Les situationnistes au Portugal (1974)

Publié le par la Rédaction





Télégramme de Guy Debord à Afonso Monteiro


[Fin avril 1974]

À Paris téléphone 278 30 26 jusque mardi inclus — Stop — Es kommt der Sieg es kommt der Tag [Arrive la victoire, arrive le jour] — Stop — Amitiés.

Debord



(…) Des Portugais me téléphonent qu’ils espèrent sortir maintenant le film [La Société du spectacle] au Portugal, en profitant de la «démocratie» actuelle. On peut se demander s’ils auront le temps. J’apprends aussi que le Ratgeb [Pseudonyme pris par Raoul Vaneigem pour son livre De la grève sauvage à l’autogestion généralisée (1974)] a couru, pas à Lisbonne — provincialisme oblige —, mais à Porto, où il possède depuis quatre ans ses deux partisans ; que les autres Portugais accusent d’en croquer depuis des années ! Si les choses tournaient à la révolution, ou plus simplement à la répression, avant que Ratgeb ait repris son train pour retourner au bureau, il y aura bien six ou sept Portugais qui auraient l’occasion d’expérimenter de quelle utilité est la pensée de Ratgeb dans les circonstances concrètes. (…)
Lettre de Guy Debord à Jacques Le Glou, 6 mai 1974.



Lettre de Guy Debord à Afonso Monteiro

8 mai 74

Cher Afonso,

Notre communication téléphonique a été en effet soudainement interrompue, par hasard ou par malveillance. En tout cas ce téléphone est excessivement écouté ; presque depuis que je l’ai, mais surtout à cause de la sortie scandaleuse du film, dans une période elle-même agitée de beaucoup d’incertitudes gouvernementales.

Au Portugal maintenant, tout peut arriver, mais pas n’importe comment. La beauté baroque de la situation présente — qui, telle quelle, ne peut évidemment durer — me paraît un produit de l’extrême misère objective du pouvoir portugais plutôt que d’une extrême sottise de vos capitalistes ou du général Spínola [Le général António de Spínola, que les militaires insurgés avaient placé, le 26 avril, à la tête d’une junte de salut national].

Le kerenskysme [Du nom d’Alexis Kerensky, ministre de la Justice, de la Guerre, puis chef du pouvoir exécutif après la révolution russe de février 1917, renversé par les bolcheviks en octobre] actuel est dominé par un Kornilov [Le généralissime Kornilov, destitué par Kerensky après son coup de force avorté d’août 1917, combattra les bolcheviks à la tête d’un corps de cosaques] (et Alvaro Cunhal [Alvaro Cunhal, installé à Moscou depuis 1960, regagne le Portugal le 30 avril 1974 pour assurer la direction du Parti communiste portugais qui venait d’être légalisé] n’est certainement pas un Lénine). L’armée, agissant selon sa hiérarchie et non encore contre elle, a créé toute seule de nouvelles conditions qui, de toutes parts, tendent à lui échapper.

Avant donc de chanter ces putschistes courageux «qui, de la rive occidentale de la Lusitanie… fondèrent si glorieusement un nouvel empire», il faut considérer leur but très clair. Le capitalisme portugais veut, et doit, se moderniser — politiquement et économiquement —, il veut se rationaliser ; et il revient de si loin qu’il n’a pu entreprendre ceci que par un jeu très hardi et dangereux, qui a donc des apparences assez joliment irrationnelles.

Le but de ce secteur le plus moderne du capitalisme, c’est un gaullisme, une démocratie autoritaire capable d’en finir avec les formes ruineuses du précédent pouvoir archaïque (guerre coloniale sans fin, et ordre salazariste), et de jouer son jeu dans le Marché commun. Spínola doit avoir — s’il réussit — la fonction de De Gaulle ; mais dans un contexte beaucoup plus difficile. Il commence, en proposant simplement aux rebelles l’arrêt des combats, sa politique de désengagement colonial, ce que De Gaulle avait appelé «la paix des braves». Il aura sans doute aussi peu de succès ; la guerre continuera ; et la proximité de l’Afrique du Sud raciste renforce les possibilités d’un sécession des colons portugais en Angola et Mozambique. Voilà le principal conflit «officiel» qui va envenimer ses relations avec les partis de gauche en formation. Les officiers, même s’ils sont des «capitaines» semi-gauchistes, n’accepteront pas facilement le rembarquement des troupes, «l’abandon» des colons et du drapeau. Mais les soldats et les marins pourraient l’exiger dans un stade ultérieur.

À l’intérieur, il est clair que tous les partis qui paraissent ou se constituent maintenant — jusqu’aux staliniens — ont déjà accepté fondamentalement cette perspective de démocratie bourgeoise et, aussi vite que possible, parlementaire. Mais ils seront sur une corde raide, parce que Spínola n’est pas un allié très présentable —quoiqu’ils veuillent prétendre — et parce qu’ils ne peuvent pas non plus s’opposer complètement aux revendications des travailleurs. C’est pourtant pour l’accomplissement de cette tâche que Spínola leur permet d’exister, et de parler haut. Et là sera la racine des multiples incidents de la vraie discussion entre eux. Ces partis rêvent de soumettre les masses tout de suite, et ultérieurement Spínola, si tout va bien pour eux. Mais comme ils craindront toujours qu’un autre Spínola plus autoritaire ne remplace celui-ci, tous les partis «démocratiques» veulent surtout désarmer les masses.

Pour l’instant, les masses ne sont armées que d’espoirs et, je l’espère, d’exigences. Beaucoup va dépendre de la qualité de ces exigences. L’atmosphère actuelle me paraît ressembler, bien plus qu’à Mai 68 ou à Budapest, à la libération de Paris en 44, ou du nord de l’Italie en 45. La fin du fascisme et de la Gestapo, la chasse aux collaborateurs, etc. Mais alors la réaffirmation d’un État «démocratique» soutenu par les staliniens a suffi à dissoudre très vite tout l’aspect révolutionnaire ; quoique dans les circonstances que j’évoque il ait existé un grand nombre de partisans armés, qui venaient de combattre eux-mêmes dans une série d’insurrections locales victorieuses (mais étant aussi aidées par la présence d’armées régulières, nationales ou alliées, qui pesaient aussi dans le sens de l’ordre ancien). Jusqu’ici le Portugal connaît une «Libération», non une révolution. Cependant, si la fête ne suffit absolument pas à caractériser une révolution, elle en présente beaucoup de possibilités, du seul fait qu’elle existe ainsi.

Le point le plus intéressant apparu jusqu’ici, c’est évidemment la fraternisation des soldats, et surtout des marins, avec le peuple. Ceci peut aller jusqu’à la formation de conseils de soldats et marins si les travailleurs en forment eux-mêmes dans les entreprises, et veulent s’emparer de l’économie (en se désintéressant donc des élections parlementaires, relativement à la démocratie ouvrière ouverte). Dans ce cas, ce mouvement de travailleurs serait combattu par les officiers, la petite bourgeoisie, les partis socialiste et stalinien, mais pourrait être rallié par les soldats.

Le capitalisme dispose à cette heure de deux forces principales : d’une part la bureaucratie en formation rapide des partis et syndicats ; d’autre part l’armée dont la base peut se trouver en dissolution rapide si le processus amorcé le 1er mai [Marqué par une immense fête populaire, après la dissolution de la P.I.D.E.-D.G.S. (police secrète), l’abolition de la censure, les droits d’association et de grève rétablis] se poursuit. Il y aura une course de vitesse entre ces deux mouvements, le second n’ayant de sens qu’avec une affirmation autonome du prolétariat.

Le jeu du capitalisme portugais est mauvais, également du fait des conditions générales du monde dans lequel il se produit. Le retard du Portugal le fait arriver maintenant à la période européenne de 1944-45. Mais le monde né alors s’est justement écroulé entre 1968 et cette année. La modernisation que vise le Portugal est déjà un archaïsme ailleurs. Le Marché commun, rêve de toute la technocratie ibérique, est en train de se dissoudre sous l’effet de la crise de l’énergie, et déjà de l’économie (l’Italie s’en est en fait retirée la semaine dernière [«Bien que la presse italienne minimise la signification des dernières décisions économiques du gouvernement, l’Italie a déjà virtuellement quitté le Marché commun. La crise du capitalisme arrive en courant.» Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 2 mai 1974]). Le gaullisme, mort en 68, a été enterré dimanche dernier (il commençait à sentir). Quand le Portugal veut rejoindre tardivement la démocratie capitaliste, celle-ci est en crise socio-politique avancée en Angleterre, en France, en Italie. Les formes de gouvernement de ces pays ne fonctionnent plus, tandis que la contestation révolutionnaire s’affirme dans les usines, et dans tous les secteurs de la société.

Donc, si un courant vraiment radical peut se constituer en ce moment au Portugal, il devra comprendre et dire tout cela.

Ce qu’on nous offre ici a déjà fait faillite ailleurs. Le Portugal connaît, mieux que tout autre pays, le secret de l’État. Il l’a vu quarante-huit années à l’état pur. Il faut donc dépasser l’État, par la démocratie ouvrière en armes (dépasser le stade bureaucratique électoraliste et syndical qui se présente joyeusement ; et qui d’ailleurs ne se présente que pour perdre). L’objectif principal des révolutionnaires portugais doit donc être : faire de la situation actuelle une vraie révolution de notre temps. Ils doivent, dénonçant le spectacle mondial, et le «spectacle révolutionnaire» de la naissance après-terme d’une démocratie bourgeoise, exposer le programme minimum d’une telle révolution. Ce programme minimum est vite trouvé : c’est tout ce qui a pu être fait, dit et écrit, de plus avancé dans le monde pendant ces dix dernières années. Mais surtout : l’exposé d’une perspective révolutionnaire doit toujours consister à décrire et expliquer ce qui se passe jour après jour ; et ne jamais se suffire du ridicule de proclamer abstraitement des buts généraux.

Il faut, bien sûr, dénoncer les maoïstes : leurs illusions contre-révolutionnaires sur la Chine, et ici sur les formes bureaucratiques d’organisation. Quant aux thèmes d’agitation permanente, je crois que les premiers qui s’imposent seraient : le rembarquement immédiat des troupes d’Afrique ; la dénonciation quotidienne de toute la collusion des partis de gauche avec Spínola, l’Église, les banquiers ; l’autonomie d’assemblées ouvrières et leur armement (contre les sujets d’inquiétude qui ne manqueront pas de paraître vite — menaces de généraux, reconstitution d’une police politique). Je ne sais pas du tout dans quelle mesure la paysannerie pauvre serait prête à s’organiser en collectivités, mais il me semble que si la classe ouvrière se donnait le but d’exproprier les patrons, elle devrait appeler les millions de sous-prolétaires portugais en Europe à revenir, en assurant que, le système marchand étant aboli, il y aura de quoi vivre frugalement pour tous ici, au lieu de crever en ramassant les miettes de l’Europe riche. Cette violence «utopique» se démarquerait terriblement des projets d’expansion capitaliste — et des «sacrifices» bien pires qu’ils exigent — que vont forcément défendre les staliniens et tous les autres. Et de plus, vu l’état réel de l’économie européenne qui ne peut plus poursuivre sa croissance, son primitivisme apparent va dans la voie la plus effectivement moderne.

Écris-moi dès ton arrivée ce que tu rencontres. Je suppose que Ribeiro de Mello [Éditeur de La Société du spectacle au Portugal] (par enthousiasme ou sous la menace) pourra t’aider à publier ce qui sera utile. Dis-moi aussi à quel degré pourrait servir l’arrivée de quelques étrangers. Tu peux recevoir avec tranquillité quelqu’un qui viendrait «de la part de Glaucos» (tu sais que Gondi et Decayeux [Signatures utilisées à usage réservé dans la correspondance de Guy Debord] sont maintenant très connus dans quelques pays, et même chez les Portugais cultivés).

Amitiés. Assure à L[eonor] que je l’aime toujours.

Guy

P.-S. : D’après ce que tu me dis, quelques Portugais vont avoir la surprise de découvrir ce qu’est capable de dire et de faire par lui-même le malheureux Vaneigem devant une situation concrète — à moins qu’il ne préfère reprendre vite son train pour retourner au bureau !



Lettre de Guy Debord à Eduardo Rothe

Paris, le 8 mai 74

Cher Eduardo,

Je sais que la vie est belle à Florence, et je suis sûr que la ville t’a adopté comme tu le mérites. Cependant, je pense qu’un voyageur qui a parcouru toute la planète, et qui a participé à tant de soulèvements, voudra voir le Portugal d’aujourd’hui.

La double question est : comment va évoluer l’étrange situation actuelle, et que peuvent faire nos amis ? On va essayer de répondre à ces questions.

Je t’envoie ci-joint la copie d’une lettre qui résume actuellement mon opinion. Le jeu est très ouvert.

Afonso Monteiro sera à Lisbonne, au plus tard, vers le 18-20 mai. Tu peux le rejoindre chez : Leonor Gouveia, av. Santos Dumond, no 47 (1o D.), Lisboa (tél. 76 79 88).

(Gianfranco peut te dire combien elle est charmante, et pour ma part, Céleste peut-être mise à part, je n’ai rien vu de plus beau en Europe dans les deux dernières années.)

Il faudrait donc venir de la part de Glaucos. (Glaucos est un volontaire étranger venu combattre avec les défenseurs de Troie qui, au VIe chant de l’Iliade, dit de belles choses à propos de la vie. [«Sur terre les humains passent comme les feuilles : si le vent fait tomber les unes sur le sol, la forêt vigoureuse, au retour du printemps, en fait pousser bien d’autres ; chez les hommes ainsi les générations l’une à l’autre succèdent…»]) Se servir éventuellement de ce nom dans les textes des lettres et télégrammes (non dans les adresses, bien sûr). Pour toi, gardons Rayo.

Écris-moi ici :
1) Si tu y vas ;
2) Ce que tu constaterais sur place, après avoir vu Afonso ;
3) Si ma propre venue devenait souhaitable (comme j’ai beaucoup de travail important et urgent, ne m’appelle que pour une véritable révolution ; dans ce cas il faudrait aussi appeler Gianfranco, Paolo, et sans doute quelques autres). La première condition serait évidemment que «notre parti» ait pu constituer — ou rejoindre ? — à Lisbonne un groupe autonome ayant sa propre base d’expression. Je comprends aussi peu le portugais que le néerlandais.

Le risible Vaneigem, à ce qu’on me dit, a bondi, non à Lisbonne mais à Porto — provincialisme oblige ! C’est là qu’il a les deux partisans qu’il compte dans le monde ; lesquels ont été dénoncés il y a plus de deux ans par les autres Portugais comme des demi-flics. Je ne pense pas que combattre le vaneigemisme serait une tâche des révolutionnaires portugais. S’il en voit un, il va courir vite jusqu’à la frontière.

Amitiés à Gianfranco et à toi.

Guy

(Faire suivre à Eduardo chez Leonor au cas où il serait déjà parti pour Lisbonne. Se méfier du téléphone.)



(…) Je crois comprendre, dans ta lettre, que Rayo a enfin passé les colonnes d’Hercule ? Je suppose que tu avais lu la copie (pour Florence) de ma lettre du 8 mai aux Lusitaniens. Je reçois aujourd’hui d’excellentes nouvelles — datées du 29 mai — de ce pays. Rayo n’y était pas encore arrivé. Toute l’analyse faite dans cette lettre semble confirmée (notamment par les staliniens !) ; aussi quant aux possibilités subversives éparses dans le prolétariat (les pêcheurs, les ouvriers boulangers, les métallurgistes, les bonnes, se rencontrant avec les lycéens et les soldats). Mon éditeur portugais s’est mis à la disposition des amis pour publier un Avis au prolétariat portugais et d’autres choses. Le ridicule Vaneigem a tout de suite rejoint son bureau, après avoir prêché la transparence à trois crétins, qui ont dû tout de même être déçus. La répression commence, depuis trois jours. (…)

P.-S. : Dis-moi quand Rayo est parti.

Les Portugais veulent faire distribuer le film dans le pays en demi-révolution, et aussi traduire vite et publier La Véritable Scission. Mais «la morte vien dietro a gran’ giornate…» [«Mais la mort vient sur ses pas à grandes journées…» Pétrarque, Canzoniere]
Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 11 juin 1974.



Lettre exprès de Guy Debord à Afonso Monteiro

12 juin 74

Cher ami,

Je reçois seulement ta lettre exprès du 29 mai. Je travaille actuellement dans un lieu très isolé, où il faudra désormais m’écrire directement. Je te joins l’adresse.

Ta lettre décrit magnifiquement l’atmosphère même d’une crise révolutionnaire, qu’ici les journaux cachent au maximum, mais qu’il est pourtant possible de lire entre les lignes.

C’est admirable comme, dans ce pays, le mot «situationniste» a connu un renversement complet de son sens en si peu d’années ! [Cf. IS no 9, p. 24, «Le Questionnaire» : «Que veut dire le mot “situationniste” ? […] Le terme situationniste, au sens de l’IS, est exactement le contraire de ce que l’on appelle actuellement en portugais un “situationniste”, c’est-à-dire un partisan de la situation existante, là donc du salazarisme.»]

Les choses doivent maintenant pencher très vite d’un côté ou de l’autre. Les staliniens ont battu leurs précédents records modiaux comme défenseurs du vieux monde, en s’opposant ouvertement aux grèves ouvrières pour «sauver l’économie». il me semble que, depuis quelques jours, avec l’arrestation du leader maoïste, on fait l’essai d’une nouvelle époque de la répression.

Aurons-nous le temps ? C’est maintenant que le prolétariat doit dire ouvertement ce qu’il est seul à pouvoir penser :
«Olhai de que esperanças me mantenho !
Vede que perigosas seguranças !
Que náo temo contrastes nem mudanças…»

[«Voyez de quels espoirs je me nourris ! / De quelles périlleuses assurances ! / Je ne crains à présent ni revers ni changements…» Luis de Camões]

Envoie-moi les récentes nouvelles, et tout ce que vous publiez. (Je commence à lire le portugais dans les poètes que tu m’as donnés.)

Je ne suis pas étonné de ce que tu me dis de Chico-Solex [Francisco Alves dit Chico-Solex, pour le différencier d’un autre Francisco, dit Chico-Moto], il m’avait semblé être un personnage mesquin. Quant au Ratgeb, il ne pouvait pas faire autre chose que ce que je t’annonçais. Sa ridicule brochure sous-littéraire, délayage — qu’il n’ose même plus signer, mais où sa misère est immédiatement reconnaissable — de son vague bavardage d’I.S. 12, était déjà insultante pour les travailleurs français, notamment les grévistes de Lip ; sa honte devait donc être bien plus honteuse encore au Portugal.

D’accord pour faire une préface aux Thèses sur l’I.S. et son temps. Je suppose qu’il faudrait surtout y évoquer la pésente situation portugaise ? Dis-moi ce que tu en penses.

À bientôt. Nous embrassons A[ntónia] et L[eonor], et aussi R[ita] [Fille d’Antónia et Afonso] qui doit s’instruire en ce moment. Amitiés,

Glaucos



(…) Des amis de Lisbonne, j’ai reçu de très belles nouvelles. Ce n’est pas encore Mai 68, mais il y en a bien des traits ; et cela pourrait même aller plus loin, si la répression stalino-spinoliste — qui commence nettement — ne réussit pas à détruire tout le mouvement. En quittant Paris, j’avais envoyé là-bas quelques thèses sur ce qui se passait et ce qui se passerait ; et tu te doutes que personne n’était épargné, sauf le prolétariat révolutionnaire. Cela a fait une superbe affiche [Aviso ao proletariado potuguês sobre a possibilidade da revolução social], placardée le 26 mai sur les murs de la ville par le «Conselho para o desenvolvimento da revolução social» — voilà donc le nouveau drapeau, ou titre, de «notre parti» pour la période actuelle. On comprend que Spínola ait commencé à taper sur la table, et à faire admettre que désormais l’absence de censure signifie d’abord et surtout l’interdiction d’appeler à la grève.

Au Portugal, l’édition du Spectacle, qui s’était mal vendue depuis deux ans, a été épuisée en quelques jours en mai. (…)




Lettre de Guy Debord à Jacques Le Glou, 25 juin 1974.



Lettre de Guy Debord à Eduardo Rothe

26 juin 74

Cher Rayo, chers camarades,

Je viens de recevoir la lettre de Rayo du 11 juin, et votre envoi du même jour contenant vos publications des 26 et 29 mai [Aviso ao proletariado potuguês sobre a possibilidade da revolução social, et Da greve parcial à greve total. Da ocupação parcial à ocupação total]. J’espère que vous aviez reçu ma lettre exprès du 12 juin, contenant une adresse où il faut m’écrire directement en ce moment (je la répète au revers de cette enveloppe). À Paris, mon courrier a subi quelques retards et de suspectes disparitions. Ici, c’est plus rapide et plus sûr. Déjà, les Renseignements généraux sont venus rôder à proximité, aussi monstrueusement visibles, dans cette solitude, que l’impuissance de Ratgeb devant tout moment de la vie réelle ; mais on est en sympathie avec les rares travailleurs de la poste la plus voisine.

L’affiche du 26 mai est magnifique. On comprend pourquoi Spínola a déclaré qu’il ne fallait plus perdre un instant pour combattre cette subversion qui pqrle plus haut que «son importance dans le pays» ! Mais ce qu’elle dit fait justement son importance dans le pays, parce que ce qu’elle dit, c’est la vérité que tous les autres vivent sans savoir ou sans vouloir la dire. On nous apprend donc que «l’abolition de la censure» signifie principalement et d’abord : interdiction d’inciter à la grève. La grève est aujourd’hui la vérité minimum du Portugal. Il faut dénoncer avec précision tous ceux qui la combattent, et découvrir la totalité de ses buts : À bas l’économie politique !

Le Monde ci-joint, du 22 juin, énonce, pour la première fois à ma connaissance dans la presse bourgeoise «objective», cette tranquille évidence que l’échec de la grève des postiers «apparaît comme une victoire des partis de gauche… et de l’intersyndicale portugaise, proche du parti communiste». Cette grève risquait d’être, si l’on envoyait les soldats dans les postes, l’épreuve de force décisive. Les staliniens ont réussi cette fois à l’éviter à quelques heures près. Je suis d’accord avec les analyses de la lettre de Rayo, avec peut-être (je parle de loin) cette nuance qu’elle me paraît sous-estimer le poids des organisations bureaucratiques, même si leurs moyens sont réduits à la possibilité d’énoncer des déclarations démobilisatrices. De telles «manœuvres de division», comme le disent les postiers, ont suffi dans ce cas.

En général, je vois ainsi la division du travail répressif dans l’avenir proche (après, ce serait éventuellement plus violent) : les staliniens donneront la caution morale à la lutte contre la révolution, et un petit nombre de policiers, par exemple militaires, pourront suffire, à ce stade, pour être le «bras séculier» de la chasse aux extrémistes, aux «hérétiques» de cette étrange théologie du Mystère de la Démocratie en forme trinitaire de Spínola-le-Père, Cunhal-le-Fils et le Saint-Esprit du Marché commun. D’autre part, les «partis de gauche» au gouvernement préféreront mettre en lumière leurs divergences avec la junte sur la question des négociations coloniales (au besoin, quitter le gouvernement là-dessus), plutôt que sur les luttes économico-sociales, où ils n’ont au fond aucune divergence réelle ; et où même toute légère divergence apparente est plus dangereuse à manier que de la nitroglycérine. Mais «les faits ont la tête dure», et l’actuel pouvoir portugais entre, bien jeune, dans un spectacle bien vieux.

Il me semble que toute prise de position révolutionnaire, sur la totalité sociale ou sur chaque point particulier, devrait en ce moment utiliser cette sorte de «forme fixe», en trois points :
1) Il y a déjà deux mois que le salazarisme s’est suicidé par impuissance (ce n’est malheureusement pas nous qui l’avons tué, et ceci reste encore la tare originelle de notre mouvement). Voyez tout ce que nous espérions et voulions alors ; et nous avions raison. Voyez le peu obtenu. Voyez comme il est à tout instant remis en cause et reperdu (censure, gouvernement stalino-spinoliste «qui veut maintenir, horreur !, le salariat», etc., dénonciation de tout ce qui emporte les promesses et les illusions du 1er mai).
2) Comment se défendre contre ce processus, c’est-à-dire contre les partis et syndicats autant que contre les évêques et les généraux. L’auto-organisation de la classe.
3) Montrer où mènent inévitablement ces mesures de défense, si elles réussissent. (Les bourgeois et bureaucrates en ont déjà vu assez pour être contre le mouvement ; les ouvriers doivent en voir plus pour être complètement pour.)

À présent, je suppose que vous êtes en contact avec des travailleurs révolutionnaires.

Si les travailleurs ne réussissent pas en ce moment à constituer leurs propres liaisons (pas seulement dans des manifestations de rues ou des grèves, mais dans des assemblées d’usines et de quartier) le mouvement sera vaincu.

Le temps est compté. La situation actuelle ne peut pas durer, ni pour les révolutionnaires, ni pour Spínola [Qui démissionera à la fin du mois de septembre]. Si la répression s’accentue sans que les travailleurs soient allés plus loin, le temps va commencer à travailler contre nous, et peut-être travaillera-t-il très vite.

Si la lutte autonome des travailleurs ne va pas plus loin à bref délai, il y aura sans doute une répression limitée, contre les extrémistes (notamment contre vous). Toutes les forces mondiales de défense de la société de classes sont vivement intéressées au succès de «l’expérience Spínola», pas seulement pour ce qu’elle sauve le capitalisme au Portugal, mais autant que possible pour qu’elle le sauve par cette voie de la participation gouvernementale stalinienne, en tant que forme moderne de la contre-révolution dans une Europe qui s’effondre. Cette forme est aussi le vieux projet italien d’accord stalinisme-démocratie chrétienne ; le projet de Carrillo pour l’Espagne (réaffirmé avec beaucoup d’assurance dimanche dernier au meeting de Genève) ; et c’est le projet que la coalition mitterrandiste de France a manqué à très peu près de réaliser aux dernières élections présidentielles.

Si le prolétariat portugais réussit dans l’immédiat à être plus ouvertement menaçant — mieux armé — on ira vers une guerre civile, où les staliniens seront, au moins au début, avec Spínola — qui les liquidera ensuite. Dans le cas envisagé précédemment, vous devez donc être prêts à la clandestinité, ou à quitter le pays. Dans le cas d’une guerre civile, cela peut ressembler à l’Espagne, mais aussi au Chili (la guerre civile que l’on n’a pas voulu faire ; c’est-à-dire sanglante pour un seul camp). Heureusement, votre Kornilov doit créer moins d’illusions qu’Allende.

Si R[ibeiro de] M[ello] a enfin épuisé son édition du Spectacle, j’espère qu’il va avoir la finesse de republier ce livre sans tarder.

Si vous pouvez mettre la main sur des documents filmés actuellement (par les procédés  [Sous la forme de la «reprise»] de notre «Commission des fournitures» en Mai 68, ou bien en étant en contact avec des cameramen ou élèves d’une école de cinéma), ce serait très récieux pour un futur exposé cinématographique de ce moment.

Par ailleurs, et si vous avez le temps, on pourrait envisager de publier un livre aussi à Paris (récit et documents), car l’aspect le plus radical de la situation est et restera évidemment caché à l’étranger, surtout par la gauche. Puisque tu devais justement, cher Rayo, écrire un livre, ce pourrait être là un beau sujet.

J’attends de vous des nouvelles plus récentes sur tout ce qui arrive. Vive le Conselho para o desenvolvimento da revolução social ! Voilà le slogan pour la période présente, et le drapeau de «notre parti».

Amitiés à vous tous.

Glaucos

P.-S- : Dis de ma part à «Céleste» [Leonor, la «Celeste» de Lisbonne] que je n’oublie pas sa voix.



Lettre de Guy Debord à Eduardo Rothe

16 juillet 74

Cher Rayo,

Je n’ai plus eu de vos nouvelles depuis la lettre de Blondeau [Afonso Monteiro] du 26 juin. Mais on m’écrit de Florence qu’une lettre de toi, datée du 5 juillet, y est parvenue via Rome. Si tu penses quitter ce pays vers le début d’août, tu pourrais passer me voir à ce moment. J’aimerais bien discuter avec toi de la situation lusitanienne.

Je pense comme Blondeau à propos de l’alternative centrale qu’il énonce : je vous écrivais la même chose le même jour (j’espère que vous avez reçu cette mienne lettre du 26 juin). Mais j’aimerais connaître plus précisément vos analyses et pronostics sur le développement.

J’aimerais aussi recevoir plus de documents (et encore quelques exemplaires de vos deux premiers textes).

Maintenant, Spínola veut faire rentrer les choses dans l’ordre sans perdre plus de temps. En renvoyant le gouvernement, on blâme spectaculairement les valets socialo-communistes pour n’avoir pas assez bien fait leur travail de défense du vieux monde. Et pourtant la vérité est qu’ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient. Une autre fraction de la bourgeoisie, et des officiers (Vasco Gonçalvès) mesure mieux le danger, et constate qu’il n’y a pas de meilleurs défenseurs que ces faibles bureaucrates. En tout cas, c’est la fin de «la belle révolution», comme disait Marx à propos de la période février-mai 1848, la fin du moment où toutes les classes pouvaient croire, ou feindre de croire, qu’elles étaient d’accord, et contentes, simplement sur la joyeuse liquidation du salazarisme. Chaque programme de désarmement des masses va affronter les programmes rivaux pour le même but ; et surtout, le programme offensif des masses elles-mêmes.

Écrivez-moi. Amitiés à vous tous, et à «l’uomo di Pisa» [Eduardo Rothe].

Glaucos



(…) Je joins à cette lettre une affiche, devenue très populaire, faite par nos amis au Portugal. Peut-être y aura-t-il bientôt l’occasion d’éditer un livre sur cette crise, dont l’originalité et la gravité sont naturellement presque entièrement cachées par les mass media et les militants de la gauche concernée ? L’édition portugaise du Spectacle a été épuisée en quelques jours après la chute du salazarisme. (…)
Lettre de Guy Debord à Gérard Lebovici, 18 juillet 1974.



Lettre de Guy Debord à Eduardo Rothe

5 août 74

Cher Rayo,

Je reçois de Florence l’adresse où je t’écris maintenant — mais sans aucun commentaiire, et je savais auparavant que «l’uomo di Pisa» avait signalé de ne plus écrire chez Céleste.

Je m’inquiète de n’avoir plus de nouvelles de vous depuis longtemps. Les dernières communications qui me sont parvenues sont :
1) Ta lettre du 11 juin ;
2) La lettre de Blondeau du 26 juin ;
3) Une enveloppe contenant divers documents, expédiée le 15 juillet, mais sans lettre.

As-tu reçu ma lettre du 16 juillet ?

Je te proposais dans cette lettre, si tu passais par la France (et je dirai maintenant : avant le 20 août) de venir me voir à l’adresse que vous avez.

Réponds-moi par télégramme si tu viens ; et sinon essaie de m’envoyer des nouvelles aussi complètes que possible.

Amitiés,

Glaucos

P.-S. : Emploie mon nom, je suis connu dans le pays !



(…) Les Portugais continuent de m’envoyer des textes, qui ont l’air beaux, mais de plus en plus difficiles à traduire. C’est donc impossible de publier toute la série, et de plus ils pensent les réunir bientôt dans un livre. Eduardo estime que le choc devrait survenir à bref délai, l’accord des «capitaines» et des staliniens étant maintenant la force dominante officielle, et ne pouvant tolérer beaucoup plus la contestation qui se développe en «un millier de mai et une dizaine de Lip» — cette image chiffrée me donnant aussi à penser que les multiples foyers de révolution ne sont pas encore arrivés à s’unifier, tandis que nos ennemis savent le faire avec beaucoup d’audace et d’activité ! (…)
Lettre de Guy Debord à Jacques Le Glou, 9 août 1974.



(…) Je n’ai pas de récente nouvelle d’Eduardo — ou peut-être une lettre peu après ton départ ? Je reste découragé de répondre, d’abord par l’incroyable confusion des changements, ou plutôt des multiplications d’adresses auxquelles je pourrais peut-être écrire (à moins que la dernière ne soit seulement l’adresse où je pourrais écrire à Leonor, si j’avais quelque chose d’autre à lui dire — ce qui n’est pas le cas ?) ; ensuite par le caractère lyrique, et en tout cas très peu concret, des informations que les Portugais m’ont transmises sur ce qui se fait, et sur ce qui pourrait se faire.

En fin de compte, les journaux ont suffi pour m’apprendre que les staliniens ont grandement renforcé leur pouvoir à la fin de septembre. Si, au premier jour, en apprenant la totalité de l’événement survenu au 25 avril, il m’était facile de décrire ce qui se passerait forcément, ce à quoi tendraient probablement diverses forces, et enfin ce qui n’était pas impossible de plus grand — il est bien évident qu’après cinq mois d’un processus complexe, on est de plus en plus désarmé pour juger de loin ce qui est probable, lointain ou prochain ; à moins d’être en correspondance avec des gens qui vous feraient savoir à mesure ce qu’ils jugent les facteurs les plus importants, et comment le temps qui passe renforce ou contredit tels de leurs jugements précis. (…)
Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 8 octobre 1974.



(…) Toujours aucune nouvelle de Lisbonne.
Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 10 décembre 1974.



Publié dans Debordiana

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