"L'argument du carreau cassé"
La publication de Vol au-dessus d’un nid de casseurs a suscité sur la toile des commentaires le plus souvent louangeurs. Certains de leurs auteurs se sont sentis, à tort, encouragés à développer deux thèses que je résume grossièrement : 1) Les casseurs de vitrines sont presque toujours des flics ou au moins infiltrés par des flics ; 2) Le bris de vitrine est un symptôme de la dégénérescence post-moderne des groupes de la gauche extraparlementaire.
Rangeant ma bibliothèque, je redécouvre opportunément un livre intitulé Les Pankhurst. L’ascension du féminisme, de David Mitchell [Édito-Service, Le Cercle du Bibliophile, Genève, 1971], consacré à Emmeline Pankhurst et à ses filles Christabel, Sylvia et Adela, militantes anglaises pour le droit de vote des femmes au début du vingtième siècle.
J’y relève certains passages qui peuvent alimenter la réflexion des militants sur les stratégies à adopter dans les manifestations de rue. Les événements récents (Poitiers, 2009) et bien d’autres à venir sans doute, confèrent à ces données historiques une actualité permanente.
Si j’avais un marteau…
«Suffragettes», le terme est ironique (emploi du suffixe «ette») et se justifie par le fait que la principale revendication des militantes de l’Union sociale et politique des femmes (WSUP) est le suffrage réellement universel, réservé jusque-là aux hommes.
Les militantes anglaises pratiquent l’action directe sous presque toutes les formes imaginables, agressant les politiciens dans la rue (Winston Churchill est cravaché au visage). Elles payent durement leur engagement, sont malmenées par la police, condamnées à de lourdes peines de prison, et soumises à l’alimentation forcée par gavage lorsqu’elles font des grèves de la faim.
David Mitchell énumère ainsi les faits d’armes des «suffragettes» : «On fracassa des réverbères, on peignit Vote pour les femmes sur les bancs des parcs publics, le capitonnage des wagons de chemins de fer fut lacéré, des trous de serrure bouchés avec des grains de plomb ; on peignit en blanc les numéros des maisons, on saccagea des plates-bandes municipales, et des terrains de golf et de jeux de boules […]. On endommagea des fils du téléphone avec des cisailles à long manche, on fit exploser des boîtes à fusibles. Les fenêtres du Carlton, du Junior Carlton et des Reform Clubs volèrent en éclats. […] Une tribune au champ de courses d’Ayr [fut] incendiée, ainsi qu’un certain nombre de grandes et coûteuses résidences, souvent hideuses d’ailleurs, causant des sinistres de plusieurs centaines de milliers de livres au grand dam des compagnies d’assurance. Treize peintures furent lacérés à la Manchester Art Gallery et l’on brisa la vitrine d’un coffret à bijoux à la Tour de Londres (ainsi que des serres à orchidées au Jardin botanique de Kew). On trouva des bombes près de la Banque d’Angleterre, et une explosion […] détruisit la nouvelle maison de Lloyd George [1863-1945. Premier ministre] à Walton Heath, alors en construction.»
La presse conjure (avec humour ?) les militantes du WSUP de ne point endommager des terrains de golf qui aident les politiciens à se délasser et à travailler au bien public l’esprit reposé. Elles répliquent que le refus des politiques de reconnaître le droit de vote aux femmes prouve assez que la pratique du golf est sans effet sur leur lucidité.
Les violences, symboliques ou concrètes, commises par les militantes se justifient à leurs yeux par un raisonnement que l’on peut ainsi résumer : rien de la vie sociale ordinaire (commerce, art, loisirs, politique…) ne peut prétendre à la légitimité ou à l’immunité tant que dure le scandale de l’interdiction du vote des femmes. La faiblesse du raisonnement tient au fait qu’aucun des aspects de la vie en société n’est critiqué en tant que tel (que signifie la valeur, l’argent ? etc.), ou du point de vue d’une critique globale du système social (quels intérêts servent les politiciens ?), mais uniquement d’un point de vue moral.
On ne voit pas pourquoi d’autres catégories de personnes n’articuleraient pas — d’ailleurs elles le font — le même raisonnement à propos des discriminations particulières dont elles sont l’objet (considérant éventuellement les revendications féminines ou féministes comme très négligeables, voire illégitimes). La société serait ainsi constituée ou grosse d’un certain nombre de catégories prêtes à détruire les vitrines de luxe, devant lesquelles elles ne demanderaient qu’à bayer, pourvu que leurs revendications soient satisfaites. On voit que la perspective historique de cette agitation est, idéalement, la paix sociale et marchande.
Par ailleurs, l’on sait (où l’on vérifiera en y songeant un instant) qu’il est plus facile d’imaginer matériellement un monde infini qu’un monde fini. De même, dans la question qui nous occupe, il semble plus malaisé d’imaginer une «casse radicale» qui s’interrompe un jour. Après quelle victoire totale, en effet, quelle satisfaction complète, quel signe du destin ? Si l’on reconnaît au bris de vitre le statut fétichisé de signe radical par excellence (et non sa seule fonction traditionnelle d’appel lancé à la police, jadis via les bornes placées au coin des rues à cet effet), on peut craindre qu’il y ait toujours un marteleur pour récuser qu’on transforme en verre la silice…
… J’y mettrais tout mon cœur !
Le 1er mars 1912, tandis que Mrs Pankhurst elle-même réussit à briser quelques vitres de la résidence du Premier ministre au 10 Downing Street, d’autres militantes, armées de lance-pierre et de marteaux, font plusieurs milliers de livres sterling de dégât en mettant à bas systématiquement les vitrines des rues commerçantes à la mode. On arrête plus de deux cent «suffragettes».
Il est bon, pour se représenter au mieux cette émeute, de se souvenir que les femmes anglaises qui manifestent portent le costume qui est celui de leur genre à l’époque en : de longues jupes descandant jusqu’aux chevilles et, le plus souvent, d’incroyables chapeaux. On est bien loin de la tenue sportive, légère et unisexe qu’affectionnent les manifestant(e)s d’aujourd’hui.
Le London Museum conserve des spécimen de lance-pierre et de marteaux saisis sur les manifestantes. Sur le manche de l’un des marteaux brise-vitre [Dont la photographie est reproduite p. 101 du livre], on a gravé la formule «For to free» : «Pour [se] libérer».
Le 16 février 1912, Mrs Pankhurst s’adresse à des «suffragettes» tout juste sorties de la prison à laquelle elles ont été condamnées pour bris de vitrines : «L’argument du carreau cassé est l’argument le plus précieux en politique moderne. L’une des choses les plus étranges de notre civilisation réside dans le fait que les femmes du vingtième siècle s’aperçoivent que l’appel à la raison et à la justice a moins de valeur que le fait de briser du verre. […] Une vie de femme, sa santé, n’ont-elles pas plus de valeur qu’un carreau ?» [p. 96].
Que pouvons-nous retenir de cet épisode, assez mal connu ici, du mouvement pour les droits des femmes ?
— «L’argument du carreau cassé» est d’emploi moderne, mais non récent, comme on pourrait le croire à lire les commentaires offusqués de journalistes, de politiques et de bureaucrates syndicaux, pour qui la chienlit commence en 1968 avec la contestation de la dite «société de consommation».
— Le geste consistant à briser en grand nombre les vitres de bâtiments officiels ou de magasins, pour «physique» et spectaculaire qu’il soit, n’est pas l’apanage de manifestants du genre masculin (militarisés de surcroît). Il a au contraire été pratiqué et théorisé par des femmes.
— Action directe manifestement illégale, le bris de vitrines n’est pas nécessairement un symptôme (encore moins une preuve) de la radicalité du but poursuivi. En effet, si elles s’attaquent à une incontestable discrimination, les «suffragettes» ne contestent ni le système représentatif ni (sous réserve de vérifications dans une documentation de meilleure qualité) le système capitaliste. Elles cassent pour pouvoir intégrer le système à égalité avec les hommes. Il y a donc des casseurs et des casseuses réformistes.
J’imagine quelque jeune camarade, le geste suspendu, marteau levé ou boule de pétanque calée contre la clavicule. «Ben alors, je sais plus, moi… je tire, je pointe ou je laisse tomber ?» C’est que l’histoire n’est pas là pour nous éviter de penser par nous-mêmes (nous en dis-penser) ou d’analyser les situations concrètes sur lesquelles nous voulons avoir prise. Elle peut en revanche, ce qui est déjà beaucoup, contribuer à garantir contre certains préjugés et automatismes idéologiques qui ne sont pas (ou plus) identifiés comme tels.
Claude Guillon, 22 novembre 2009.