Le monde appartient à ceux qui se soulèvent tôt

Publié le par la Rédaction

 

Que la sociologie prenne souvent parti pour le maintien de l'ordre, c'est un fait connu, mais il est plus inhabituel de voir un sociologue s'engager carrément du côté de la police. Tel est pourtant le cas de l'auteur d'un article intitulé Démasquer les méthodes du collectif de Tarnac publié le 7 mars sur Le Monde.fr.

 

Comme dans une garde à vue, M. Cibois feint de comprendre l'inverse de ce qu'ont écrit les «mis en examen de Tarnac» dans une tribune publiée dans Le Monde daté 24 février : «Il importe peu de savoir à qui, pour finir, on imputera les actes qui furent le prétexte de notre arrestation.» Tenir ces lignes pour un aveu, ou pire, pour la revendication des actes en question : il faut pour cela avoir l'âme d'un policier ou d'un juge d'instruction antiterroriste. Quiconque a un peu suivi l'affaire sait que les sabotages en question ont été revendiqués par un groupe allemand le jour même des faits, que le crochet est comme une signature des antinucléaires allemands, et que cette méthode ne comporte aucun danger pour la vie humaine. La dernière fois que la France a convoyé outre-Rhin des déchets nucléaires, il s'est trouvé quelque 50'000 personnes pour essayer de bloquer le convoi. Traiter de «terroristes» ceux qui s'opposent à l'empoisonnement du monde par le lobby nucléaire relève de la terreur d'État.

 

Si l'on s'en tient aux faits, cette affaire se réduit à la tentative désespérée d'attribuer à deux personnes un sabotage, celui de Dhuisy, en Seine-et-Marne. Ce sabotage n'a d'ailleurs arrêté aucun train. Il a endommagé huit petits bouts de plastique qui ont été changés en un tourne-main par la SNCF — ce qui a peut-être coûté deux ou trois mille euros, à mettre en balance avec les deux ou trois millions d'euros de frais engagés pour l'instruction de l'affaire. Cette disproportion entre les faits et la procédure est bien la preuve — l'une des preuves — du caractère politique de cette instruction.

 

Un sociologue n'est pas tenu d'être historien, c'est vrai, mais il y a des limites à l'ignorance. M. Cibois propose de déployer contre les gens de Tarnac les méthodes utilisées par l'État italien contre les Brigades rouges dans les années 1970. Il reprend même à son compte la métaphore répandue à l'époque : «Assécher la mer pour prendre le poisson.» Cette riche idée, dont la «démocratie» italienne ne s'est jamais relevée, a signifié : lois d'exception, torture, tirs à balles réelles sur des manifestants, rafles massives, assassinats ciblés. Francesco Cossiga, ministre de l'Intérieur de l'époque, a reconnu plus tard avoir mené une guerre. M. Cibois, partisan de «l'action collective non violente», propose donc de mener «dans une démocratie comme la France» une guerre du même genre. On reconnaît là une pensée que M. Cibois partage avec son collègue Alain Bauer, comme lui prêt à tout pour défendre «la société». Il est vrai que pour un sociologue, la société est en quelque sorte un gagne-pain.

 

«Il n'est pas possible, écrit M. Cibois, d'identifier la France avec la Tunisie de Ben Ali sous prétexte de persécutions policières.» En effet, l'empilement des lois sécuritaires depuis dix ans — avec, dernière en date, une Loppsi 2 digne de la présente démocratie chinoise — n'est pas le seul symptôme de la «Benalisation» du régime en France. Il faut y ajouter le placement de proches du président, voire de sa famille, à des postes-clefs de l'économie et des médias, le caractère tristement fantoche de l'opposition officielle, l'extension de la misère dans un corps social dont les «élites» se disputent les derniers morceaux de choix. Sans compter le chiffre annuel record des gardes à vue, les yeux crevés au flashball, les morts du taser, les étouffés dans les fourgons de police, les chauffards abattus aux barrages «en légitime défense». En attendant que M. Cibois et consorts aient fini de soupeser la légitimité de l'insurrection, soutenons, appuyons tous ceux qui sont entrés en lutte ouverte avec ce régime. Le monde appartient à ceux qui se soulèvent tôt.

 

Éric Hazan, éditeur 
Leur presse (LeMonde.fr), 23 mars 2011.

 


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