La Véritable Scission dans l’Internationale
«Un parti se prouve comme le parti vainqueur seulement parce qu’il se scinde à son tour en deux partis. En effet, il montre par là qu’il possède en lui-même le principe qu’il combattait auparavant et a supprimé l’unilatéralité avec laquelle il entrait d’abord en scène. L’intérêt qui se morcelait en premier lieu entre lui et l’autre s’adresse maintenant entièrement à lui, et oublie l’autre, puisque cet intérêt trouve en lui seul l’opposition qui l’absorbait. Cependant en même temps l’opposition a été élevée dans l’élément supérieur victorieux et s’y présente sous une forme clarifiée. De cette façon, le schisme naissant dans un parti, qui semble une infortune, manifeste plutôt sa fortune.»
Hegel, Phénoménologie de l’esprit.
Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps
L’Internationale situationniste s’est imposée dans un moment de l’histoire universelle comme la pensée de l’effondrement d’un monde ; effondrement qui a maintenant commencé sous nos yeux.
Le ministre de l’Intérieur en France et les anarchistes fédérés d’Italie en ressentent la même colère : jamais projet si extrémiste, se déclarant dans une époque qui paraissait lui être si hostile, n’avait affirmé en si peu de temps son hégémonie dans la lutte des idées, produits de l’histoire des luttes de classes. La théorie, le style, l’exemple de l’I.S. sont adoptés aujourd’hui par des milliers de révolutionnaires dans les principaux pays avancés mais, bien plus profondément, c’est l’ensemble de la société moderne qui paraît s’être convaincue de la vérité des perspectives situationnistes, soit pour les réaliser, soit pour les combattre. Livres et textes de l’I.S. sont partout traduits et commentés. Ses exigences sont affichées dans les usines de Milan comme dans l’université de Coimbra. Ses principales thèses, de la Californie à la Calabre, d’Écosse en Espagne, de Belfast à Leningrad, s’infiltrent dans la clandestinité ou sont proclamées dans des luttes ouvertes. Les intellectuels soumis qui sont actuellement au début de leur carrière se voient de leur côté obligés de se déguiser en situationnistes modérés ou demi-situationnistes, rien que pour démontrer qu’ils sont aptes à comprendre le dernier moment du système qui les emploie. Si l’on peut dénoncer partout l’influence diffuse de l’I.S., c’est parce que l’I.S. n’est elle-même que l’expression concentrée d’une subversion historique qui est partout.
Ce que l’on appelle «les idées situationnistes» ne sont rien d’autre que les premières idées de la période de réapparition du mouvement révolutionnaire moderne. Ce qui, en elles, est radicalement nouveau correspond précisément aux caractères nouveaux de la société de classes, au développement réel de ses réussites passagères, de ses contradictions, de son oppression. Pour tout le reste, c’est évident la penée révolutionnaire née dans les deux derniers siècles, la pensée de l’histoire, revenue dans les conditions présentes, comme chez elle ; non pas «révisée» à partir de ses propres positions anciennes léguées comme un problème aux idéologues, mais transformée par l’histoire actuelle. L’I.S. a réussi simplement en ceci qu’elle a exprimé «le mouvement réel qui supprime les conditions existantes» et qu’elle a su l’exprimer : c’est-à-dire qu’elle a su commencer à faire entendre à la partie subjectivement négative du processus, à son «mauvais côté», sa propre théorie inconnue [«Chotard ! Comprends-tu maintenant que tu es un con et un nabot de politique ? (…) Comprendras-tu qu’il n’y a de théorie et de pratique que du prolétariat lui-même ; qu’une théorie est situationniste dans la mesure où des situationnistes en exposent les moments et les données ? (…) Ceux qui pensent que la théorie est un assemblage de concepts, les leurs, ne peuvent que s’opposer aux “concepts” des autres. Leur propagande et leur mensonge réussiraient-ils sur les masses, ils se demanderaient toujours comment un tel phénomène a pu se produire. Ils ne sauraient jamais à qui attribuer leur succès, ni même ce qu’est ce succès. (…) Nul ne s’étonnera que le prolétariat réalise la théorie si cela veut dire pour lui transformer le monde, et le savoir. Chotard ne s’en étonnera pas sans doute, à la limite. Mais ce qui l’effraye, c’est que le prolétariat réalise la théorie situationniste, et non la sienne.» — Juvénal Quillet et Schumacher, Histoire du Conseil de Nantes (Nantes, juin 1970).], celle que ce côté de la pratique sociale crée, et que d’abord il ne connaît pas. Finalement, il ne s’agit donc pas d’une théorie de l’I.S., mais de la théorie du prolétariat.
Chaque moment de ce processus historique de la société moderne qui accomplit et abolit le monde de la marchandise, et qui contient aussi le moment anti-historique de la société constituée en spectacle, a conduit l’I.S. à être tout ce qu’elle pouvait être. Dans ce que devient la pratique sociale, dans le moment qui se manifeste maintenant comme une nouvelle époque, l’I.S. doit reconnaître toujours plus sa vérité ; savoir ce qu’elle a voulu et ce qu’elle a fait, et comment elle l’a fait.
L’I.S. n’a pas seulement vu venir la subversion prolétarienne moderne ; elle est venue avec elle. Elle ne l’a pas annoncée comme un phénomène extérieur, par l’extrapolation glacée du calcul scientifique : elle était allée à sa rencontre. Nous n’avons pas mis «dans toutes les têtes» nos idées, par une influence étrangère, comme seul peut le faire, sans succès durable, le spectacle bourgeois ou bureaucratique-totalitaire. Nous avons dit les idées qui étaient forcément déjà dans ces têtes prolétariennes, et en les disant nous avons contribué à rendre actives de telles idées, ainsi qu’à rendre la critique en actes plus théoricienne, et décidée à faire du temps son temps. Ce qui d’abord est censuré dans l’esprit des gens est naturellement aussi censuré par le spectacle, quand cela a pu en venir à s’exprimer socialement. Cette censure s’exerce encore assurément aujourd’hui sur la presque totalité du projet révolutionnaire et du désir révolutionnaire dans les masses. Mais déjà la théorie et la critique en actes ont créé une inoubliable brèche dans la censure spectaculaire. Le refoulé de la critique prolétarienne est venu au jour ; il a acquis une mémoire et un langage. Il a entrepris le jugement du monde et, les conditions dominantes n’ayant rien pour plaider leur cause, la sentence ne pose que le problème qu’elle peut résoudre : celui de son exécution.
Comme il était advenu en général dans les moments pré-révolutionnaires des temps modernes, l’I.S. a proclamé ouvertement ses buts, et presque tous ont voulu croire que c’était une plaisanterie. Le silence entretenu à ce propos par les spécialistes de l’observation sociale et les idéologues de l’aliénation ouvrière pendant une dizaine d’années — période fort courte à l’échelle de tels événements —, quoique troublé vers la fin par le retentissement de quelques scandales, considérés à tort comme périphériques et sans lendemain, n’avait pas préparé la fausse conscience de l’intelligentsia soumise à prévoir ni à comprendre ce qui a éclaté en France en mai 1968, et depuis n’a fait que s’approfondir et s’étendre [«Au début de l’année 1968, un critique traitant de la théorie situationniste, évoquait, en se moquant, une “petite lueur qui se promène vaguement de Copenhague à New York”. Hélas, la petite lueur est devenue, la même année, un incendie, qui a surgi dans toutes les citadelles du vieux monde (…) Les situationnistes ont dégagé la théorie du mouvement souterrain qui travaille l’époque moderne. Alors que les pseudo-héritiers du marxisme oubliaient, dans un monde bouffi de positivité, la part du négatif, et du même coup mettaient la dialectique chez l’antiquaire, les situationnistes annonçaient la résurgence de ce même négatif et discernaient la réalité de cette même dialectique, dont ils retrouvaient le langage, “le style insurrectionnel” (Debord).» — François Bott, «Les situationnistes et l’économie cannibale» (Les Temps modernes, nos 299-300, juin 1971).]. C’est alors que la démonstration apportée par l’histoire, et non certes l’éloquence situationniste, a renversé, sur ce point et bien d’autres, les conditions d’ignorance et de sécurité factice entretenues par l’organisation spectaculaire des apparences. On ne peut prouver dialectiquement que l’on a raison d’aucune autre manière qu’en se manifestant dans le moment de la raison dialectique. Le mouvement des occupations, de même qu’il a levé aussitôt ses partisans dans les usines de tous les pays, est sur l’instant apparu aux maîtres de la société et à leurs exécutants intellectuels comme aussi incompréhensible que terrifiant. Les classes propriétaires en tremblent encore, mais le comprennent mieux. À la conscience obscurcie des spécialistes du pouvoir, cette crise révolutionnaire s’est d’emblée présentée seulement sous la figure de la pure négation sans pensée. Le projet qu’elle énonçait, le langage qu’elle tenait n’étaient pas traduisibles pour eux, les gérants de la pensée sans négation, appauvrie à la dernière extrémité par plusieurs décennies de monologue machinal ; où l’insuffisance s’en impose à elle-même en tant que nec plus ultra ; où le mensonge en est venu à ne plus croire qu’en lui-même. À qui règne par le spectacle et dans le spectacle, c’est-à-dire avec la puissance pratique du mode de production qui «s’est détachée d’elle-même, et s’est édifié un empire indépendant dans le spectacle», le mouvement réel qui est resté extérieur au spectacle, et qui pour la première fois vient l’interrompre, se présente comme l’irréalité même, réalisée. Mais ce qui a parlé si haut en France à ce moment n’était que ce même mouvement révolutionnaire qui avait commencé à se manifester sourdement partout ailleurs. La branche française de la Sainte-Alliance des possesseurs de la société a vu d’abord dans ce cauchemar sa mort imminente ; ensuite elle s’est crue définitivement sauvée ; puis elle est revenue de ces deux erreurs [«Prise de conscience (et de parole) qui prend sa source dans les activités intellectuelles (et pratiques aussi) d’une minorité de contestataires insolents mais lucides : l’Internationale situationniste. Or, par un paradoxe apparent dont l’histoire a le secret, pendant dix ans et des poussières, l’I.S. est restée pratiquement inconnue dans notre pays. Voilà qui pourrait justifier cette réflexion de Hegel : “Toutes les révolutions importantes et qui sautent aux yeux doivent être précédées dans l’esprit de l’époque d’une révolution secrète, qui n’est pas visible pour tous, et encore moins observable par les contemporains et qu’il est aussi difficile d’exprimer par des mots que de comprendre.”» — Pierre Hahn, «Les situationnistes» (Le Nouveau Planète, no 22, mai 1971.)]. Pour elle comme pour ses associés, un autre temps a commencé. On y découvre que le mouvement des occupations avait malheureusement quelques idées, et que c’étaient des idées situationnistes : ceux même qui les ignorent semblent déterminer leurs positions à partir d’elles. Les exploiteurs comptent bien encore les contenir, mais désespèrent de les oublier.
Le mouvement des occupations a été l’ébauche d’une révolution «situationniste», mais il n’en a été que l’ébauche, et en tant que pratique d’une révolution, et en tant que conscience situationniste de l’histoire. C’est à ce moment qu’une génération, internationalement, a commencé à être situationniste.
La nouvelle époque est profondément révolutionnaire, et elle sait qu’elle l’est. À tous les niveaux de la société mondiale, on ne peut plus et on ne veut plus continuer comme avant. En haut, on ne peut plus gérer paisiblement le cours des choses, parce que l’on y découvre que les prémices du dépassement de l’économie ne sont pas seulement mûres : elles ont commencé à pourrir. À la base, on ne veut plus subir ce qui advient, et c’est l’exigence de la vie qui est à présent devenue un programme révolutionnaire. La résolution de faire soi-même son histoire, voilà le secret de toutes les «sauvages» et «incompréhensibles» négations qui bafouent l’ordre ancien.
Le monde de la marchandise, qui était essentiellement inhabitable, l’est devenu visiblement. Cette connaissance est produite par deux mouvements qui réagissent l’un sur l’autre. D’une part le prolétariat veut posséder toute sa vie, et la posséder comme vie, comme la totalité de sa réalisation possible. D’autre part la science dominante, la science de la domination, calcule désormais avec exactitude la croissance toujours accélérée des contradictions internes qui suppriment les conditions générales de survie dans la société de la dépossession.
Les symptômes de la crise révolutionnaire s’accumulent par milliers, et ils sont d’une telle gravité que le spectacle est maintenant obligé de parler de sa propre ruine. Son faux langage évoque ses ennemis réels et son désastre réel [«La Société du spectacle (…) a nourri les discussions de toute l’ultra-gauche depuis sa publication en 1967. Cet ouvrage qui prédisait Mai 1968, est considéré par certains comme Le Capital de la nouvelle génération.» — Le Nouvel Observateur, 8 novembre 1971.].
Le langage du pouvoir est devenu furieusement réformiste. Il ne montrait que le bonheur partout en vitrine et partout vendu au meilleur prix ; il dénonce les défauts omniprésents de son système. Les possesseurs de la société ont soudain découvert que tout y est à changer sans délai, l’enseignement comme l’urbanisme, la manière dont est vécu le travail aussi bien que les orientations de la technologie. Bref, ce monde a perdu la confiance de tous ses gouvernements ; ils se proposent donc de le dissoudre et d’en constituer un autre. Ils font seulement observer qu’ils sont plus qualifiés que les révolutionnaires pour entreprendre un bouleversement qui exige tant d’expérience et de si grands moyens ; que justement ils détiennent et dont ils ont l’habitude. Voilà donc, le cœur sur la main, les ordinateurs qui prennent l’engagement de programmer le qualitatif, et les managers de la pollution qui se donnent pour première tâche de conduire la lutte contre leur propre pollution. Mais le capitalisme moderne se présentait déjà antérieurement, face aux échecs anciens de la révolution, comme un réformisme qui avait réussi. Il se flattait d’avoir fait cette liberté et ce bonheur de la marchandise. Il devait un jour achever de délivrer ses esclaves salariés, sinon du salariat, au moins des abondants résidus de privations et inégalités excessives héritées de sa période de formation — ou plus exactement de celles de ces privations qu’il jugeait lui-même devoir reconnaître en tant que telles. Il promet aujourd’hui de les délivrer, en plus, de tous les périls et déplaisirs nouveaux qu’il est précisément en train de produire massivement, comme caractéristique essentielle de la marchandise la plus moderne prise dans son ensemble ; et c’est la même production en expansion, tant vantée jusqu’ici comme le correctif dernier de tout, qui va devoir se corriger elle-même, toujours sous le contrôle exclusif des mêmes patrons. La déconfiture du vieux monde apparaît pleinement dans ce ridicule langage de la domination décomposée [«Ce qui me frappe dans la publicité d’aujourd’hui, c’est à quel point le langage qu’elle utilise est dépassé. Il date d’avant la grande cassure qui depuis 1968, plus ou moins dissimulé sous les ronces, traverse en zig-zag la société. (…) Il faut que la publicité intègre les problèmes de civilisation si elle veut être vraiment rentable, c’est-à-dire ne pas se contenter de vendre à court terme, mais, à moyen et à long terme, fortifier le consommateur. (…) Les enquêtes de motivation — j’ai été le premier à les introduire en France — nous ont donné les moyens d’une solide connaissance du cnsommateur ; mais elles ne sont utilisées en général que pour construire un discours qui est encore à sens unique. La publicité de demain sera obligée d’entrer dans la voie de la véritable communication, où chacun des deux interlocuteurs reçoit l’influence de l’autre et en tient compte, dans un dialogue à armes autant que possible égales.» — Marcel Bleustein-Blanchet (Le Monde, 9 décembre 1971).].
Les mœurs s’améliorent. Le sens des mots y participe. Partout le respect de l’aliénation s’est perdu. La jeunesse, les ouvriers, les gens de couleur, les homosexuels, les femmes et les enfants s’avisent de vouloir tout ce qui leur était défendu ; en même temps qu’ils refusent la majeure partie des misérables résultats que l’ancienne organisation de la société de classes permettait d’obtenir et de supporter. Ils ne veulent plus de chefs, plus de famille, plus d’État. Ils critiquent l’architecture et ils apprennent à se parler. Et en se dressant contre cent oppressions particulières, ils contestent en fait le travail aliéné. Ce qui vient maintenant à l’ordre du jour, c’est l’abolition du salariat. Chaque lieu d’un espace social qui est de plus en plus directement façonné par la production aliénée et ses planificateurs devient donc un nouveau terrain de lutte, de l’école primaire aux transports en commun, jusqu’aux asiles psychiatriques et aux prisons. Toutes les Églises se décomposent. Sur la vieille tragédie de l’expropriation des révolutions ouvrières par la classe bureaucratique, qui s’est rejouée dans les vingt années précédentes en simple comédie exotique, le rideau tombe dans un éclat de rire général. Les pitres font leurs adieux dans leur style. Castro est devenu réformiste au Chili, tout en mettant en scène chez lui la parodie des procès de Moscou, après avoir en 1968 condamné le mouvement des occupations et la révolte mexicaine, mais hautement approuvé l’action des tanks russes à Prague ; le burlesque gang bicéphale de Mao et de Lin Piao, au moment même où ses derniers fidèles spectateurs occidentaux, bourgeois et gauchistes, signalaient enfin le parachèvement de son triomphe dans la longue lutte qui divise les exploiteurs de la Chine [«Ce sont déjà les Seigneurs de la Guerre qui reparaissent sous l’uniforme de généraux “communistes” indépendants, traitant directement avec le pouvoir central, et menant leur propre politique, particulièrement dans les régions périphériques. (…) C’est la dislocation mondiale de l’Internationale bureaucratique qui se reproduit en ce moment à l’échelle chinoise, dans la fragmentation du pouvoir en provinces indépendantes. (…) Le Mandat du Ciel prolétarien est épuisé.» — Internationale situationniste (no 11, octobre 1967).], retombe dans le désordre terroriste de cette bureaucratie cassée en morceaux (il ne s’agissait nullement de traiter ou de refuser de traiter avec les États-Unis, mais seulement de savoir qui recevrait à Pékin Nixon, et ses secours). Si l’humanité peut ainsi se séparer joyeusement de son passé, c’est parce que le sérieux est revenu dans le monde avec l’histoire elle-même, qui le réunifie dans sa vérité. Sans doute la crise de la bureaucratie totalitaire, en tant que partie de la crise générale du capitalisme, revêt-elle des caractères qui lui sont spécifiques, tant par les modes socio-juridiques particuliers d’appropriation de la société par la bureaucratie constituée en classe qu’en raison de son évident retard dans le développement de la production des marchandises. La bureaucratie tient sa place dans la crise de la société moderne principalement du fait que c’est également le prolétariat qui va l’abattre. La menace de la révolution prolétarienne, qui depuis trois ans en Italie domine toute la politique de la bourgeoisie et du stalinisme, et entraîne l’association ouverte de leurs intérêts communs, pèse au même moment sur la bureaucratie dite soviétique ; retarder l’heure du soulèvement des ouvriers de Russie est le seul véritable souci de sa stratégie mondiale — qui redoutait tout du processus tchécoslovaque et rien de l’indépendance de la bureaucratie roumaine —, comme de ses policiers et de ses psychiatres. Déjà, au long des côtes de la Baltique, les marins et les dockers ont recommencé à se communiquer leurs expériences et leur projet. En Pologne, par la grève insurrectionnelle de décembre 1970, les ouvriers ont réussi à ébranler la bureaucratie et à réduire encore la marge de manœuvre de ses économistes : l’augmentation des prix a été retirée, les salaires ont augmenté, le gouvernement est tombé, l’agitation est restée [«Camarades, juste une remarque. J’espère que le camarade Gierek nous annonce vraiment un renouveau. Dans ce cas il faut le soutenir. Comment ? En parlant. Car notre seule arme est de dire la vérité. Les mensonges ne nous servent à rien. Il faut continuer à orienter la discussion dans cette direction. Les travailleurs savent bien que deux courants se sont formés dans nos classes dirigeantes. Toutes les deux se bouffent le nez. Si le courant qui menait l’ancienne politique regagne du terrain, alors, nous qui avons fait la grève, nous iront tous en taule.» / «Je voudrais répondre au camarade Gierek quand il dit que nous devons économiser l’argent, que l’argent chez nous est précieux. Nous en sommes conscients. C’est notre sang à nous qui est là-dedans. Mais nous pouvons tirer de l’argent de ceux qui vivent trop bien. Camarades, je dirai tout net : notre société se divise en classes.» — Interventions de deux délégués de départements des chantiers navals «A. Warski» à Szczecin, le 24 janvier 1971 (publiées dans Gierek face aux grévistes de Szczecin, Éditions S.E.L.I.O., Paris, 1971).]. Mais la société américaine se décompose tout aussi bien, jusque dans son armée au Vietnam, devenue «l’armée de la drogue», qu’il faut retirer parce que ses soldats ne veulent plus se battre ; et ils se battront aux États-Unis. Les grèves sauvages passent à travers l’Europe, de Suède en Espagne, et ce sont maintenant les chefs d’industrie ou leurs journaux qui font la leçon aux ouvriers pour tenter de les persuader de l’utilité du syndicalisme. Dans ces «bacchanales de la vérité où personne ne reste sobre», la révolution prolétarienne britannique ne manquera pas cette fois au rendez-vous : elle pourra s’abreuver à la source de la guerre civile qui dès à présent marque le retour de la question irlandaise.
Chez les exploiteurs, et chez beaucoup de leurs victimes qui ont définitivement renoncé à leur propre vie en donnant à l’ordre régnant un acquiescement névrotique, le déclin et la chute de cet ordre sont ressentis dans l’angoisse et la fureur. Ces émotions se traduisent au premier plan par une peur et une haine de la jeunesse, qui poussées à une telle dimension n’ont pas de précédent. Mais au fond, ils n’ont peur que de la révolution. Ce n’est pas la jeunesse, en tant qu’état passager, qui menace l’ordre social ; c’est la critique révolutionnaire moderne, en actes et en théorie, qui s’amplifie chaque année, à partir d’un point de départ historique que nous venons de vivre. Elle commence dans la jeunesse d’un moment, mais elle ne vieillira pas. Le phénomène n’est en rien cyclique ; il est cumulatif. La jeunesse récemment n’effrayait personne, quand son agitation paraissait encore limitée au milieu étudiant ; et c’est là en effet que se recrute le gauchisme néo-bureaucratique, qui n’est que la nursery du vieux monde, où l’on se déguise avec la panoplie de quelques héros-pères, qui comptent en fait parmi les fondateurs de la société existante. La jeunesse est devenue redoutable quand on a constaté que la subversion avait gagné la masse des jeunes travailleurs ; et que l’idéologie hiérarchique du gauchisme ne la récupérerait pas. C’est cette jeunesse que l’on met en prison ; et qui se révolte dans les prisons. C’est un fait que la jeunesse, quoiqu’il lui reste beaucoup à comprendre et à inventer, et qu’elle conserve, surtout parmi les différentes sortes d’apprentis révolutionnaires-professionnels, nombre d’arriérations, n’a jamais été si intelligente, ni si résolue à détruire la société établie (la poésie qui est dans l’I.S. peut être lue maintenant par une jeune fille de quatorze ans, sur ce point le souhait de Lautréamont est comblé). Ceux qui répriment la jeunesse veulent en réalité se défendre contre la subversion prolétarienne à laquelle elle s’identifie largement, et qu’ils y identifient plus encore ; et ceux-là mêmes qui font cet amalgame sentent combien il les condamne. La panique devant la jeunesse, que l’on veut masquer sous tant d’analyses ineptes et d’exhortations pompeuses, est fondée sur ce simple calcul : d’ici douze à quinze ans seulement, les jeunes seront adultes, les adultes seront vieux, les vieux seront morts. Les responsables de la classe au pouvoir ont donc absolument besoin de renverser en peu d’années la baisse tendancielle de leur taux de contrôle sur la société ; et ils ont tout lieu de croire qu’ils ne la renverseront pas.
Tandis que le monde de la marchandise est contesté par les prolétaires à un degré de profondeur que leur critique n’avait jamais atteint, et qui est justement le seul qui convenait à leurs fins — une critique de la totalité —, le fonctionnement du système économique est lui-même entré, de son propre mouvement, dans la voie de l’auto-destruction. La crise de l’économie, c’est-à-dire du phénomène économique tout entier, crise de plus en plus patente dans les récentes décennies, vient de franchir un seuil qualitatif. Même l’ancienne forme de la simple crise économique, que le système avait réussi à surmonter, on sait comment, pendant la même période, reparaît comme une possibilité de l’avenir proche. Ceci est l’effet d’un double processus. D’une part les prolétaires, pas seulement en Pologne, mais aussi bien en Angleterre [«Il est clair que les mineurs ont remporté une victoire presque totale. (…) Opérant tout juste dans les limites légales, les grévistes réussirent à bloquer les livraisons du charbon déjà sorti des mines, ainsi que celles des combustibles de remplacement destinés aux centrales thermiques. (…) Les augmentations de salaires accordées varient de 15 à 31% et sont donc bien supérieures au plafond de 8% que le gouvernement avait réussi à imposer aux revendications salariales des secteurs public et privé. (…) Bref, le règlement ne devrait pas avoir valeur de précédent dont d’autres catégories de travailleurs pourraient se prévaloir. Ainsi le gouvernement espère tout de même sauver sa politique des salaires, mais les observateurs qualifiés de la scène économique voient mal comment M. Heath pourra maintenant résister aux cheminots, aux conducteurs d’autobus, aux enseignants, aux infirmières, dont les revendications sont de l’ordre de 15 à 20% et parfois davantage.» — Le Monde, 20-21 février 1972.] ou en Italie, sous la figure des ouvriers qui échappent à l’encadrement syndical, imposent des revendications de salaire et des conditions de travail qui déjà perturbent gravement les prévisions et les décisions des économistes étatiques qui gèrent la bonne marche du capitalisme concentré. Le refus de l’actuelle organisation du travail dans l’usine est déjà un refus direct de la société qui se fonde sur cette organisation, et dans ce sens quelques grèves italiennes ont éclaté le lendemin même du jour où les patrons avaient accepté toutes les revendications précédentes. Mais la simple revendication salariale, quand elle est assez fréquemment renouvelée et chaque fois qu’elle fixe un pourcentage d’augmentation suffisamment élevé, montre clairement que les travailleurs prennent conscience de leur misère et de leur aliénation sur l’ensemble de leur existence sociale, qu’aucun salaire ne pourra jamais compenser. Par exemple, le capitalisme ayant ordonné à son gré l’habitat extra-urbain des travailleurs, ceux-ci seront bientôt portés à exiger que leurs pénibles heures de transport quotidien leur soient payées pour ce qu’elles sont en fait : un véritable temps de travail. Dans toutes ces luttes qui reconnaissent encore le salariat, le syndicalisme doit être lui-même encore accepté dans son principe ; cependant il n’est accepté qu’en tant que forme apparemment mal adaptée, et perpétuellement débordée. Mais les syndicats ne peuvent durer indéfiniment dans une telle conjoncture socio-politique ; et ils sentent qu’ils s’usent. Dans les discours des ministres bourgeois et des bureaucrates staliniens, la même peur retrouve les mêmes mots : «Je pose la question : est-ce qu’on va recommencer de nouveau comme en 1968 ? Je réponds : non, cela ne doit pas recommencer.» (Déclaration de Georges Marchais à Strasbourg, le 25 février 1972.) D’autre part, les prolétaires de la société de l’abondance marchande, sous la figure des consommateurs qui se dégoûtent des pauvres «biens semi-durables» dont ils ont été longuement saturés, créent de menaçantes difficultés pour l’écoulement de la production. De sorte que le seul but avoué du développement actuel de l’économie, et qui est effectivement la seule condition de la survie de tous dans le cadre du système reposant sur le travail-marchandise, la création de nouveaux emplois, se ramène à cette entreprise de créer des emplois que les travailleurs ne veulent plus assumer ; afin de produire cette partie croissante des biens qu’ils ne veulent plus acheter. Mais c’est à un niveau beaucoup plus profond qu’il faut comprendre que l’économie marchande, avec cette technologie précise dont le développement est inséparable du sien, est entrée en agonie. L’apparition récente dans le spectacle d’un flot de discours moralisateurs et promesses de remèdes de détail à propos de ce que les gouvernements et leurs mass media appellent la pollution, à la fois veut dissimuler et doit révéler cette évidence : le capitalisme a enfin apporté la preuve qu’il ne peut plus développer les forces productives. Ce n’est pas quantitativement, comme beaucoup avaient cru devoir le comprendre, qu’il se sera montré incapable de poursuivre ce développement, mais bien qualitativement. Cependant ici la qualité n’est en rien une exigence esthétique ou philosophique : c’est une question historique par excellence, celle des possibilités mêmes de la continuation de la vie de l’espèce. Le mot de Marx : «Le prolétariat est révolutionnaire ou n’est rien», trouve à ce moment son sens final ; et le prolétariat qui arrive devant cette alternative concrète est véritablement la classe qui réalise la dissolution de toutes les classes. «Les choses sont donc à cette heure arrivées au point que les individus doivent s’approprier la totalité existante des forces productives, non seulement pour pouvoir s’affirmer eux-mêmes, mais encore, en somme, pour assurer leur existence» (Idéologie allemande).
La société qui a tous les moyens techniques d’altérer les bases biologiques de l’existence sur toute la Terre est également la société qui, par le même développement technico-scientifique séparé, dispose de tous les moyens de contrôle et de prévision mathématiquement indubitable pour mesurer exactement par avance à quelle décomposition du milieu humain peut aboutir — et vers quelles dates, selon un prolongement optimal ou non — la croissance des forces productives aliénées de la société de classes. Qu’il s’agisse de la pollution chimique de l’air respirable ou de la falsification des aliments, de l’accumulation irréversible de la radioactivité par l’emploi industriel de l’énergie nucléaire ou de la détérioration du cycle de l’eau depuis les nappes souterraines jusqu’aux océans, de la lèpre urbanistique qui s’étale toujours plus à la place de ce que furent la ville et la campagne ou de «l’explosion démographique», de la progression du suicide et des maladies mentales [«En vingt ans (1950-1970), les déclarations annuelles de mise en invalidité pour cause de troubles mentaux ont quadruplé pour l’ensemble de la France ; à l’heure actuelle, et dans la région parisienne, le quart (24%) de toutes les mises en invalidité sont motivées par ces affections. (…) Une telle augmentation, constatée dans des proportions analogues dans tous les pays dits industrialisés, ne peut à l’évidence être l’effet d’une quelconque et rapide dégénérescence héréditaire de leurs citoyens. Elle n’est pas due non plus, comme c’est le cas dans d’autres secteurs de la pathologie, à un progrès notable dans les moyens de dépistage des troubles mentaux. (…) Le rôle des psychiatres est de prévenir ou de traiter les perturbations mentales. Il n’est pas de remédier tant bien que mal à ces détresses collectives, dès lors que leur nombre traduit non le trouble individuel mais l’inadéquation des structures sociales au tempérament de la majorité des hommes.» — Dr Escoffier-Lambiotte (Le Monde, 9 février 1972).] ou du seuil approché par la nocivité du bruit — partout, les connaissances partielles sur l’impossibilité, selon les cas plus ou moins urgente et plus ou moins mortelle, d’aller plus loin constituent, en tant que conclusions scientifiques spécialisées qui restent simplement juxtaposées, un tableau de la dégradation générale et de l’impuissance générale. Ce lamentable relevé de la carte du territoire de l’aliénation, peut avant son engloutissement, est naturellement effectué à la manière dont a été construit le territoire lui-même : par secteurs séparés. Sans doute ces connaissances du parcellaire sont-elles désormais contraintes de savoir, par la concordance malheureuse de toutes leurs observations, que chaque modification efficace et rentable à court terme sur un point déterminé se répercute sur la totalité des forces en jeu, et peut entraîner ultérieurement une perte plus décisive. Cependant une telle science, servante du mode de production et des apories de la pensée qu’il a produite, ne peut concevoir un véritable renversement du cours des choses. Elle ne sait pas penser stratégiquement, ce que d’ailleurs personne ne lui demande ; elle ne détient pas davantage les moyens pratiques d’y intervenir. Elle peut donc discuter seulement de l’échéance, et des meilleurs palliatifs qui, s’ils étaient appliqués fermement, reculeraient cette échéance. Cette science montre ainsi, au degré le plus caricatural, l’inutilité de la connaissance sans emploi et le néant de la pensée non dialectique dans une époque emportée par le mouvement du temps historique. Ainsi le vieux slogan, «la révolution ou la mort», n’est plus l’expression lyrique de la conscience révoltée, c’est le dernier mot de la pensée scientifique de notre siècle. Mais ce mot ne peut être dit que par d’autres ; et non par cette vieille pensée scientifique de la marchandise, qui révèle les bases insuffisamment rationnelles de son développement au moment où toutes les applications s’en déploient dans la puissance de la pratique sociale pleinement irrationnelle. C’est la pensée de la séparation, qui n’a pu accroître notre maîtrise matérielle que par les voies méthodologiques de la séparation, et qui retrouve à la fin cette séparation accomplie dans la société du spectacle, et dans son auto-destruction.
La classe qui accapare le profit économique, n’ayant d’autre but que de conserver la dictature de l’économie indépendante sur la société, a dû jusqu’ici considérer et diriger l’incessante multiplication de la productivité du travail industriel comme s’il s’agissait toujours du mode de production agraire. Elle a poursuivi constamment le maximum de production purement quantitative, à la manière des anciennes sociétés qui, elles, effectivement incapables de jamais reculer les limites de la pénurie réelle, devaient récolter à chaque saison tout ce qui pouvait être récolté. Cette identification au modèle agraire se traduit dans le modèle pseudo-cyclique de la production abondante des marchandises où l’on a sciemment intégré l’usure aux objets produits aussi bien qu’à leurs images spectaculaires, pour maintenir artificiellement le caractère saisonnier de la consommation, qui justifie l’incessante reprise de l’effort productif et maintient la proximité de la pénurie. Mais la réalité cumulative de cette production indifférente à l’utilité ou à la nocivité, en fait indifférente à sa propre puissance qu’elle veut ignorer [«La victoire de l’économie autonome doit être en même temps sa perte. Les forces qu’elle a déchaînées suppriment la nécessité économique qui a été la base immuable des sociétés anciennes. (…) Mais l’économie autonome se sépare à jamais du besoin profond dans la mesure même où elle sort de l’inconscient social qui dépendait d’elle sans le savoir. (…) Au moment où la société découvre qu’elle dépend de l’économie, l’économie, en fait, dépend d’elle. Cette puissance souterraine, qui a grandi jusqu’à paraître souverainement, a aussi perdu sa puissance.» — La Société du spectacle.], ne s’est pas laissé oublier et revient sous la forme la pollution. La pollution est donc un malheur de la pensée bourgeoise ; que la bureaucratie totalitaire ne peut qu’imiter pauvrement. C’est le stade suprême de l’idéologie matérialisée, l’abondance effectivement empoisonnée de la marchandise, et les retombées misérables de la splendeur illusoire de la société spectaculaire.
La pollution et le prolétariat sont aujourd’hui les deux côtés concrets de la critique de l’économie politique. Le développement universel de la marchandise s’est entièrement vérifié en tant qu’accomplissement de l’économie politique, c’est-à-dire en tant que «renoncement à la vie». Au moment où tout est entré dans la sphère des biens économiques, même l’eau des sources et l’air des villes, tout est devenu le mal économique. La simple sensation immédiate des «nuisances» et des dangers, plus oppressants à chaque trimestre, qui aggressent tout d’abord et principalement la grande majorité, c’est-à-dire les pauvres, constitue déjà un immense facteur de révolte, une exigence vitale des exploités, tout aussi matérialiste que l’a été la lutte des ouvriers du XIXe siècle pour la possibilité de manger. Déjà les remèdes pour l’ensemble des maladies que crée la production, à ce stade de sa richesse marchande, sont trop chers pour elle. Les rapports de production et les forces productives ont enfin atteint un point d’incompatibilité radicale, car le système social existant a lié son sort à la poursuite d’une détérioration littéralement insupportable de toutes les conditions de vie.
Avec la nouvelle époque apparaît cette coïncidence admirable : la révolution est voulue sous une forme totale dans le moment même où elle ne peut être accomplie que sous une forme totale, et où la totalité du fonctionnement de la société devient absurde et impossible en dehors de cet accomplissement. Le fait fondamental n’est plus tant que tous les moyens matériels existent pour la construction de la vie libre d’une société sans classes ; c’est bien plutôt que le sous-emploi aveugle de ces moyens par la société de classes ne peut ni s’interrompre ni aller plus loin. Jamais une telle conjonction n’a existé dans l’histoire du monde.
La plus grande force productive, c’est la classe révolutionnaire elle-même. Le plus grand dévelopement des forces productives actuellement possible, c’est tout simplement l’usage qu’en peut faire la classe de la conscience historique, dans la production de l’histoire comme champ du développement humain, en se donnant les moyens pratiques de cette conscience : les futurs conseils révolutionnaires dans lesquels la totalité des prolétaires aura à décider de tout. La définition nécessaire et suffisante du Conseil moderne — pour le différencier de ses faibles tentatives primitives toujours écrasées avant d’avoir pu suivre la logique de leur propre pouvoir, et par là le connaître — c’est l’accomplissement de ses tâches minimum ; lesquelles tâches minimum ne sont rien de moins que le règlement pratique et définitif de tous les problèmes que la société de classes est actuellement incapable de résoudre. La chute brutale de la production préhistorique, telle que seule peut l’obtenir la révolution sociale dont nous parlons, est la condition nécessaire et suffisante pour le commencement d’une ère de la grande production historique ; la reprise indispensable et urgente de la production de l’homme par lui-même. L’ampleur des tâches présentes de la révolution prolétarienne s’exprime justement dans la difficulté qu’elle éprouve à conquérir les premiers moyens de la formulation et de la communication de son projet ; à s’organiser d’une manière autonome et, par cette organisation déterminée, à comprendre et à formuler explicitement la totalité de son projet dans les luttes qu’elle mène déjà [«Cette théorie n’attend pas de miracles de la classe ouvrière. Elle envisage la nouvelle formulation et la réalisation des exigences prolétariennes comme une tâche de longue haleine.» — La Société du spectacle.]. C’est que, sur ce point central, qui tombera le dernier, du monopole spectaculaire du dialogue social et de l’explication sociale, le monde entier ressemble à la Pologne : quand les travailleurs peuvent se rassembler librement et sans intermédiaires pour discuter de leurs problèmes réels, l’État commence à se dissoudre. On peut aussi déchiffrer la force de la subversion prolétarienne qui grandit partout depuis quatre ans dans ce fait négatif : elle reste bien au-dessous des revendications explicites qu’ont pu affirmer autrefois des mouvements prolétariens qui allaient moins loin ; et qui croyaient connaître leur programmes, mais qui les connaissaient en tant que programmes moindres. Le prolétariat n’est nullement porté à être «la classe de la conscience» par quelque talent intellectualiste ou quelque vocation éthique, ni pour le plaisir de réaliser la philosophie, mais simplement parce qu’il n’a en fin de compte pas d’autre solution que de s’emparer de l’histoire à l’époque où les hommes se trouvent «forcés de considérer d’un œil désabusé les conditions de leur existence et leurs relations réciproques» (Manifeste communiste). Ce qui va rendre les ouvriers dialecticiens n’est rien d’autre que la révolution qu’ils vont avoir, cette fois, à conduire eux-mêmes.
Richard Gombin, dans Les Origines du gauchisme, constate que «les sectes marginales de naguère prennent l’allure d’un mouvement social», lequel a déjà en tout cas démontré que le «marxisme-léninisme organisé» n’est plus le mouvement révolutionnaire. Dans ce que Gombin désigne sous le terme, très inadapté, de «gauchisme», il se refuse donc légitimement à ranger les redites néo-bureaucratiques, des nombreux trotskismes aux différents maoïsmes. Quoiqu’il se montre aussi bienveillant que possible pour les quelques demi-critiques un instant balbutiées dans l’intelligentsia soumise des trente dernières années, essentiellement, dans l’origine du nouveau mouvement révolutionnaire, à l’exception du retour de la tradition pannekoekiste du communisme des conseils, Gombin ne trouve guère que l’Internationale situationniste [«Mais ils ne prétendent pas faire la seule bonne exégèse de Marx : en réalité, ils “dépassent” Marx et, dans le sens courant du mot, ne sont pas marxistes. (…) On voit ce que cette conception a de radical ; la coupure qu’elle opère avec tout le mouvement de gauche de ce demi-siècle lui confère une teinte millénariste, hérétique. (…) Dès le milieu des années soixante, sinon avant, les situationnistes prévoient et annoncent le “deuxième assaut prolétarien contre la société de classes”. (…) Le style par eux élaboré et qui a atteint une remarquable cohésion reprend certains des procédés de Hegel et de Marx jeune, comme l’inversion du génitif (armes de la critique, critique des armes), au dadaïsme (débit verbal rapide, mots employés dans un sens différent du sens classique, etc.). Mais surtout c’est un style qui est pénétré d’ironie. (…) À la veille du mois de mai 1968 les situationnistes croient que le moment historique décisif approche. (…) Au cours des “événements” de mai-juin 1968, les situationnistes ont eu l’occasion d’appliquer leurs idées tant pour ce qui est du fond que de l’organisation, d’abord dans le premier Comité d’occupation de la Sorbonne, ensuite dans le Comité pour le maintien des occupations (C.M.D.O.) .» — Richard Gombin, Les Origines du gauchisme (Éditions du Seuil, Paris, 1971).]. Quoique «ses immenses ambitions méritent déjà qu’on en parle», la subversion actuelle n’est évidemment pas assurée, selon Gombin, de se rendre maîtresse de la société mondiale. Il considère que le contraire pourrait aussi se produire, à savoir le perfectionnement absolu de «l’ère du management», de sorte que cette subversion ne devrait plus apparaître historiquement qu’en tant que dernier sursaut de vaine révolte contre «un univers qui tend à l’organisation rationnelle de tous les aspects de la vie». Mais comme il est aisé de constater, partout ailleurs que dans le livre de Gombin, que cet univers, en dépit de ses belles intentions et de ses trompeuses justifications, n’a fait que suivre la voie d’une irrationalisation galopante, qui culmine dans sa présente asphyxie, l’alternative finale que formule ce sociologue n’a aucune espèce de réalité. On ne peut guère, si l’on traite de tels sujets, être plus modéré que Gombin ; et seul le malheur des temps a pu contraindre la sociologie a en entreprendre l’étude. Et pourtant Gombin en arrive, par maladresse, à ne laisser à ses lecteurs aucune autre conclusion possible qu’une audacieuse assurance sur l’inéluctabilité de la victoire de la révolution.