les conditions existantes sont partout présents. Les actes «criminels» du bantitisme de la périphérie de la société moderne, tout comme ailleurs le refus isolé et «irrationnel» de l’ennui des gestes quotidiens, expriment, durant de longues périodes, le niveau le plus élevé d’une sensibilité collective, indices d’une tension permanente et signes précurseurs d’une opposition profonde qui attend d’exploser dans une subversion plus vaste. Proclamation d’une indépendance personnelle totale, riposte élémentaire à la première violation intolérable des règles de la survie ou irrésistible fureur due à l’impossibilité de vivre, la rébellion pénètre dans la vie quotidienne de chacun en tant que négation moderne de la misère modernisée produite par le spectacle de l’abondance marchande consommé passivement et de loin. Ce sont ces gestes ébauchés à chaque instant par des milliers de gens qui empêchent la récupération de ce que nous disons dans l’organisation sociale de l’apparence. Nous, en les analysant et en transmettant les impulsions révolutionnaires qui proviennent de tous les gestes historiques sans conscience, nous revendiquons comme nôtres ces gestes et nous considérons qu’un nombre toujours croissant d’individus s’approprient les nôtres et nos analyses. Partout où il apparaît, le passage spontané à la violence directe correspond à l’affleurement d’une conscience diffuse. Les gestes radicaux sont fertiles en idées. La conscience qu’ils sécrètent prend forme en chacun, s’affine et s’étend sans trêve : en eux, chacun reconnaît la réalité de ses propres désirs. S’il appartient sans doute à la critique radicale de les localiser et d’en augmenter la puissance, partout les faits sont là pour susciter et renforcer cette critique. La critique radicale est une, les modes et les occasions de son application sont multiples. Nous ne prétendons pas avoir le monopole des informations, mais bien certainement aujourd’hui celui de leur emploi révolutionnaire. Des vieux mots aux idées neuves, il n’y a qu’un pas.
Comme la révolution en marche a déjà donné aux situationnistes l’occasion de le dire, la spontanéité, en tant que mode d’être de la créativité individuelle, appartient à la plupart des hommes dans les moments révolutionnaires, et cela plus qu’il ne paraît aux spécialistes de l’information, à une époque où la révolution fait son chemin tous les jours. On l’a bien vu dans la pratique des luttes radicales du peuple des bandits.
Le 11 novembre 1968, l’explosion spontanée de nombreux foyers de mécontentement — surtout dans la partie centre-orientale de l’île — revêtait la signification, sans en présenter tous les caractères, d’une insurrection dont l’importance et la profondeur sont apparues dans toute leur évidence dans les soulèvements sporadiques des mois qui ont suivi. À Santa Teresa di Gallura, à Bono, à Anela, à Alà dei Sardi, à Orgoloso, ce jour-là, toutes les voies d’accès furent bloquées, et à Alà dei Sardi les femmes, avec la plus ferme détermination, barrèrent la route au moyen de blocs de granit. Les populations occupaient et entouraient ces villages. Durant quatre jours, Orgoloso est demeuré aux mains de ses habitants, tandis que l’agitation s’étendait à de nombreuses localités de l’île paralysées par une grève spontanée inattendue. Ce «coup de colère», comme l’a défini la presse, avait eu des précédents récents dans les manifestations et dans les affrontements survenus à Marreri, à Ovodda, à Urune, à Mamoiada et ailleurs ; se rappelant les occupations des champs à la fin de l’après-guerre en Calabre, en Sicile et dans les Pouilles, et se souvenant de l’ancien décret des Clôtures qui privatisait la terre, les bergers de Tula avaient occupé les pâturages.
Le 11 novembre, lorsque la population d’Orgoloso avait occupé la mairie en pénétrant de force dans la salle du conseil, en la transformant en «maison du peuple», en se constituant en assemblée permanente et en proclamant pour commencer la déchéance des pouvoirs publics, il s’agissait déjà là d’un pas impardonnable vers la négation de l’État. Mais quand, le 17 janvier 1969, Sullo, le ministre d’alors, fit son «voyage-surprise» à Orgoloso «par égard envers cette région souvent trop négligée», l’insoumission s’aggrava, et c’est l’accueil qu’il reçut qui fut la véritable surprise. Après avoir pillé les cuisines de l’Œuvre pontificale d’assistance et pris un repas royal, des inconnus, peu avant l’aube, la dévastaient et l’incendiaient. De ces «inconnus» la révolution attend au moins autant qu’en redoute la presse qualifiée qui, aujourd’hui, les nomme ainsi, mais qui bientôt les connaîtra mieux. Ce sont ces «fidèles» célébrant, quelques heures avant, la «fête» de saint Antoine avec des feux symboliques et le verre à la main qui sont devenus des vandales et ont inauguré leur propre fête désacralisée par le feu et le pillage réels. En novembre, l’école pontificale d’Orgoloso avait continué à fonctionner quand tout le village était occupé et bloqué, et l’on pouvait lire sur ses murs : «Ici, on apprend à être l’esclave du patron» ; la vengeance arriva en janvier. Était alors apparue l’inscription «La vérité est révolutionnaire» ; ce fut la vérification immédiate du mot de Pisacane selon lequel «Les mouvements populaires sont la pratique d’une idée», celle des inscriptions contre le pape et contre l’État («Mort à la municipaité», «Mort à l’État»).
Les jours suivants, tandis que les syndicats lançaient un mot d’ordre récupérateur de grève générale, qui avait déjà commencé dans certains villages, la population de nombreuses communes sardes célébra «la fête des vingt ans d’autonomie régionale» en occupant mairies et villages : Siniscola, Dorgali, Orani, Seulo, Silanus, Gairo, Baunei. À Baunei l’agitation continuait depuis le 20 janvier : les adjoints et les conseillers municipaux de tous les partis avaient été contraints de démissionner. «Le mouvement de protestation n’a plus de chef, ce matin deux mille manifestants sont descendus dans la rue en bloquant les voitures et les autocars. Il règne un climat de tension aiguë. Les carabiniers et les agents de la Sécurité publique tentent de contrôler, autant que possible, cette situation précaire.» (La Stampa, 23 janvier.) Le 21 janvier, à Olbia, les étudiants bloquent la ligne de chemin de fer ; le jour suivant, après que les ouvriers se sont joints à eux, la police est à plusieurs reprises contrainte de soutenir des affrontements particulièrement violents. Quatre mois plus tard, le 21 mai, à Esterzili, dans la province de Nuoro, les mêmes bergers qui avaient occupé pendant trois mois consécutifs la mairie du village, changeant tout à coup de méthode, ont fait sauter, la détruisant complètement, une petite caserne de la Garde forestière. Commentant l’événement, le Corriere della Sera du 22 mai s’aperçoit que «l’opposition des bergers tient à ce que, depuis plus de cinq mois, ils ont fait entendre qu’ils ne voulaient pas du reboisement dans la zone de Santa Vittoria parce que, selon eux, c’est l’unique zone de pâturage pour le bétail». Le 23 juin, quatre extrémistes, abandonnant toute illusion réformiste de «résistance passive» par les occupations permanentes des pâturages d’Orgoloso pour empêcher les manœuvres de la brigade «Trieste», ont fait feu à coups de pistolets sur une patrouille, en réussissant ensuite à échapper à leurs poursuivants.
![]() «Au matin, Orgoloso, peu avant la visite du ministre, présentait un aspect inhabituel : les murs des maisons avaient été recouverts pendant la nuit d’affiches célébrant le “pouvoir populaire”. Quelques inscriptions proclamaient notamment : “Mort à la municipalité”, “À bas la police”, “Mort à l’État” ; certaines affiches contenaient des insultes contre le pape. Toujours pendant la nuit, l’école gérée par l’Œuvre pontificale d’assistance avait été dévastée et incendiée. Il semble que les auteurs de cet acte de vandalisme aient pénétré dans l’édifice par une terrasse. Le saccage de l’école a été effectué méthodiquement et sans hâte : il suffit de dire que le groupe de voyous a pris un repas dans la cuisine, puis a jeté au feu tout le matériel scolaire et les objets du culte. L’action des voyous est à mettre en relation avec les bruyantes protestations organisées (…) de novembre dernier. Ces jours-là, on s’en souviendra, la mairie fut occupée, les écoles et les magasins furent fermés, pendant que le village était complètement isolé par des barrages routiers. L’école de l’Œuvre pontificale d’assistance n’avait pas adhéré à la manifestation, continuant à fonctionner régulièrement.» (Corriere della Sera, 17 janvier 1969.) «À l’écart des grandes voies de communication, la Sardaigne est demeurée en marge des grands courants historiques. La révolution industrielle ne l’a jamais touchée. Ni culturellement ni socialement, la révolution bourgeoise n’y est jamais parvenue. Pour y créer une bourgeoisie, il a fallu un édit royal, celui «delle chiudente» (des clôtures) de 1820, qui établit la naissance de la propriété agricole. Ce ne fut point en vérité un grand pas en avant, parce que les «clôtures» donnèrent naissance à beaucoup de problèmes qui traînent encore aujourd’hui. Quand la monarchie de Savoie ordonna que chacun eût à clôturer les terres dont il jouit, ce fut une foire d’empoigne d’où naquit certes une bourgeoisie, mais à l’enseigne de la rapine. Le féodalisme disparut, l’esclavage demeura. Tout cela aboutit à une morale fondée sur le vol comme moyen d’enrichissement, la vengeance comme mode de justice, le banditisme comme alternative.» (Corriere della Sera, 13 juin 1969.) |
Le pouvoir d’État sous tous ses aspects (institions régionales, police, syndicats et partis) se mobilisa pour reconquérir le contrôle de toutes les zones qui lui avaient échappé, par la répression et la lente récupération des luttes. Il est absolument naturel, par exemple, qu’en avril les syndicalistes du P.C. d’Italie (marxiste-léniniste) aient obtenu un succès sans lendemain en se gagnant, par la surenchère à la misère salariée, trois sièges au comité d’entreprise d’usine de Cagliari (contre deux à la C.G.I.L., la C.I.S.L. et l’U.I.L.). Là où il y a sous-développement économique, il est naturel qu’accourent les «révolutionnaires» sous-développés. Mais ce genre de «victoires», a la vie difficile dans une île où à la construction des illusions, dont sont victimes les malheureux prochinois autant que tous les bons citoyens, le peuple des bandits a opposé presque partout une construction de situations. En Sardaigne, comme à Battipaglia, à des conditions de développement arriérées correspondent toujours plus des luttes qui ne le ont pas. C’est ce qui marque le commencement et la fin de tous les mensonges maoïstes et castro-guévaristes sur la Sardaigne. Si le pouvoir a montré qu’il reconnaissait, non sans raison, dans le soulèvement des populations sardes une menace dangereuse, ces dernières découvrent toujours plus consciemment leur ennemi dans la forme de domination de la classe au pouvoir, l’État, qui tente de cacher son grand corps derrière la pauvre mise en scène de l’«autonomisme» régional, tant prisé des bureaucrates du parti dit communiste. Cela leur permet de donner libre cours à leur rêve, cultivé durant presque cinquante ans, d’exercer ici ou là un pouvoir d’État que, malgré leurs bons offices, ils n’ont pas encore réussi à se faire remettre. S’ils peuvent penser maintenant l’obtenir sans même risquer de devoir le prendre, c’est parce que, pour le pouvoir, il devient nécessaire d’accueillir le P.C.I. en tant qu’«instance de base» qu’il sera possible de filtrer de façon réformiste à travers les institutions régionales sardes. Mais il n’existe pas d’«autonomie régionale» pour ce que veulent les Sardes. Dans la répression brutale habituellement opérée en Sardaigne, il est bien connu que «centralisme régional et centralisme national se sont additionnés» (déclaration du maire d’un village sarde, le Monde, 10 avril 1969), révélant ainsi la vérité de ce que Boumediene, le fossoyeur de l’autogestion, «théorisait» en Algérie il y a quelques années : «Décentraliser pour mieux contrôler.» «Ce que les communistes revendiquent, déclare l’ineffable Unità du 14 avril, c’est une enquête qui mette en lumière les causes et la responsabilité politique de l’échec du plan de renaissance.» Les bien-pensants, qui sont toujours de gauche, déplorent la négligence de l’État envers les «problèmes de la Sardaigne», «revendiquent» une plus grande attention et toujours plus de crédits. Ils feignent d’ignorer que la négligence et aussi bien l’attention de l’État envers l’«enveloppe» sarde ne peuvent se mesurer qu’au nombre de «bérets bleus» des crédits militaires.
Il est maintenant temps de considérer les soulèvements populaires non plus comme des primitivismes révolutionnaires «anachroniques», mais comme des expériences positives qui doivent trouver et reconnaître leur vérité. Les Sardes expriment déjà le refus de s’intégrer au moment où la misère naturelle s’accroît par l’abondance spectaculaire qui pénètre chez eux et devient misère consciente. À mesure que, dans la société de la marchandise et du spectacle, les marchandises perdent toute valeur d’usage, on croit y suppléer par leur multiplication spectaculaire. Mais là où le spectacle n’est pas encore parvenu sous sa forme achevée à pallier la pénurie réelle par la richesse produite par un afflux de marchandises qui alimentent toutes les pauvretés, elles conservent une part de leur valeur d’usage et, avec elle, une part du respect dû aux besoins réels : «On n’a pas eu recours aux actes de vandalisme comme lacérer les pneus des pullmans de la S.A.T.A.S., qui n’ont été que dégonflés», ont déclaré, en trahissant leur modération, les habitants d’Orgoloso en réponse aux accusations des journaux locaux. Dans l’appropriation simple et directe du terrain de la société civile, ils expriment leur volonté de décider de leur sort tout seuls ; mais dans l’insuffisance de l’autodéfense, dans l’état d’isolement où ils se trouvent et dans la modération naïve dont ils font souvent preuve, les Sardes se comportent au moment décisif comme si cette appropriation était déjà accomplie. Il faut critiquer les Sardes pour leur utopie. Leurs agitations ne sont pas encore révolutionnaires en cela seulement qu’ils posent la question sociale dans sa simplicité immédiate sans voir la nécessité d’une révolution, sans imaginer cette révolution. L’autogestion totale et généralisée devra être la fin et le moyen : à commencer par les luttes elles-mêmes, elle doit être continuellement expérimentée jusqu’à devenir, dans sa forme organisée et révolutionnaire, l’unique pouvoir. Maintenant, ce qui leur manque est la conscience de ce qu’ils ont déjà commencé à faire pour redécouvrir et posséder la forme organisée de la conscience qui accomplit l’appropriation, les Conseils de tous les travailleurs.
Internazionale situazionista no 1, juillet 1969.
Traduit de l’italien («Lotte radicali in Sardegna») par Joël Gayraud et Luc Mercier (Écrits complets de la section italienne de l’I.S., Contre-Moule, juin 1988.