Intervention de spectateurs non réconciliés au 104 lors de la projection de films du projet "Outrages et rébellions" (autour des tirs de flashball le 8 juillet 2009 à Montreuil)

Publié le par la Rédaction

 

 

Ce samedi 27 février, nous n’avions pas eu besoin de faire une croix dans un quelconque calendrier pour le voir approcher : c’était la «première» du film dit collectif Outrage & Rébellion, organisée au 104, rue d’Aubervilliers à Paris et la date nous était restée en travers de la gorge. Alors nous nous sommes retrouvés, ceux proches des événements de Montreuil ou qui les avaient vécus, qui avaient vu les films et en avaient après.


Que faire ensemble ? La question n’allait pas de soi, comme l’écriture du texte «Colère» n’avait pas été d’elle-même. Nous étions assez nombreux et déterminés pour faire capoter la projection et cependant, eu égard aux réactions au texte «Colère», il nous sembla au contraire plus intéressant que les films soient montrés et qu’un débat puisse s’engager entre notre groupe, les cinéastes qui seraient présents et le public.

La séance, initialement prévue comme devant durer trois heures et comporter les quarante et quelques films, avait été soudain (l’effet de notre «colère» ?) réduite à huit films, choisis parmi ceux qui posaient le moins de problèmes à une ou deux exceptions près. Une revue, en résidence en ce moment au 104, avait tout à coup été chargée de présenter la séance par l’un des deux réalisateurs en résidence au 104 eux aussi : Sylvain George. Les initiatrices de tout ce projet, Nicole Brenez et Nathalie Hubert, avaient soudain plus ou moins disparu du paysage ; on avait monté en épingle le film de Straub en montrant aussi Europa 2005, pris soin de programmer celui de Garrel qui met en scène Armand Gatti ; on sentait bien qu’il y avait une tentative de resserrer les boulons.

Qu’on ait écarté les «pires» films de cette sélection ne nous aiderait pas à être entendus mais il nous semblait néanmoins qu’il fallait y aller, regarder ensemble ces huit films et dire publiquement en quoi ce projet nous dérangeait. Combien il nous semblait emblématique d’un fonctionnement libéral appliqué au champ culturel : «Voilà le sujet, coco, un bon sujet de gauche ! Vas-y, fonce ! Et souviens-toi : pas plus de dix minutes et il nous le faut pour la fin du mois.» Et chacun dans son coin, de répondre à la commande. Ça ne prend pas trop de temps, ça ne demande pas d’en savoir plus que ce que l’on sait déjà, et ce film-là, au moins c’est sûr, il passera quelque part. Et le mois prochain, un autre sujet, un autre commanditaire, une autre perspective de montrer ce que l’on fait. Et tout cela ne mène à rien, ne change rien.

Ou, pour le dire plus joliment, Mehr braucht mehr und wird am End zu nichts, «plus à besoin de plus et devient à la fin rien», c’est Tiresias d’Antigone ainsi qu’aime à le citer Straub, Straub qui participe pourtant à ce projet. C’est de cela au fond dont nous voulions discuter publiquement avec les cinéastes et le public, comment on voudrait «faire quelque chose» et on participe à un machin pareil. À quoi et qui ça sert.

Si l’on pouvait se faire une raison à l’idée de revoir ces films en projection publique, une chose nous semblait impossible : ne pas mettre en crise le fait que cette projection soit organisée au 104, lieu exemplaire de la politique culturelle libérale de la Mairie de Paris, avec ses résidences «longues» de maximum dix mois et son architecture type «passe ton chemin» implantée dans un des derniers quartiers popus de Paris à grand coup de vigiles à chiens. Pour cela, la revue Independencia qui avait été réquisitionnée pour présenter la séance nous tendait la perche : elle avait fait circuler un texte qui se terminait par : «les recettes servent au paiement des techniciens et à la caisse de soutien». Une caisse de soutien, en la matière il n’en existait point, alors quelques jours avant le 27 nous étions rentrés en contact avec Eugenio Renzo qui allait présenter la séance pour lui demander de faire en sorte que la projection soit gratuite. (La pige du technicien, ce n’est pas ça qui alourdirait de beaucoup le déficit du 104). Il répond qu’il veut bien nous inviter dix d’entre nous ; refus de notre part, pas d’invités d’honneur, la séance gratuite pour tous. Puis des messages de plus en plus courts, sur le mode «c’est pas moi qui».

Nous y voilà donc, dans le hall du 104, à nous pointer aux caisses. On demande à parler à qui organise la séance et aux premiers spectateurs arrivés de patienter en leur expliquant qu’on voudrait que la séance soit gratuite. Arrive Sylvain George, sous l’égide duquel la séance était initialement placée. Refus catégorique : «Vous confondez tout !» Vraiment ? Puis Eugenio Renzi : «Ce n’est pas possible, ce sont les règles du 104.» Celles que nous essayons de tordre, justement, et qu’on aurait pu souhaiter que lui aussi ait envie de tordre en programmant un tel objet dans cet endroit particulier. Ça bloque, le ton monte par moments jusqu’au remue-ménage. On distribue le texte «Colère» aux spectateurs, nombreux, arrivés entre-temps, en tentant d’expliquer ce qui se passe. Le temps passe et personne ne veut prendre la décision. L’un de nous glisse à l’oreille de la régisseuse de la salle : «Appelez le directeur, vous verrez, il sera d’accord». Le directeur se pointe et au milieu de la foule, accepte une formule «prix libre», tout prenant soin de rappeler les tarifs du lieu (qu’il a lui-même oublié).

Ouf ! Presque une heure à négocier, la tension est palpable. Eugenio Renzi, décomposé, présente la séance en compagnie des cinéastes, alignés à côté de lui. Deux d’entre nous montent ensuite sur scène pour lire «Colère» et expliquer ce que nous faisons là, et la séance commence enfin. La salle est pleine, 200 personnes. Renzi a choisi de commencer par Europa 2005, ce film fait après la mort de Bouna et Zyad, électrocutés dans le transformateur de Clichy-sous-Bois où ils s’étaient réfugiés tandis qu’ils étaient poursuivis par la police. Straub étant souffrant, c’est Jean-Claude Rousseau qui l’a aidé à tourner cette courte vidéo qui est sur scène avec Renzi. Il a un peu oublié pourquoi ils étaient allés à Clichy-sous-Bois, Rousseau, et Renzi lui demande de recontextualiser le film : «On aurait dû commencer par ça», dit-il goguenard. Le film est projeté et les deux reviennent sur scène. C’est ce que Renzi a prévu : on regarde un film, on (il) parle avec le cinéaste, on regarde le suivant. Le débat s’engage, d’abord ping-pong entre Renzi et Rousseau, puis quelques questions de la salle. L’atmosphère est lourde et la discussion déstructurée ; la salle est assez calme si ce n’est quelques tiraillements ici et là.

Au bout de dix minutes, une spectatrice lance : «Je voudrais bien savoir ce qui agite les jeunes gens qui sont devant moi.» Un gars : «C’est quoi le rapport entre ce qui s’est passé en 2005 et votre film ? Je ne vois pas le rapport. Votre film c’est du vent.» La salle tangue de tous bords. Rousseau tente de s’en sortir : «Vous n’aimez pas le vent ?» On en reste à l’incompréhension mutuelle. Une autre spectatrice prend longuement la parole pour dire que même si elle est en désaccord sur certains points du texte lu au début, elle trouve intéressant ce qui a été soulevé et s’adresse au public pour que les uns et les autres s’écoutent un peu.

Renzi annonce ensuite la projection du film suivant, le film de Straub qui fait lui partie d’Outrage & Rébellion. Un type déboule alors à grand pas depuis le fond des gradins. Il veut dire quelque chose et Renzi lui passe le micro. C’est Lech Kowalski, l’autre cinéaste qui est en résidence au 104 et a participé au projet, et dont le film est programmé à la suite. Un film constitué d’interviews, dans une grande mise en scène, de flics «de gauche» pour leur laisser la parole sur les difficultés de leur boulot. Un des films qui nous avait le plus révoltés quand nous les avons vus. Il est très énervé, parle en anglais pour dire : «Je voudrais m’adresser aux deux personnes qui ont lu le texte tout à l’heure. J’en ai vraiment plein le cul de ces gens de gauche qui détruisent le pays et se bagarrent entre eux tout en laissant le pouvoir à Sarkozy !»

Cette fois, ça brasse. Insultes croisées, brouhaha. Puis, finalement, les lumières s’éteignent et l’on peut entendre : «Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s’assemble, l’homme prudent s’éloigne. C’est la canaille, ce sont les femmes des halles qui séparent les combattants et qui empêchent les honnêtes gens de s’entre-égorger.» Puis passe le film de Kowalski. On pourrait croire qu’il va y avoir en grand ébranlement mais non, le film passe (péniblement pour nous tout de même). Et les autres suivent, Renzi abandonnant l’idée d’une interruption entre chaque film, pour retrouver le public à la fin.

Le voilà donc à nouveau sur scène, toujours aussi tendu et incapable de faire avec notre présence. Les réalisateurs sont debout, à côté de lui, et le premier à qui il s’adresse est … Lech Kowalski. Il lui passe la parole : «Une des choses qui me fascinent le plus, dans mes voyages à travers le monde, c’est la police. La police qui réprime son propre peuple, c’est un mystère pour moi.» Alors, il a filmé des flics d’un syndicat dit de gauche, pour avoir leur point de vue sur comment il pensent qu’on devrait organiser leur travail, montrer la réalité dans laquelle ils vivent et créer la discussion à partir de là. Sauf que «la réalité dans laquelle vivent les flics», c’est ce qu’il y a tous les soirs à la tévé, bonhomme ! Et que la «bonne police», la «police citoyenne», «de proximité», «proche des gens» et tutti quanti, on n’en peut plus !

Malgré tout, le cérémonial de la discussion avec le réalisateur perdure. Kowalski remet le couvert : «C’est parce que la gauche est divisée que Sarkozy est au pouvoir.» La salle commence à bruire. Puis, depuis le fond de la salle, en anglais, directement : «Si vous êtes si fasciné par la police — et votre film démontre que vous l’êtes — pourquoi est-ce que vous ne vous engagez pas carrément chez les flics ?» Réponse, tout aussi directe : «Vous savez, je pense que les gens comme vous sont des idiots. J’ai fait ce film pour faire émerger une discussion.» Mais maintenant c’est lui qui s’échauffe tout seul, s’énerve carrément et termine par : «Je ne veux pas avoir une discussion stupide avec des idiots !» Il se casse.

Brouhaha. Renzi est dépassé. Sa séance avec un petit débat peinard est gâchée. Des prises de parole se font ici et là. Au bout d’une minute il lâche : «Je ne peux pas donner la donner la parole à tout le monde…», puis moins de deux minutes plus tard décrète la fin de la séance et du débat. Il ferme son micro et quitte la scène. Les cinéastes lui emboîtent le pas. Graduellement, bien que dans la confusion on essaie de faire valoir qu’on a pas besoin de lui pour débattre, une grande part du public s’en va elle aussi petit à petit.

Restés à une cinquantaine, nous pouvons enfin avoir une discussion d’une heure et demie avec ceux qui sont restés. Extraits :

— Nous au départ, quand on a écrit ce texte, c’était vraiment un texte qui réagissait à la présentation, disons aux quarante films visionnables sur MediaPart et à ce projet dans sa globalité, qui, visible sous cette forme là, avait tous les traits du projet libéral bien affirmé. Il y a des choses quand même : à la fois les stratégies de communication, un film par jour, le CV de tous les réalisateurs, des choses, quand on regardait… Vous pouvez vous imaginer que de notre côté, ça nous faisait un peu bizarre, cette entreprise d’auto-valorisation, où nous, de fait, on ne se reconnaissait pas du tout. Quand on les regardait, ces films, on disait : «Tu vois quelque chose qui ressemble un peu à ce qu’on fabrique, à ce qu’on fait ? Non.» De fait, on ne le voyait pas. Ensuite, sans rentrer dans le détail des films… Parce que de fait, vous avez vu cinq films que je trouve tous relativement regardables, et même certains intéressants. Certains avec lesquels je suis radicalement pas d’accord, d’autres qui sont beaucoup plus proches de ma sensibilité, mais bon… Là, c’était quelque chose d’extrêmement nivelant, où on pouvait avoir des flics qui parlaient jusqu’à Straub qui dise «la police tue au service du capital» et tout ça l’un à côté de l’autre sans que ça pose problème… On s’est dit : «Comment on peut répondre à ça ?» Répondre à ça, c’est simplement ne pas faire comme si de rien n’était. On s’est dit, on va faire exactement le contraire, comme aucun réalisateur n’est venu nous voir, nous on va aller les voir, on va venir ici et puis questionner ça, questionner pourquoi quand on regarde ces films, on a l’impression, d’abord, d’une grande solitude. Tous ces films qui se font, chacun dans son coin. Et donc, il y aucun déplacement qui s’opère vraiment. Ou en tous cas, c’est la sensation que ça nous a donné. Comme on se pose la question : «Qu’est-ce que faire des choses collectivement ?», on voulait venir vous questionner sur ces choses-là.

— Pourquoi pas un texte, mais est-ce que vous n’auriez pas pu faire vous-même une proposition du film que vous vouliez faire, c’est la question que je me pose. Il y a un film rêvé, là…

— Ah non, non, il n’y a pas de film rêvé ! il y a l’idée qu’à un moment il y a déplacement, expérience.

— C’est aussi un acte politique de répondre. Moi, je voulais dire : Ce film, il n’a jamais été fait en soutien à votre travail, à ce que vous faites à Montreuil, et on en a pas parlé parce qu’on ne le connaît pas. Ce film a été fait pour s’exprimer par rapport aux violences policières et chacun des réalisateurs a choisi de répondre par rapport aux violences policières comme ils voulaient. Certains ont parlé de Montreuil, d’autres non mais il n’a jamais été question de faire un film sur Montreuil.

— Il y a une part de mauvaise foi : le texte de l’appel de Nicole Brenez, c’est «un film collectif pour Joachim Gatti et ses camarades» et sur MediaPart, il y a «pour Joachim Gatti» tous les trois mots. Nous, on ne demande pas que les gens filment ce qu’on faisait. La question qui se pose, c’est : qu’est-ce que c’est produire des images dans une situation précise ? qu’est-ce que c’est un geste de solidarité concrète ? Parce que ce projet de film collectif Outrage & Rébellion se veut quand même d’une grande sincérité, comme un truc solidaire. Et donc la question qui se pose, c’est, qu’est-ce qu’un geste de solidarité concret, ce qui ne veut pas dire : on va mettre les gens là et les filmer…

— Alors, quel est ce «nous» que vous revendiquez ?

— En fait, j’ai participé à l’expérience de la Clinique, et on s’est fait tirer dessus, et c’est pour ça qu’on vient ensemble, parce qu’on s’est tous fait tirer dessus d’une certaine manière et que c’est ça ce «nous». Il y a quelque chose qui m’a choqué, par rapport à ce qui s’est passé à Montreuil, c’est qu’on attaque une idée abstraite, alors que pour nous c’était super concret, c’était des morceaux de vies, des relations avec la police tous les jours, des actions, c’étaient des rencontres qu’on a fait avec des gens, et tout d’un coup, c’était comme un truc qui passe à la télé. C’est comme si on parle de toi, mais tu ne sais pas qui tu es. Et il y a une seule chose qu’il fallait dire et qu’on va essayer de dire. C’est que, quand les flics ils nous ont tiré dessus, ils ont tiré tous en même temps au niveau des têtes et ça, par exemple, c’est pas du tout dit et c’était le truc tout bête à dire. Parce qu’après quand tu dis, ils ont tiré au flashball à plusieurs et tous au niveau des têtes, alors ça veut dire quoi ? Il y avait eu un ordre ? Et ça, on l’a compris peut-être cinq jours après, parce qu’on s’est parlé les uns aux autres et on s’est dit «Merde, c’est ça qui s’est passé !» Et ça, c’est le truc qui permettait après de parler de la police, de l’État, de comment ils répriment etc. Et c’était un truc très concret, et pour moi la critique de la violence, la critique de la police, elle part de choses concrètes, et part pas de rester dans son salon ou alors d’avoir une sorte de regard sociologique sur les choses. Et aussi, par rapport à l’inscription libérale de ce projet, ce que je veux faire à Montreuil, c’est comment on s’ancre dans un lieu, et comment on se lie avec les autres, au jour le jour, dans un lien conséquent, pour se protéger, et attaquer ce qui nous va pas dans le quotidien : les rafles de sans-papiers, les radiations, tout se qui se passe au jour le jour. Comment on crée du collectif, comment on ne se laisse pas disperser et attaquer chacun dans son coin.

— Typiquement, ce que vous avez fait aujourd’hui, ce n’était pas chercher à faire du lien, et un truc collectif, c’était une agression.

— Dans ce texte, vous ramenez ce qui se passe, dans l’ensemble de ce qui est manifesté dans ces films, ou des questions que ça pose, à la problématique sur laquelle vous étiez. Qui ne compte pas pour rien pour autant…

— C’est une espèce de double paradoxe. Il y a du politique et il y a de l’affect là-dedans, et ça, il faut essayer de le démêler et c’est pas simple. Le texte en parle en peu, il dit des choses qui nous sont arrivés à tous : c’est-à-dire qu’est-ce que c’est que répondre à une commande pour un système avec lequel on n’est pas d’accord ? Qu’est-ce qu’on fabrique à partir de là ? La politique et le cinéma sont au cœur de problèmes comme ça. À quoi ça engage de faire des films plutôt que qu’est-ce que c’est qu’un film engagé ? Moi j’ai pas de réponse. On voulait discuter de ce mode opératoire qui prétend faire de la politique et qui finit par montrer un ensemble de choses qui finalement est une quasi-définition de ce qu’est le capitalisme aujourd’hui. Et quand bien même il y aurait là-dedans des films qui seraient intéressants. C’est à la structure, au système, qu’on a réagi. Et là où il y a outrage, c’est non pas vis-à-vis de nous en tant que tels, mais vis-à-vis de ça… Qu’est-ce que c’est que ce système qui à un moment finit par se retourner comme une peau en permanence alors que les sujets politiques sont aussi des choses qui nous habitent ? Donc la question c’est bien : comment se manifestent les choses culturelles, c’est ça qu’il faut mettre en crise et pas simplement les films en tant que tels parce que sinon, on sera pas d’accord. Un film, c’est «à la vie, à la mort», c’est genre : on est pas d’accord, on se quitte et puis s’est tout. Après la critique c’est une autre affaire. Moi le film que Straub a fait, le premier au début, je ne suis pas du tout d’accord avec le camarade qui a parlé. Et alors ? C’est pas grave. La question, c’est : parlons-en. Le nous n’est pas un nous homogène. Nous-mêmes on n’est pas toujours d’accord, on a mis un mois et demi à se mettre d’accord pour le faire ce texte ! Donc, ça c’est le réel aussi. C’est quelque chose en travail, c’est ça que je voulais expliquer.

— Je voulais préciser une chose. Au départ, le projet tel qu’il a été lancé par Nicole Brenez et Nathalie Hubert, c’était effectivement extrêmement centré sur la figure, entre guillemets, de Joachim Gatti. Moi, ça ne m’intéressait pas du tout de participer à ça. Non pas parce que je ne suis pas solidaire avec ce qu’il s’est passé, mais parce que ça me semblait extrêmement réducteur et de surcroît ça reproduisait un système de ségrégation de classes dans notre société : il y a des personnes qui sont victimes de violences policières dont on ne parle pas, dont le nom n’est pas connu, il y a même des gens qui meurent et qui mériteraient tout autant un film collectif. Donc moi quand on m’a proposé ça, j’ai dit : «Je ne participerai pas à un film sur Joachim Gatti.» Si c’est un film, par contre, sur les violences policières, la guerre sociale, la guerre des classes, alors à ce moment-là, je suis partant parce que c’est dans le droit fil de ce que j’essaie de faire depuis longtemps. Il se trouve que le projet s’est élargi, et ça a été entendu comme ça : «OK, c’est un film sur les violences policières.» Ensuite, ont répondu les cinéastes qui voulaient bien faire un film, dans des délais extrêmement courts, auto-financés, etc. C’est ça l’historique. Du coup, ça prend complètement le contrepied de la fin de votre lettre où vous dites : «ceux à qui ces films rendent hommage». Moi je ne vous rends pas hommage. Je n’ai pas fait un film pour les gars de Montreuil. Il s’adresse aussi à vous, je suis solidaire avec vous, mais tel que j’ai participé au projet, ce n’était pas ça. Après, le deuxième point soulevé par votre texte : la question du projet d’ensemble, de la cohérence esthétique, du collectif, oui, elle se pose. Et là, je suis d’accord avec vous. J’aurais plein de choses à dire sur la notion de collectif par rapport à ce projet. Je suis le premier à le dire. Sur la communication, sur la façon dont les choses se sont passées, sur le fait que les cinéastes ne sont au courant de rien. Il y a plein de choses qui ne vont pas. Je suis entièrement d’accord. Quand j’ai lu votre lettre… Il y a des moments, c’est trop massif, c’est unilatéral, tout est nul, tout est ceci… Non. Quand on tombe dans des généralités comme ça, moi je ne peux pas accepter. Ça ne veut pas dire que pour autant, en creux, il n’y avait pas des points qui me semblaient extrêmement intéressants, voire même justes.

— Le sentiment que j’ai là, c’est qu’il y a une différence entre un dispositif de médiatisation de ce projet et des réalisateurs qui ont éventuellement des choses à dire, sur lesquelles les uns et les autres peuvent éventuellement rebondir. Je trouve ça très intéressant que vous mettiez en question le dispositif de médiatisation de ce projet. Je trouve ça très intéressant.

— Les réalisateurs sont aussi responsables de ce dispositif.

— Non, non ! Je ne suis pas d’accord !

— Ils acceptent un cadre.

— Oui, c’est un peu facile de dire qu’on a été maladroits dans la critique, parce que si on a été obligés de le faire, c’est parce qu’aucun des quarante d’entre vous ne l’a fait apparaître. C’est quoi être un cinéaste, qu’est ce qu’on agit publiquement ?

— À quoi ça engage le cinéma ? Je diffuse un film avec un appel à l’insurrection de Blanqui, et il y en a un autre qui se dit chant de la plèbe…

— Oui, je le revendique, c’est le mien !

— Donc, il y a un chant de la plèbe, un appel à l’insurrection, et d’autres objets comme ça, et dans un débat, dans un cinéma au 104, il y a une interruption et Renzi, qui diffuse ces films, dit : «On peut plus continuer.»

— Parce que la plèbe se met à chanter dans la salle ! (Brouhaha général dans lequel on entend : «Elle est pas là, la plèbe !»).

— Quand on vient là et on ne paye pas, c’est pour dire : la manière dont les films sont présentés, les lieux où on travaille, comment on médiatise les choses etc., ces choses là il faut absolument qu’on les travaille aussi. Tout n’est pas symbolique. Là, chacun fait son film, et toute la machine qui se met en place autour de ces films, c’est une machine à neutraliser. Internet, des lieux comme ici, ce sont des lieux qui ont une capacité à tout accueillir et à neutraliser le sens et l’effectivité politique des choses qui y sont présentées. Nous, face à ça, on se dit qu’il y a quelque chose qui ne va pas.

— Je voulais dire un truc, on est dans le royaume de toutes les juxtapositions possibles. Là, par exemple, on imagine parfaitement qu’on puisse faire ici un film sur les sans-papiers dans un lieu financé par une Mairie qui est à fond pour les expulsions, le PS parisien. Delanoë a dégagé je ne sais pas combien de gymnases de sans-papiers. Tout est possible, tout va bien. C’est cet œcuménisme là qui est l’anéantissement de la politique, qui est le triomphe du libéralisme capitaliste. On fait des choses qui introduisent le réel, par exemple venir aujourd’hui et exiger la gratuité dans cet espace abominable qui est le 104, c’est vraiment du réel, et à ce moment-là, vous, réalisateurs, vous auriez dû être, mais, ravis ! exultants de bonheur ! et nous inviter et nous faire entrer et avoir un débat. Après il y a des gens qui gueulent, il faut pas non plus délirer, moi j’adore pas non plus le type qui commence à dire «nique ta mère» etc. mais il n’y a pas non plus de quoi sombrer dans la plus grande détresse, faut pas exagérer. Mais cette juxtaposition permanente dans laquelle aujourd’hui on baigne, il faut en sortir.

— Moi, j’ai pas l’impression de baigner là-dedans, je suis désolé.

— C’est pas facile d’agir dans son institution. C’est vraiment le bordel, on est d’accord, tout est bouché. Le problème de ces films-là, c’est qu’ils reconduisent l’impuissance. Moi c’est ce qui m’emmerde. Je suis déprimé alors que c’est sensé m’aider, c’est un vrai acte de solidarité que j’ai envie de prendre au sérieux.

— Il faut arriver à être conséquent. Quand tu fais un film, c’est pas juste : tu l’envoies et tout le reste ça ne te concerne pas. Faire un film, ça doit modifier les rapports entre les gens, les rapports sociaux, les rapports hiérarchiques, c’est tout ça qui doit être en jeu dans l’expérience d’un film, ou de quoi que ce soit d’autre. C’est une chose qu’il faut arriver à tenir. C’est ça qu’on vient dire. Et une dernière chose : sur la question de dire, oui, c’était pas un film sur vous, c’était un film sur la police en général, ou sur la répression policière. D’accord. J’entends cet argument. Sauf qu’à un moment donné, c’est un argument qui neutralise, parce que ça remet tout dans une forme de généralité. Des productions, dans le champ culturel, dans le champ symbolique, contre l’état, la Police, il y en a à foison, et ça ne change rien. Et pourquoi ça ne change rien ? Parce qu’en fait la question, c’est la question du lien. Et c’est pour ça que la question du lien nous importe. Alors, que ce ne soit pas facile de venir nous voir, c’est un fait, sûrement, mais ça le problème il est de toutes parts… Mais la question du lien elle est importante. Le fait qu’à un moment donné il y ait rencontre entre des gens qui habituellement ne se parleraient jamais, pour nous c’est là où il y a de la politique qui commence parce qu’on a toujours l’espoir que ça va créer du déplacement. Et que c’est ce rapport à l’autre qui doit changer. Sinon on est dans une vacuité du sens qui est terrible. Dans une même projection, on peut voir tout et son contraire sans que ça pose aucun problème. Tout le monde rentre chez soi, et dit : «Ah ouais on a vu des films, c’était intéressant» et il ne se passe rien et ça, c’est dramatique. Et c’est là où c’est hyper exigeant. Et c’est là où on peut apparaître un peu moralisateurs, mais ce n’est pas tant qu’on est moralisateurs, c’est qu’on veut retrouver une forme d’exigence par rapport à ce qu’on fabrique. Et poser la question : à quoi ça nous engage réellement, dans notre quotidien, dans nos institutions, dans nos rapports aux autres…

Les spectateurs non-réconciliés (contact)
CIP-IDF, 8 avril 2010.


Colère au 104, en réponse au projet «Outrage et rébellion»



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