"Hey mademoiselle, tu veux pas venir avec moi ?"

Publié le par la Rédaction

 

«Dis tu… travailles là ?» «Tu sais que c'est dangereux de se promener seule le soir ?» «Hé vous êtes seules les filles ?» (Non on est quatre, connard !) «Salope-S !»

 

Dans mon entourage, je ne connais pas une seule femme qui n'ai pas été au moins une fois interpellée, insultée, abordée, suivie, klaxonnée, sifflée, humiliée, coincée ou physiquement agressée. Pas une seule fois je n'ai entendu une femme dire : «De toute ma vie il ne m'est jamais arrivé d'avoir peur en sortant seule la nuit». Depuis la petite enfance, nos mères, nos parents, l'école, les médias, les politiques nous mettent en garde, nous les femmes, contre les dangers de la nuit. Une fille qui sort seule la nuit s'expose au risque de se faire agresser physiquement ou verbalement, si elle prend ce risque on lui dit tout bas (car ce n'est plus politiquement correct de l'affirmer haut et fort) qu'elle l'a bien cherché. Ce «on» c'est les phallocrates, les machos, les cathos, mais pas seulement. Ce sont aussi toutes celles et ceux qui véhiculent quotidiennement la peur et l'idée ancestrale selon laquelle la place d'une femme c'est à la maison: les tenants du gouvernement actuel, les journalistes qui sous couvert d'objectivité posent la question «Comment étiez-vous habillée ce soir-là ?», la publicité, le domaine juridique, les lois ultra-sécuritaires… Je dis celles et ceux mais on sait bien que la société est tenue principalement par des hommes : la parité n'est pas effective dans les instances dirigeantes ou décisionnelles. Elle n'existe pas non plus dans les entreprises et les organes de communication. Nous savons bien que la société actuelle est basée sur le système patriarcal qui vise à naturaliser les tâches, les places, auxquelles nous sommes assignées.

 

Sachant tout cela, je m'étonne de l'étonnement qu'a suscité notre volonté, à nous Les Poupées en Pantalon, d'organiser une manifestation non-mixte en ce 8 mars 2011. Étonnement est un terme un peu faible pour décrire les invectives dont nous avons été les cibles. Et je m'étonne d'autant plus que ces invectives provenaient en grande partie du milieu militant et associatif dans lequel nous naviguons. Anti-progressisme, archaïsme, sexisme à l'envers, discriminante… Notre action a connu en quelques semaines tous les qualificatifs possible. Revendiquer la réappropriation de la nuit et de l'espace public par les femmes, affirmer le fait de ne pas/plus vouloir se faire accompagner par un homme pour se sentir en sécurité, déclarer que toutes les femmes devraient pouvoir se promener seules la nuit sans peur, expliquer que la non-mixité est un outil de lutte pour l'émancipation des femmes… tout cela était «anti-progressiste», «archaïque», «sexiste», «discriminatoire envers les hommes»… Nous devrions permettre aux hommes de lutter pour les droits des femmes eux-aussi nous dit-on… Par cette action, nous les en empêchons ? Ne sont-ils pas capables de comprendre qu'une marche déclarant «Nous n'avons pas besoin d'un homme pour nous raccompagner» où il y aurait hommes et femmes serait contradictoire ? Notre action avait justement pour but de montrer que des femmes doivent avoir le droit de se promener sans présence masculine à n'importe qu'elle heure du jour ou de la nuit. Nous devons pouvoir sortir sans peur. Nous devrions pouvoir arrêter de nous demander «Est-ce prudent de sortir à cette heure-ci, ne devrais-je pas appeler untel pour me raccompagner ?», «Ne serait-il pas plus sûr de prendre un taxi ?» Nous ne devrions plus culpabiliser si nous sommes les cibles d'une agression de quelque nature que ce soit. Mais le patriarcat, pensée dominante-écrasante, affirme que nous sommes responsables de ces faits.

 

Pourtant, alors que notre tract affirmait ces revendications, nous avons eu affaire à des militantEs affirmant «Tous les hommes ne sont pas des oppresseurs»… Il faudrait donc individualiser, mesurer les degrés d'oppression, faire du cas par cas : certains hommes profiteraient plus de l'oppression des femmes que d'autres, certains hommes sont féministes il est donc impossible qu'ils soient acteurs d'une oppression sur les femmes, il y a également des femmes misogynes, il y a des hommes plus féministes que certaines femmes… On peut tout à fait commencer à entrer dans ce genre de statistiques, mais j'aimerais bien savoir à partir de quand, dans ce cas-là, on commence à analyser le patriarcat, le système patriarcal ? Évidemment nous ne pouvons pas généraliser et naturaliser les comportements masculins, ils sont issus d'une construction culturelle et sociale, et nous n'affirmons pas que tous les hommes sont des agresseurs, mais en entrant dans ce genre de considérations individualistes on en vient à entrer dans un rapport de chantage et de sentimentalisme qui ne mène qu'à éluder le fond du problème.

 

En s'attelant à préserver la sensibilité de chaque homme se défendant d'être un oppresseur, nous nions l'existence même d'un système patriarcal. Tous les hommes ne battent pas la personne avec qui ils vivent, mais tous les hommes bénéficient, de manière directe ou non, de l'oppression des femmes. En disant cela nous ne remettons pas en cause l'engagement féministe des hommes, mais nous expliquons que les inégalités salariales, la non-appropriation de leurs propres corps par les femmes, l'accès restreint à l'emploi, les pressions sociales telles que l'injonction à la maternité et au modelage d'un corps «parfait»… Tous ces faits n'ont pas été établis en faveur des femmes, mais ils ont bien été instaurés pour une raison, non ? Que les hommes dénoncent ces faits, soit et tant mieux, mais ils ne peuvent nier qu'ils sont inscrits dans un système qui les veut, qui les place dans une place dominante vis-à-vis des femmes. S'ils veulent s'émanciper de cette place, qu'ils s'organisent ! Nous n'allons pas lutter à leur place tout comme nous leur expliquons que les femmes n'ont pas besoin de porte-paroles hommes : on est assez grandes pour parler toutes seules, qu'on se le dise ! Et surtout, nous le répétons encore une fois : seules les femmes sont à même d'exprimer, de nommer et d'identifier les oppressions qu'elles subissent. D'où l'intérêt et l'importance de créer des espaces temporairement non-mixtes où les femmes peuvent s'exprimer librement, débarrassées de la pression sociale qui les incite à s'enfermer et à rester silencieuses… Des lieux et des temps où les femmes peuvent expliquer leurs histoires et leurs oppressions pour les analyser collectivement, les regarder attentivement avec d'autres personnes ayant été — ou pouvant — se trouver dans une situation similaire et puis simplement faire advenir la parole. Affirmer aujourd'hui que la non-mixité est inutile, c'est nier l'existence des pressions sociales faites sur les femmes. Car toutes les femmes ne peuvent pas encore parler en toute sérénité en présence d'hommes. Si les femmes n'étaient pas éduquées dans des schémas de confinement et de mutisme, si le fait de décréter que nous sommes inférieures aux hommes en tout point ne nous conditionnait pas et ne serait pas la base d'un système, si nous pouvions toutes être absolument libres et décomplexées de tous nos faits et gestes (j'entends par libre : sans se dire «Une fille n'a pas à faire ça») et ce du début à la fin de notre vie, si nous pouvions librement disposer de nos corps, cela signifierait que le système patriarcal n'aurait pas de prise sur nous, cela signifierait qu'il n'y a pas d'oppression des femmes. Nous voyons bien que ce n'est pas le cas. Nous voyons bien que les femmes ne sont toujours pas, aujourd'hui, les égales des hommes en tous points. Et j'affirme ici que les espaces non-mixtes peuvent permettre aux femmes de prendre conscience de leurs capacités. Les espaces non-mixtes sont la possibilité pour les femmes de n'avoir plus pour référent comparatif l'homme (qui est l'être humain, le premier…) mais de pouvoir s'affirmer indépendamment de l'homme / des hommes.

 

Aujourd'hui les luttes féministes doivent affirmer la nécessaire réappropriation de l'histoire et de leur histoire par les femmes. Les femmes n'ont pas à dépendre du regard que portent les hommes sur elles et sur leurs actions. Elles sont les seules légitimes pour élaborer les moyens de lutte qui leur permettront de s'émanciper. «Une femme sans homme c'est comme un poisson sans bicyclette» est un slogan qui a une nouvelle fois trouvé son sens ce 8 mars 2011, lorsque nous avons réitéré l'affirmation que les hommes ne décideront pas pour nous.

 

Lo - Les Poupées en Pantalon, 17 mars 2011.

 


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