La Guerre sociale au Portugal / All this world is like this town called Lisboa
«(…) J’approuve les intentions révolutionnaires du prolétariat espagnol, et les auteurs qui les approuvent. Cela ne donne pas immédiatement une force à l’ouvrage. Je dirai, en osant un exemple qui me touche de près, que la valeur du “Point d’explosion de l’idéologie en Chine” (texte pourtant trop court pour faire un livre) ne résidait pas dans son radicalisme anti-maoïste, mais en ceci que cette brochure révélait pour la première fois l’essentiel de ce qui se passait en Chine ; donnait une explication cohérente, assez poussée dans les principaux détails, de plusieurs événements que tout le monde présentait alors comme inexplicables (il y a beaucoup de ce genre de mérite dans La Guerre sociale), explication qui devait être confirmée par tout ce qui est arrivé depuis neuf ans, et qu’elle était écrite dans un ton à l’époque original. (…)
De ma lettre aux Portugais [du 15 novembre 1975], il est vrai que tu n’as reçu que le second tirage ; et d’autres encore ne l’ont connue que longtemps après toi. Comme tu as pu le voir, c’est un texte qui me concerne personnellement, infiniment plus qu’il ne concerne la révolution portugaise : selon l’ordre de grandeur des problèmes que ces malheureux Portugais avaient, hélas, choisi eux-mêmes. Je l’ai d’abord envoyé à ceux qui étaient à Lisbonne. Comme, peu de jours après, le contrecoup que je craignais s’est produit de la manière la plus facile et la plus désastreuse, l’utilité des quelques informations sur la question a malheureusement perdu de son actualité pour longtemps. À ce propos, j’ajouterai encore que le seul homme qui, à l’étranger, a pris publiquement la défense de la vérité de la révolution portugaise quand elle combattait, selon moi se doit d’en analyser la défaite (en en expliquant le très instructif mécanisme, et en montrant les mêmes responsables dans un autre stade de leur action, en novembre 1975), au lieu de la minimiser en passant, avec le plus grand optimisme et comme si c’était un léger accident de parcours ; et ceci surtout dans un autre livre consacré à la révolution ibérique, à sa seconde bataille attendue. Quoique ait pu penser Lebovici de ton dernier livre, ce point est ce que je considérerais moi, si j’avais à juger ce livre, comme étant, et de loin, son plus grave défaut.»
Lettre de Guy Debord à Jaime Semprun, 26 décembre 1976.
«(…) Ta critique de la brochure de Jaime Semprun [«Considérations sur l’état actuel de la Pologne», L’Assomoir no 4, janvier 1981] est très juste : je pense, moi aussi, que c’est encore ce qu’on a pu lire de mieux jusqu’ici sur la Pologne. Les nombreux défauts viennent tous d’une même source. Quand Semprun prend la défense d’une révolution, il dit ce qu’elle est vraiment, et ce qu’elle a fait, et il dénonce avec une talentueuse colère les commentaires de tous les spectateurs qui, diversement, se sont trompés ou ont menti à ce propos. Mais on dirait qu’il est indifférent à ce qui va advenir par la suite, aux chances de victoire ou de défaite, et comment elles se présentent, dans quel ordre de probabilité selon que ceci ou cela aura été fait ou non, etc. : bref, ce qui intéresse réellement les gens agissant dans cette révolution. On sait donc que la révolution polonaise a fait plaisir à Semprun et que, quoi qu’il en advienne, ce qui s’est déjà produit sera toujours mieux que rien. Il a raisonné pareillement sur la révolution portugaise, et surtout après sa fin, qu’il jugeait seulement provisoire. Et, bien sûr, à une certaine échelle du temps, tout est provisoire, mais des gens engagés dans un conflit ne jugent pas à cette hauteur héraclitéenne. Je ne sais pas s’il fera jamais des progrès sur de telles questions stratégiques. C’est parce que les révolutions, et contre-révolutions, actuelles sont si lentes qu’elles laissent à Semprun le temps d’écrire ce qu’elles sont au départ, et de le publier avant qu’elles soient devenues telle victoire ou telle défaite. (…)»
Lettre de Guy Debord à Jaap Kloosterman, 12 mai 1981.
Jaime Semprun
La Guerre sociale au Portugal
Éditions Champ Libre
Achevé d’imprimé le 16 mai 1975
All this world is like this town called Lisboa
Le premier acte du nouveau drame révolutionnaire est désormais commencé mondialement. Aucun pouvoir n’est plus préservé par l’arriération de ses conditions socio-économiques particulières : il doit choisir entre le risque d’être balayé parce qu’il n’y met pas fin et celui d’être balayé parce qu’il y met fin, et que, rejoignant les conditions du pouvoir moderne, il en connaît d’emblée la présente précarité. Lorsque la révolution moderne pénètre au Portugal, voilà le dernier coup d’éclat d’une période qui n’aura été elle-même qu’un seul et fulgurant coup d’éclat : le prolétariat réapparaissant dans toute sa jeunesse historique et mettant fin à tous les sous-développements locaux, en projetant sur ce monde la menace du seul développement possible de l’histoire universelle : le pouvoir international des conseils.
Une année de révolution portugaise a jeté à la face du monde cette vérité éclatante qui a obligé toutes les variantes du pouvoir étatique, existantes ou en formation, à se déterminer par rapport à elle, et qui a déjà modifié le cours de la révolution en Europe, au moins.
Tandis qu’au Portugal même la belle révolution, la révolution de la sympathie générale, devait commencer à faire place à la révolution réelle, c’est-à-dire haïssable, dès le 25 avril au soir, dès l’éveil des antagonismes — entre bureaucrates, capitalistes, technocrates et militaires, et entre eux tous et le prolétariat — qui somnolaient côte à côte dans la nuit fasciste ; et que cette suppression imaginaire des rapports de classe, le povo unido sous la houlette du Mouvement des Forces Armées, rencontrait tout de suite sur place le démenti des faits, partout ailleurs les États et tous les partis, avec leur valetaille journalistique, communiaient dans l’enthousiasme prématuré pour contempler la docilité photogénique d’un peuple se soumettant en bloc, et l’œillet au fusil, à toutes les directions et à tous les appareils. La nostalgie de l’Union Sacrée de l’immédiate après-guerre se rêvait un avenir devant elle : comme de bien entendu c’était surtout les staliniens qui s’y croyaient déjà. Ils s’empressaient de faire valoir ce certificat de bonne conduite inespéré : en Italie et en France combien ils servent l’ordre démocratique, en Espagne combien ils sont accommodants avec la vieille pourriture fasciste. Et du coup toutes les fractions politiques espagnoles, qu’elles soient déjà au pouvoir ou qu’elles y fassent antichambre, savouraient par anticipation un après-franquisme sans douleur.
Pendant toute cette période, qui va jusqu’à la dissolution du premier Gouvernement Provisoire, le pouvoir de Spinola avait certainement plus d’autorité dans la presse mondiale qu’au Portugal même. Et comiquement le vieux monde allait chercher là un motif d’espoir en ses ressources politiques pour gérer sa crise sociale, tandis que le Portugal rencontrait au même moment, avec la crise mondiale, l’épuisement des ressources sociales pour régler sa crise, qui avait d’abord semblé n’être que politique.
Mais la conspiration du bruit, cette première phase du cordon sanitaire autour de l’horrible réalité portugaise, chaque jour plus horrible et plus réelle, devait prendre fin lorsqu’après la crise de juillet, la chute de Spinola le 28 septembre eut définitivement montré ce qu’il en était de la cohérence étatique du «Portugal nouveau». Le pacte d’avril avait été scellé par le silence du prolétariat, son existence en actes devait le décomposer en ses éléments primitifs. L’éveil de la raison dans les masses commençait à dissoudre ce monstre hybride bourgeois-bureaucratique, avec le M.F.A. qui en était la garantie, et qui n’avait pu être pour chaque protagoniste l’image de l’unité avec les autres que parce qu’il était réellement divisé entre tous.
Force fut bien d’admettre alors que cette oasis de vitalité étatique dans un monde épuisé n’avait été qu’un mirage, et que tout continuait, en pire. Car si la paix sociale est trop chère pour le capitalisme portugais, le capitalisme européen ne peut pas plus payer pour un Portugal démocratique, alors qu’il lui faut déjà le faire depuis plusieurs années pour l’Italie, et sans résultats visibles.
C’est d’abord, bien sûr, sur l’Espagne que la révolution qui était à ses portes a étendu son ombre. Tandis que Soares, ministre socialiste des Affaires étrangères, déclarait cyniquement : «Une escalade de la violence pourrait aller très loin et serait dangereuse pour le Portugal, comme pour l’Espagne. Nous sommes d’accord là-dessus avec Madrid» (Le Monde du 24 décembre 1974), le capitalisme espagnol voyait sa relève politique déconsidérée avant d’avoir été considérable, elle qui n’avait pas de M.F.A. ni même de Spinola, mais seulement un Juan Carlos inutilisable et un Carrillo qui n’a que trop servi. La question de la succession devenait une lutte de camarillas à coups de bulletins de santé, tandis que la «junte démocratique» fondée pompeusement en juillet à Paris, par Carrillo et Calvo Serer, et qui allait des staliniens aux monarchistes d’opposition mais avec rien entre, puisque tous les autres sont déjà à Madrid comme cabinet fantôme d’un gouvernement fantomatique, restait seule avec ses demandes d’emploi et se voyait mise en liquidation en septembre à Lisbonne. Il ne restait plus aux carlistes qu’à donner la note burlesque en se prononçant pour un «socialisme pluraliste et autogestionnaire» : l’après-franquisme mourait avant Franco. Et la révolution espagnole se retrouvait de plein pied avec son passé inachevé, pour reprendre sa tâche là où elle l’a laissée en mai 1937 à Barcelone.
En France et en Italie, les staliniens ont commencé par nier l’incendie de la maison, donnant pour preuve qu’ils en avaient la clé dans la poche : les officiers «démocrates». Puis, quand les flammes se mirent à éclairer le paysage, ils crièrent au feu en montrant les fascistes, pour tirer à eux la couverture brûlée de l’antifascisme, et que l’on ne voit pas à quel point ils étaient grillés par ce que leurs homologues portugais se trouvaient obligés de faire. Berlinguer, pour lequel cela tombait certainement plus mal que pour Marchais, se voyait même obligé de désavouer Cunhal. Le reste de la gauche, qui comme toujours veut bien des staliniens mais pas le stalinisme, cherchait désespérément un sauveur dans cette mêlée et reportait sa mise d’un général à l’autre, démocratiquement prête à descendre ainsi l’ordre hiérarchique jusqu’aux capitaines inclus. En tout cas l’union de la gauche en est morte en France, et le «compromis historique» en Italie, avant même d’avoir existé : c’est toujours ça de pris. Le pauvre Kissinger, qui décidément est à Metternich ce que Raymond Aron est à Tocqueville, a trouvé là l’occasion d’une dernière bourde en s’en félicitant. Il pense peut-être, en cas de besoin, faire mieux avec ses marines que Mitterrand avec les staliniens.
Quant à tous les autres, les penseurs politico-stratégiques du second rayon, ils mettaient à jour leurs références en puisant dans le stock journalistique de parallèles historiques : après le rêve de la Libération, c’était le cauchemar du coup de Prague ; cette inepte comparaison omet ce détail gros comme l’OTAN et le Pacte de Varsovie réunis, que l’armée russe n’est pas à Lisbonne ; et veut dissimuler qu’en l’occurrence, ce ne sont pas tant les staliniens qui manipulent quelques comparses «progressistes» avant de les jeter par la fenêtre, que la Sainte Alliance des pouvoirs mondiaux qui doit les soutenir comme sa dernière ligne de défense sur place, et pour cela a besoin de leur voir associés quelques comparses, figurants d’un État démocratique.
Ce que ne cachent qu’assez mal, depuis septembre, les évocations obsessionnelles du passé et le silence angoissé sur le présent, ce sont la naissance et les progrès d’une révolution moderne, sans drapeau ni idéologie. Chaque période de black-out dans l’information, animée par l’espoir que tout reviendrait en place sans que l’on ait besoin de parler de ce qui avait bougé, a été brisée par un nouveau coup de tonnerre : le 7 février révélait au monde que les travailleurs de Lisbonne avaient commencé à organiser leur autonomie, le 11 mars que staliniens et militaires de gauche se trouvaient désormais en première ligne pour la réprimer, toutes les autres cartes ayant échoué. La course de vitesse commencée le 25 avril, entre l’organisation répressive d’un État moderne et l’organisation révolutionnaire des masses autonomes, est sortie en mars de son tournant obscur pour entrer dans sa dernière ligne droite. Désormais il est clair pour tous les pouvoirs du monde, et pour ceux qui seront leurs exécutants au Portugal, que ce soit Cunhal ou Carvallo, ou les deux, que les moyens ordinaires non seulement ne suffisent plus, ils nuisent même dans ces circonstances. Il faut recourir à des mesures extraordinaires, à la violence, aux armes ; il faut avant tout se rendre maître absolu de l’État et de son armée, et pouvoir en disposer à son gré.
Mais la révolution portugaise, précisément parce qu’elle a plus d’alliés possibles qu’aucune autre révolution du passé, a aussi moins de supporters qu’aucune d’elles : les sartres vont saliver devant les galons du M.F.A. Elle ne peut compter que sur elle-même pour communiquer sa vérité, et son existence même, aux seuls qui peuvent la défendre, avant tout en Espagne. Et ici il faut dire que ce n’est que grâce à la collaboration de camarades portugais que ce livre, qui pour être rapide n’en est pas pour autant hâtif, a pu être écrit.
L’immensité de la tâche présente des travailleurs portugais est celle de la révolution moderne dans tous les pays, et l’étrangeté de ce qui se passe au Portugal n’est en rien géographique mais historique : les prolétaires, qui partout reviennent de la même nuit, dont seuls les gardiens étaient différents, doivent tout apprendre de ce qu’ils font eux-mêmes et tout réinventer seuls ; mais aujourd’hui plus que jamais ils le peuvent, parce que se sont décomposées toutes les médiations idéologiques qui s’interposaient entre eux et le sens de leurs propres actions ; et au Portugal ils le doivent, parce que leurs premiers actes ont déjà tellement frappé de terreur leurs ennemis que ce n’est qu’en les anéantissant qu’ils pourront éviter leurs représailles.