Le Congrès d'Alba

Publié le par la Rédaction

Intervention de Gil J Wolman, délégué de l’Internationale lettriste, au Congrès d’Alba, en septembre 1956

Camarades,

Les crises parallèles qui affectent actuellement tous les modes de la création artistique sont déterminées par un mouvement d’ensemble, et on ne peut parvenir à la résolution de ces crises que dans une perspective générale.

Le processus de négation et de destruction qui s’est manifesté, avec une vitesse croissante, contre toutes les conditions anciennes de l’activité artistique, est irréversible : il est la conséquence de l’apparition de possibilités supérieures d’action sur le monde.

L’existence de ces possibilités s’est reflétée, de diverses manières, depuis un siècle, dans les luttes politiques ou dans l’organisation technique de la vie quotidienne. Comme ces possibilités sont elles-mêmes en développement rapide, elles ont définitivement condamné le retour en arrière ou la continuation de l’ordre ancien dans toutes les disciplines intellectuelles. Mais leur développement présente, du fait des résistances économiques et sociales, de grandes inégalités d’un domaine à l’autre. Il est facile de concevoir, par exemple, que la physique nucléaire, parce que ses applications sont momentanément utiles à la classe dirigeante, va plus loin dans ses résultats que la recherche d’une pensée ou d’un mode de vie qui soient au niveau de toutes les possibilités actuelles, parce qu’une telle recherche est nuisible à cette classe dirigeante, et s’oppose ouvertement aux idéologies pourrissantes qu’elle maintient.

Cependant, quelque crédit que la bourgeoisie veuille aujourd’hui accorder à des tentatives artistiques fragmentaires, ou délibérément rétrogrades, la création ne peut être maintenant qu’une synthèse qui tende à la construction intégrale d’une atmosphère, d’un style de vie.

C’est à partir de ces considérations que nous sommes conduits à agir pour un urbanisme réellement moderne, dont jusqu’à présent seuls quelques précurseurs accidentels peuvent être reconnus.

On sait que les formes matérielles des sociétés, la structure des villes traduisent l’ordre des préoccupations qui sont propres à ces sociétés. Et si les temples ont été, plus que les lois écrites, le moyen de traduire la représentation du monde que peut former une collectivité historiquement définie, il reste à construire les monuments qui expriment, avec notre athéisme, les nouvelles valeurs d’un nouveau mode de vie, dont la victoire est certaine.

Il faut expérimenter, dans la mesure du possible, les cadres et les comportements d’une époque qui commence. Le néant de la littérature dite «prolétarienne» ne permet plus de douter des conséquences néfastes de la distinction — en elle-même des plus suspectes — entre un art engagé dans la propagande immédiate et un art tourné vers le renouvellement non immédiat des données de la vie. En réalité, ces deux aspects sont obligatoirement complémentaires, et il faut tenir pour réactionnaire toute exaltation exclusive d’un seul d’entre eux.

Un urbanisme unitaire — la synthèse, s’annexant arts et techniques, que nous réclamons — devra être édifié en fonction de certaines valeurs nouvelles de la vie, qu’il s’agit dès à présent de distinguer et de répandre.

Il faut bien comprendre que tout ce qui peut désormais s’entreprendre, dans l’urbanisme, dans l’architecture ou ailleurs, n’aura de prix que pour autant qu’on ait d’abord répondu à cette question du style de vie, et qu’on y ait répondu juste.

Ce n’est pas la peine d’aller chercher plus loin la condamnation de l’architecture de Firmin Le Corbusier, qui veut fonder une harmonie définitive à partir d’un style de vie chrétien et capitaliste, imprudemment considéré comme immuable.

Si l’on s’avise, par suite d’une analyse générale et démystifiée du mouvement des rapports sociaux, que la famille, sous la forme que nous lui connaissons, est heureusement destinée à disparaître à bref délai, on conçoit qu’il est malheureux, pour une architecture qui se veut tournée vers l’avenir, d’avoir attaché son sort à sa conservation.

C’est parce que Le Corbusier a fait de son œuvre une illustration et un puissant moyen d’action pour les pires forces oppressives, que cette œuvre — dont certains enseignements doivent cependant être intégrés dans la phase suivante — est promise à une faillite complète.

De ce style de vie à venir, dont il nous faut prévoir les conditions pour orienter le présent, on peut dire, sans rien avancer de trop précis, qu’il sera principalement déterminé, à l’inverse de l’actuel, par la liberté et les loisirs.

L’urbanisme expérimental que nous devons entreprendre doit déjà se situer dans cette direction. Il faut, écrit Asger Jorn, à la fin de son essai Imagine e forma, «découvrir de nouvelles jungles chaotiques par des expériences inutiles ou insensées». Et Marcel Mariën, dans le numéro 8 des Lèvres nues, annonce : «Au béton précontraint, l’on verra se substituer la rue tortueuse, le chemin creux, l’impasse. Le terrain vague fera l’objet d’études toutes particulières, et l’on instituera par exemple des concours destinés à la désignation des meilleurs projets.»

Nous ne devons pas nous opposer à ce que cet urbanisme soit qualifié de baroque, au moins dans ses premiers essais, puisqu’il sera entièrement tourné vers la vie, et opposé au classicisme fonctionnaliste. Mais il ne saurait demeurer baroque. Il dominera la vieille contradiction baroque-classique. L’urbanisme unitaire doit devenir, par tous les moyens, le cadre et l’occasion de jeux passionnants.

L’Internationale lettriste considère qu’il lui est possible de s’entendre avec d’autres tendances progressives sur un programme précis d’action commune pour l’architecture et l’urbanisme ; et que cette entente peut actuellement s’établir dans le Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste [Fondé en Suisse par Asger Jorn, le Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste (M.I.B.I., 1953-1957) se donne pour tâche «la constitution d’une organisation unie apte à promouvoir une attitude culturelle révolutionnaire intégrale» et oppose l’expérimentation artistique libre au fonctionnalisme et à l’industrial design prônés par le Nouveau Bauhaus d’Ulm (Hochschule sür Gestaltung), dirigé par l’architecte suisse Max Bill. En 1954, à la suite des Rencontres internationales de la céramique d’Albisola (Italie), le M.I.B.I. conclut que «l’artiste expérimental doit s’emparer de l’industrie, et la soumettre à ses fins non utilitaires. Le 29 septembre 1955, le Laboratoire expérimental du M.I.B.I. est fondé à Alba après la rencontre d’Asger Jorn avec Giuseppe Pinot Gallizio et Piero Simondo. Du 2 au 8 septembre 1956, le Laboratoire expérimental du M.I.B.I. organise à Alba le Premier Congrès mondial des artistes libres sur le thème «Les arts libres et les activités industrielles».], où les lettristes sont représentés depuis mai 1956.

Toutefois, l’Internationale lettriste souligne la nécessité de s’accorder concrètement sur un minimum de constatations positives ; de dénoncer sans équivoque les anciennes fins de l’art ou de l’écriture ; d’exclure radicalement les fractions arriérées.

À défaut, aucune action commune ne pourrait être maintenue.

[Cette intervention fut rédigée en août 1956 par Guy Debord. Retenu à Paris par les autorités militaires, il ne put se rendre en Italie et participer au congrès d’Alba. En tant que délégué, Gil J Wolman devait lire cette déclaration au nom de l’Internationale lettriste.]



Dalla Dichiarazione programmatica di G. Debord, delegato dell’Internazionale lettrista (Francia)

«… Il processo di negazione e distruzione che si è manifestato con rapidità crescente, di tutte le condizioni antiche dell’attività artistica, è irreversibile : esso è la conseguenza dell’apparizione di possibilità superiori di azione sul mondo. L’esistenza di queste possibilità si è riflessa, in diverse maniere, da un secolo a questa parte, nelle lotte politiche o nell’organizzazione tecnica della vita quotidiana. Essendo queste possibilità stesse in rapido sviluppo, esse hanno definitivamente condannato il ritorno indietro o la continuazione dell’antico ordine in tutte le discipline intellettuali.

Ma il loro sviluppo presenta, pel fatto di resistenze economiche e sociali, grandi disuguaglianze nei diversi ambiti…

… L’Internazionale lettrista ritiene che sia possibile per lei intendersi con altre tendenze progressive su un programma preciso di azione comune per l’architettura e l’urbanesimo…»

[Extrait de la déclaration programmatique de Guy Debord, délégué de l’Internationale lettriste (France), traduit en italien dans le programme du Congrès.]



Nous sommes abstraits de père en fils
[Giorgio Gallizio, mettant de l’ordre dans l’atelier de son père, a retrouvé ce tableau de Wolman, dont les dimensions sont de 70 × 60 cm. D’après lui, ce tableau aurait été peint lors du passage de Wolman à Alba au Congrès des artistes libres en septembre 1956.]



Résolution finale du Congrès

Les personnes soussignées, en leur nom propre et au nom des groupes qu’elles représentent, s’accordent actuellement sur les points suivants :

I – Nécessité d’une construction dynamique du cadre de la vie par un urbanisme unitaire qui doit utiliser l’ensemble des arts et des techniques modernes, tenus pour de simples moyens.

II – Caractère périmé d’avance de toute rénovation partielle apportée à un art dans ses limites traditionnelles. Ouverture d’une expérience illimitée dans les arts particuliers en rapport dialectique avec un emploi commun.

III – Reconnaissance d’une interdépendance essentielle entre l’urbanisme unitaire et un style de vie à venir, qui doit être dès à présent indiqué et défendu.

IV – Affirmation de ce style de vie dans la perspective d’une liberté réelle plus grande et d’une plus grande domination de la nature et de l’univers.

V – Décision de combattre l’urbanisme fonctionnaliste rétrograde, et d’expérimenter des constructions révolutionnaires et dynamiques.

VI – Unité d’action entre les signataires sur ce programme, par l’échange de publications et de courrier, la préparation d’entreprises collectives, le soutien réciproque dans les manifestations et polémiques qu’ils engagent, l’élaboration commune des formes nouvelles.

Approuvé : G.-E. Debord
[Préalablement rédigée et signée à Paris par Guy Debord, cette résolution finale, restée inédite, fut adoptée après quelques modifications, par les participants du Congrès d’Alba : Jacques Calonne, Constant, Giuseppe Gallizio, Asger Jorn, Jan Kotik, Pravoslav Rada, Piero Simondo, Ettore Sottsass Jr., Elena Verrone et Gil J Wolman. Le Congrès s’acheva par une exposition rétrospective de céramiques futuristes et d’œuvres réalisées par le Laboratoire expérimental du M.I.B.I.]



Lettre adressée à Marcel Mariën le 22 septembre 1956

Mon cher Mariën,

Excusez-moi d’avoir tardé à vous répondre.

on m’a saisi l’autre jour, à l’improviste, en m’apprenant que j’étais dans une situation militaire irrégulière, et qui frisait même l’insoumission. Je fus donc sapeur du Génie. J’usai immédiatement de divers troubles mentaux et physiques (il se trouve que je suis asthmatique) qui me firent placer en observation dans un hôpital militaire dont je n’ai pu sortir qu’hier, réformé définitif, après avoir passablement démoralisé l’armée. Pendant ce temps Wolman représentait la bande à un Congrès d’Urbanisme dont je vous joins, tardivement, le programme des réjouissances. Enrico Baj en est sorti exclu.

Pour la déclaration commune, si vous n’en voyez pas la nécessité, c’est donc qu’elle n’en a pas.

Nous avions parlé, à Bruxelles, de votre prochain séjour à Paris. Je suis maintenant en mesure de vous loger, assez inconfortablement il est vrai. J’espère que vous pourrez faire bientôt le voyage.

Cordialement,

G.-E. Debord



La plate-forme d’Alba

Du 2 au 8 septembre, s’est tenu en Italie, dans la ville d’Alba, un Congrès convoqué par Asger Jorn et Giuseppe Gallizio au nom du Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste, rassemblement dont les vues s’accordent avec le programme de l’Internationale lettriste relatif à l’urbanisme et aux usages que l’on peut en faire (cf. Potlatch, no 26).

Les représentants de fractions avant-gardistes de huit nations (Algérie, Belgique, Danemark, France, Grande-Bretagne, Hollande, Italie, Tchécoslovaquie) se rencontrèrent là pour jeter les bases d’une organisation unie. Ces travaux furent menés à toutes leurs conséquences.

Christian Dotremont [Christian Dotremont (1922-1979) avait fondé le groupe surréaliste révolutionnaire (1947) qui donna naissance au groupe d’avant-garde danois, belge et hollandais Cobra (1948-1951)], dont certains avaient annoncé la venue au Congrès parmi la délégation belge, mais qui a depuis quelque temps déjà rejoint la rédaction de la Nouvelle-nouvelle Revue Française, s’abstint de paraître dans une assemblée où sa présence eût été inacceptable pour la majorité.

Enrico Baj, représentant du «mouvement d’art nucléaire», dut se retirer dès le premier jour ; et le Congrès consacra la rupture avec les nucléaires en publiant l’avertissement suivant : «Acculé devant des faits précis, Baj a quitté le Congrès. Il n’a pas emporté la caisse.»

Dans le même temps, l’entrée en Italie de nos camarades tchécoslovaques Pravoslav Rada et Kotik était empêchée par le gouvernement italien qui, malgré les protestations élevées à ce propos, ne leur accorda le visa pour passer son rideau de fer national qu’à la fin du Congrès d’Alba.

L’intervention de Wolman, délégué de l’Internationale lettriste, devait souligner particulièrement la nécessité d’une plate-forme commune définissant la totalité de l’expérience en cours :
«Camarades, les crises parallèles qui affectent actuellement tous les modes de la création artistique sont déterminées par un mouvement d’ensemble, et on ne peut parvenir à la résolution de ces crises que dans une perspective générale. Le processus de négation et de destruction qui s’est manifesté, avec une vitesse croissante, contre toutes les conditions anciennes de l’activité artistique, est irréversible : il est la conséquence de l’apparition de possibilités supérieures d’action sur le monde…
… quelque crédit que la bourgeoisie veuille aujourd’hui accorder à des tentatives artistiques fragmentaires, ou délibérément rétrogrades, la création ne peut être maintenant qu’une synthèse qui tende à la construction intégrale d’une atmosphère, d’un style de la vie… Un urbanisme unitaire — la synthèse, s’annexant arts et techniques, que nous réclamons — devra être édifié en fonction de certaines valeurs nouvelles de la vie, qu’il s’agit dès à présent de distinguer et de répandre…»

La résolution finale du Congrès traduisit un accord profond, sous forme d’une déclaration en six points proclamant la «nécessité d’une construction intégrale du cadre de la vie par un urbanisme unitaire qui doit utiliser l’ensemble des arts et des techniques modernes» ; le «caractère périmé d’avance de toute rénovation apportée à un art dans ses limites traditionnelles» ; la «reconnaissance d’une interdépendance essentielle entre l’urbanisme unitaire et un style de vie à venir…» qu’il faut situer «dans la perspective d’une liberté réelle plus grande et d’une plus grande domination de la nature» ; enfin l’«unité d’action entre les signataires sur ce programme…» (le sixième point énumérant en outre les diverses modalités d’un soutien réciproque).

Outre cette résolution finale, approuvée par : J. Calonne, Constant, G. Gallizio, A. Jorn, Kotik, Rada, Piero Simondo, E. Sottsass Jr., Elena Verrone, Wolman — le Congrès se prononça à l’unanimité contre toute relation avec les participants du Festival de la Cité Radieuse, à la suite du boycott déclenché le mois précédent.

À l’issue des travaux du Congrès, Gil J Wolman fut adjoint aux responsables de la rédaction d’Eristica, bulletin d’information du Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste [Eristica a eu deux numéros : le premier, Immagine e forma (Image et forme) d’Asger Jorn, fut édité à Milan en 1954 ; le second, avec le texte de Jorn Forma e struttura (Forme et structure), a paru à Alba en juillet 1956] et Asger Jorn placé au comité directeur de l’Internationale lettriste.

Le congrès d’Alba marquera sans doute une des difficiles étapes, dans le secteur de la lutte pour une nouvelle sensibilité et pour une nouvelle culture, de ce renouveau révolutionnaire général qui caractérise l’année 1956, et qui apparaît dans les premiers résultats politiques de la pression des masses en U.R.S.S., en Pologne et en Hongrie (bien qu’ici, dans une périlleuse confusion, le retour des vieux mots d’ordre pourris du nationalisme clérical procède de l’erreur mortelle que fut l’interdiction d’une opposition marxiste), comme dans les succès de l’insurrection algérienne et dans les grandes grèves d’Espagne. L’avenir prochain de ces développements permet les plus grands espoirs.

[D’abord édité en tract, le texte paraît dans Potlatch no 27 (2 novembre 1956) augmenté du dernier paragraphe.]

Publié dans Debordiana

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