Plans psychogéographiques de Paris
«Entre divers moyens d’intervention plus difficiles, une cartographie rénovée paraît propre à l’exploitation immédiate.
La fabrication de cartes psychogéographiques, voire même divers truquages comme l’équation, tant soit peu fondée ou complètement arbitraire, posée entre deux représentations topographiques, peuvent contribuer à éclairer certains déplacements d’un caractère, non certes de gratuité, mais de parfaite insoumission aux sollicitations habituelles. (…)
Un ami, récemment, me disait qu’il venait de parcourir la région du Hartz, en Allemagne, à l’aide d’un plan de la ville de Londres dont il avait suivi aveuglément les indications. Cette espèce de jeu n’est évidemment qu’un médiocre début en regard d’une construction complète de l’architecture et de l’urbanisme (…)»
Guy-Ernest Debord, «Introduction à une critique
de la géographie urbaine», Les Lèvres nues no 6, septembre 1955.
«La carte forcée — L’établissement collectif d’un plan psychogéographique de Paris et de ses environs a été activement poursuivi depuis un mois, par diverses observations et reconnaissances (Butte-aux-Cailles, Continent Contrescarpe, Morgue, Aubervilliers, désert de Retz).»
Potlatch no 23, 13 octobre 1955.
«Explorations — Dans un proche avenir une équipe de lettristes, opérant à partir de la rue des Jardins-Paul, devra reconnaître entièrement le quartier Merri, jusqu’à présent omis sur les cartes psychogéographiques.»
«Panorama intelligent de l’avant-garde à la fin de 1955»,
Potlatch no 24, 24 novembre 1955.
«Les enseignements de la dérive permettent d’établir les premiers relevés des articulations psychogéographiques d’une cité moderne. Au-delà de la reconnaissance d’unités d’ambiances, de leurs composantes principales et de leur localisation spatiale, on perçoit leurs axes principaux de passage, leurs sorties et leurs défenses. On en vient à l’hypothèse centrale de l’existence de plaques tournantes psychogéographiques. On mesure les distances qui séparent effectivement deux régions d’une ville, et qui sont sans commune mesure avec ce qu’une vision approximative d’un plan pouvait faire croire. On peut dresser, à l’aide des vieilles cartes, de vues photographiques aériennes et de dérives expérimentales une cartographie influentielle qui manquait jusqu’à présent, et dont l’incertitude actuelle, inévitable avant qu’un immense travail ne soit accompli, n’est pas pire que celle des premiers portulans, à cette différence près qu’il ne s’agit plus de délimiter précisément des continents durables, mais de changer l’architecture et l’urbanisme.»
Guy-Ernest Debord, «Théorie de la dérive»,
Les Lèvres nues no 9, novembre 1956.
Relevés des unités d’ambiance à Paris
[Relevé des unités d’ambiance des six premiers arrondissemnts de paris sur un plan des Éditions A. Leconte découpé et collé sur un carton rose (26,4 cm en hauteur maximale et 27 cm dans sa plus grande largeur).
Inscription manuscrite au dos : «Carte de Paris avant 1957».]
[Au crayon en haut à gauche : «Unités d’ambiance à Paris 9.1.57», et en bas à droite : «Mettre en rouge les liaisons sûres, en pointillé, les prévues» (15,5 cm en hauteur sur 17,7 cm).
Dans le centre historique de Paris, sont relevés : la pointe du Vert-Galant, le Palais-Royal, le Louvre et les Halles, le plateau Beaubourg, les Enfants-Rouges, le Marais, la place des Vosges, Saint-Gervais et la rue François-Miron, les rues Beautreillis et du Petit-Musc, l’Arsenal, l’île Saint-Louis, Saint-Séverin et Saint-Julien-le-Pauvre, Saint-Germain-des-Prés et Buci, le Continent Contrescarpe.
Puis à partir du sud et en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre : la Butte-aux-Cailles, les quartiers de Grenelle, Saint-Lambert et Necker, l’allée des Cygnes, la place de l’Europe, la place du Marché-Saint-Honoré, le boulevard de la Villette, la rotonde de Ledoux, la rue d’Aubervilliers, Aubervilliers ; et au sud-est : l’îlot Chalon, les entrepôts de Bercy et la rue Sauvage (rive gauche).]
Axe d’exploration et échec dans la recherche
d’un Grand Passage situationniste
d’un Grand Passage situationniste
[Un des cinq plans psychogéographiques réalisés pour l’exposition à la galerie Taptoe en février 1957. Il retrace, à travers quatre unités d’ambiance découpées dans une photo aérienne, une des premières expériences de dérives menées à Paris en 1953 avec Gilles Ivain (en photo en haut, avec cette légende : «La Contrescarpe notre promenade»).
Les dériveurs explorent le «Continent Contrescarpe» en direction du sud, prennent la rue de la Clef vers la Boulangerie des hôpitaux et le square Scipion, sont repoussés vers le nord-est, continuent par la rue Poliveau, puis aboutissent à la Sapêtrière et, franchissant la Seine, atteignent le port et le quai de la Rapée, puis l’Institut médico-légal où finalement la dérive cesse en s’infléchissant vers le nord. L’évocation de cet échec dans la recherche d’un passage au sud-est se clôt par un tableau de Claude Gellée, dit le Lorrain, représentant une scène légendaire dans un port de mer, L’Embarquement de sainte Ursule, de l’Angleterre vers le Continent (1641).]
Quatrième expérience du M.I.B.I.
(plans psychogéographiques de Guy Debord)
L’expérience psychogéographique fut le dernier mot d’ordre adopté par le M.I.B.I. pour la période de transition à l’issue de laquelle — à la conférence de Cosio d’Arroscia, le 28 juillet 1957 — devait être fondée l’Internationale situationniste, intégrant outre ce Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste, l’Internationale lettriste et un Comité psychogéographique de Londres.
La recherche psychogéographique envisage l’interaction de l’urbanisme et du comportement et la perspective des changements révolutionnaires de ce système.
Sur les plans de Paris édités en mai 1957 par le M.I.B.I. les flèches représentent des pentes qui relient naturellement les différentes unités d’ambiance ; c’est-à-dire les tendances spontanées d’orientation d’un sujet qui traverse ce milieu sans tenir compte des enchaînements pratiques — à des fins de travail ou de distraction — qui conditionnent habituellement sa conduite.
[Note ajoutée au verso de la plus grande partie du tirage de The Naked City (Illustration de l’hypothèse des plaques tournantes en psychogéographie) incorporée dans le livre d’Asger Jorn, Pour la forme, édité par l’Internationale situationniste à Paris en 1958.
Les trois précédentes expériences du M.I.B.I. avaient été des céramiques réalisées à Albisola en 1954, la décoration libre d’une centaine de pièces de vaisselle blanche par un groupe d’enfants en 1955 et des tapisseries d’Asger Jorn et Pierre Wemaëre.
Pour la forme a été réédité aux Éditions Allia en 2001.]
[The Naked City, imprimé à Copenhague (33 cm × 48 cm), réalisé en découpant les plans d’un Guide Taride de Paris. Le titre est détourné du film réalisé par Jules Dassin en 1948, repris de l’album du photographe new-yorkais Weegee publié en 1945.]
Discours sur les passions de l’amour
[Pour son Guide psychogéographique de Paris. Discours sur les passions de l’amour (Pentes psychogéographiques de la dérive et localisation d’unités d’ambiances), imprimé aussi en mai 1957 à Copenhague (dépliant 60 cm × 73,5 cm), Guy Debord avait découpé un Plan de Paris à vol d’oiseau dessiné par Georges Peltier et édité par Blondel La Rougery en 1951.]
«Cependant c’est un indéniable précurseur de la dérive psychogéographique qu’il faut reconnaître dans Thomas de Quincey alors qu’il erre dans Londres, toujours vaguement à la recherche d’Ann et regardant “plusieurs milliers de visages féminins dans l’espérance de rencontrer le sien”, durant la période comprise entre 1804 et 1812 : “J’avais coutume le samedi soir, après avoir pris mon opium, de m’égarer au loin, sans m’inquiéter du chemin ni de la distance […] cherchant ambitieusement mon passage au nord-ouest, pour éviter de doubler de nouveau tous les caps et les promontoires que j’avais rencontrés dans mon premier voyage, j’entrais soudainement dans des labyrinthes de ruelles […] J’aurais pu croire parfois que je venais de découvrir, moi le premier, quelques-unes de ces terrae incognitae, et je doutais qu’elles eussent été indiquées sur les cartes modernes de Londres.”
(…)
Ainsi les grandes villes de l’industrie ont transformé complètement nos paysages, jusque dans la carte du Tendre. Il s’agit de prendre conscience du rôle des constructeurs du nouveau monde. Les essais de cartes psychogéographiques sont d’abord des guides pour la dérive et, en même temps, une vision nouvelle du paysage — les Corot ou les Turner d’aujourd’hui si l’on veut — encore au stade de l’extrême primitivisme mais où la subjectivité à tendance magique doit céder toujours plus de place à l’établissement collectif de données objectives permettant une réaction constructive sur le décor qui nous est fait. Bien que nous ne soyons pas encore parvenus, à cause de l’insuffisance des moyens dont nous disposons, à une représentation psychogéographique satisfaisante d’une ville, les progrès de cette cartographie sont indéniables, et le critère de vérité dont elle se réclame légitime tout ce qui pourrait paraître, pour l’optique bornée du sens commun, une déformation des plans urbains connus : en géographie la projection de Mercator est un autre exemple de ces déformations utilitaires. Il n’y a pas d’autre réalité, il n’y a pas d’autre réalisme, que la satisfaction de nos désirs.
Après la publication de résultats partiels des expériences déjà menées à Paris et, dans une moindre mesure, à Londres, par les groupes qui se sont réunis pour constituer, en juillet 1957, une Internationale situationniste, c’est Venise qui fait l’objet du premier ouvrage exhaustif de psychogéographie appliquée à l’urbanisme. (…)»
Guy Debord, «Pour un livre projeté
par Ralph Rumney», septembre 1957.
«Rumney, qui était parvenu à établir les premiers éléments d’un plan de Venise dont la technique de notation surpassait nettement toute la cartographie psychogéographique antérieure, faisait part à ses camarades de ses découvertes, de ses premières conclusions, de ses espoirs.»
«Venise a vaincu Ralph Rumney»,
Internationale situationniste no 1, juin 1958.