Du mépris postcolonial (À propos des révoltes en Tunisie et Égypte et de leurs considérations)
«C’est des feux de la sédition que naît la liberté.» — Jean-Paul Marat.
Cela va faire maintenant près de trois mois qu’un vent révolutionnaire souffle sur la rive sud de la mer Méditerranée, et si depuis tout ce temps, ce même souffle a suscité légitime enthousiasme et adhésion au nord, il a surtout entraîné craintes, fantasmes voire mépris. Craintes et fantasmes sont l’habituelle, pour ne pas dire traditionnelle, réaction des conservateurs de toute sorte qui d’Edmund Burke à nos jours détestent par-dessus tout, tout bouleversement de nature à perturber leurs certitudes et l’ordre géopolitique qu’ils estiment répondre à leur intérêt. On ne reviendra pas là dessus. Le mépris ils l’éprouvent également à l’endroit de peuples qu’ils n’hésitaient pas, il n’y a pas si longtemps à traiter de «macaques», mais ce mépris colonial, ils n’en ont manifestement pas l’exclusivité et c’est un sentiment pour le moins assez universel. Si l’on regarde du côté des partisans du progrès, un peu plus à gauche, on l’observe également : le mépris fantasmatique vis-à-vis d’un espace trop islamique, le mépris militant pour des révolutions, qu’ils n’ont, premièrement, pas l’occasion de faire, deuxièmement qui ne correspondent pas à la romantique et pure idée qu’ils s’en font : des réactions qui procèdent exactement du même mépris colonial dont on s’évertue à dénoncer les permanences à droite…
L’analyste «petit blanc» [Le petit blanc : Expression partagée par de nombreux africains, aujourd’hui encore, dans les dites ex-colonies françaises à propos de l’homme blanc venu de métropole pour «mieux» y vivre, faire fortune par exemple. Il est «petit» de par sa condition sociale, il est souvent issu du prolétariat, il méprise son homologue africain tout en affirmant l’apprécier et lui faire la leçon. Ce qui lui fait oublier qu’il peut se permettre ce genre de comportement face au colonisé car dans la structure sociale impériale, il est au dessus, mais dominé par les «grands blancs», ceux qui tiennent les rênes de l’économie.] ou post-colonial
On a beaucoup parlé durant l’année 2008 des «émeutes de la faim», au sud, dans tous ces pays du tiers monde… un terme repris, ressassé, répété, rarement débattu, mais dont la forme même est un splendide exemple de ce mépris colonial : le «macaque» s’émeut et sort dans la rue quand il a faim, l’homme de la race supérieure, lui, mène des «révoltes frumentaires», sa conscience est supérieure, il mène la guerre de la farine (1775) ou prend son destin en main quand il fuit la verte Irlande pour les rives de Nouvelle-Angleterre durant la décennie 1840. L’être supérieur mène des révolutions, le macaque s’émeut et se révolte, l’être supérieur a une conscience de classe, le macaque est un analphabète bercé de religion… et la guerre d’Algérie, soit dit en passant, ne fut qu’une opération de police. Dure mais nécessaire démonstration : l’usage de l’euphémisme traduit également le mépris colonial. Mais celui que l’on appelle ici pour l’occasion, «l’analyste petit blanc» peut manifester un mépris encore plus fort et tout aussi colonial ou racial. Persifler sur le caractère petit bourgeois de la révolution égyptienne, c’est oublier que le peuple égyptien a connu trois révolutions au XXe siècle, connaît parfaitement la problématique et qu’il n’est pas moins éduqué qu’un autre. Dénoncer l’absence de lutte des classes est tout aussi méprisant, en particulier pour les 24'000 ouvriers de Mahallah El Kubra, qui n’ont pas eu besoin de lire Marx ou Bakounine (ces êtres supérieurs…) pour percevoir les mérites de l’organisation collective, la nécessité de la grève, et de l’affrontement avec leurs ennemis : jaunes, patronat, police et État… Oui, on peut être un macaque et même théoriser ça, comme un grand, tout seul, certains n’en dorment pas… Ça a sûrement bousculé leurs certitudes, car il y a malheureusement d’ultramontains jésuites racistes dans toutes les paroisses politiques. Enfin la glose la plus répandue, l’argument absolu de l’être supérieur, c’est son discours sur la place de l’Islam dans des pays où l’on en serait resté au Moyen-Âge en termes religieux, et où l’ars praedicandi, certes, reste largement répandu dans l’espace public. Cet homme ou cette femme, si lumineux, si éclairé, si supérieur, l’on se doit de lui rappeler que cette parenthèse n’a que 30 ans, et que ces révolutions sont en train de mettre à bas le modèle saoudien, qui constitue en effet le «cancer sociétal» du monde arabe en tant que modèle depuis les années 70. Mais ça, son inconscient ne peut s’y résoudre, car «l’analyste petit blanc» au fond de lui-même, ne peut et ne veut voir que le macaque, le fellah algérien auquel il faisait suer le burnous, quelque part entre Oran et Constantine, dans cette si belle orangeraie dans les années 1920, c’était le bon temps… La France a un «problème algérien», et il est loin d’être fini, au regard de l’agitation en cours.
Classes, «Démocratie» et cætera
«La densité de l’Histoire ne détermine aucun de mes actes. Je suis mon propre fondement. Et c’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’introduis le cycle de ma liberté.» — Frantz Fanon.
Depuis le début des insurrections en Égypte et en Tunisie, certains camarades sont dubitatifs quand au caractère révolutionnaire de ces soulèvements.
L’argument premier est dogmatique : pas d’affirmation de classes prononcée par les insurgés — rôle trop proéminent des classes moyennes locales — et cyber-activisme des jeunes diplômés petit bourgeois.
Oui, il faut accepter le fait que pour des milliers d’insurgés, l’appartenance à une classe ne constitue pas en soi le point de départ d’une insurrection portant en elle leurs colères, leurs rages, leurs dégoûts des régimes dictatoriaux et népotistes depuis des décennies. L’aspiration à des espaces de liberté contre des régimes tyranniques qui se proclamaient démocratiques, ne peut pas se fonder que sur la classe. C’est tout simplement l’oppressé contre l’oppression, le pauvre contre le riche. L’insurrection fait fi des structures, des partis et des dogmes.
Les attaques des rouages de ses régimes népotistes, corrompus et de ses symboles (locaux du parti, commissariats, ministères, banques, casernes, prisons, pillages de commerces, occupations, réquisitions d’immeubles et de terres…) montrent le caractère anti-autoritaire du mouvement et la volonté de rupture avec le cours «normal des choses» qui a prévalu jusqu’alors.
Et pourtant, le caractère de classe dans l’intensification des attaques et des luttes sociales a joué et jouera un rôle dans la chute des puissants en Tunisie et Égypte, mais à des degrés différents. Revenons quelques années en arrière, soit trois ans, en 2008.
La presse occidentale adore donner des noms débiles à des soulèvements populaires : les «émeutes de la faim» qui ont touché tous les continents à l’exception de l’Europe et de l’Amérique du nord. En Égypte des luttes de grande ampleur avaient secoué plusieurs villes du pays, surtout dans la banlieue du Caire : grève générale, émeutes, piquet de grève, le 6 avril, des ouvriers du textile de Mahalla al-Kubrâ, et pour l’occasion, création par des jeunes d’un groupe Facebook. La suite on la connaît, c’est la répression tous azimuts : condamnation, incarcération pour des ouvriers et des syndicalistes.
Cette même année, la région minière de Gafsa, en crise, se soulève contre la corruption et le népotisme ambiant du gouvernorat : manifestations à répétition, grève dans les usines, blocages devant les carrières de phosphates. Le régime réagit directement et brise cet élan : intimidations, tabassages, arrestations de militants et de syndicalistes. Mais le mal est fait, une brèche s’est ouverte dans les esprits des Tunisiens. Et le clan Ben Ali prend conscience que son autorité a été bafouée pendant plus de trois mois dans une région où chômeurs, jeunes diplômés, ouvriers ou pas, parents se sont serrés les coudes pour la lutte.
«Les révolutions et les révolutionnaires, il faut les examiner de très prés et les juger de très loin.» — Simon Bolivar.
Ce sont des mouvements de masses multiformes et complexes qui ont abouti à la chute des régimes tunisien et égyptien. Des formes d’alliances (de classes ?) de coordinations, d’auto-organisation se sont opérées. Si en Tunisie la contestation est partie des régions pauvres du sud (agricoles ou bien industrielles en crise), en Égypte par contre, elle est venue d’une partie de la jeunesse diplômée des classes moyennes généralement appelées du parti de l’ordre, autour du collectif Facebook du 6 avril (en référence à la lutte des «héros de Mahalla» comme on dit en Égypte).
Ces étincelles ont permis d’allumer la mèche dans ces deux pays à une vitesse inimaginable : un mois pour Ben Ali, dix-huit jours pour Moubarak.
Lorsque toutes les strates d’une société aussi muselée et dictatoriale se font entendre et se soulèvent ça fait mal. Tout un peuple qui fait tomber des têtes.
Alors on entend, ici et par là, quelques considérations assez condescendantes :
— Ce ne sont pas des révolutions puisqu’il s’agit d’un réajustement libéral du capital et de la diplomatie américaine au Maghreb, il reste encore l’armée et la police. Comme si la révolution était ce fameux grand soir où tout change de but en blanc, et pas un mouvement discontinu et lent processus qui porte en lui-même ses contradictions.
— De plus, il paraîtrait que ses peuples ne veulent pas de révolution, mais de la «démocratie», comme chez «nous». Ce qui est absurde tant le mot démocratie a toujours été galvaudé en ce monde, alors qu’il signifie qu’une quelconque concrétude, ici ou même là-bas, quand bien même il y aurait un ici ou un là-bas dans une économie planétaire internationalisée.
Ces soulèvements n’ouvrent-ils pas quelque chose de nouveau ? De fait, rien n’est fini, la pièce n’est pas jouée d’avance, c’est certain. «Inventer l’inconnu» comme disaient Marx et Engels. Pas de programme en cours, juste des forces et des gestes qui ont un sens : la négation de tous les restes des régimes passés et de ceux qui prétendent profiter de ces insurrections. De celle-ci naîtra ce qu’il adviendra ou pas. Bien sûr que dans cet élan il y a des partisans de la «démocratie», mais quelle forme va prendre leur système ? Seront-ils acceptés ? Et par quelles franges du peuple ?
Et si, finalement, on ne parle de «démocratie», les insurgés souhaiteraient une république islamique ; et là encore c’est totalement absurde. Le fait que les mouvements islamistes aient approuvé, souvent avec retard, les soulèvements populaires, atteste qu’ils sont à côté de la plaque. Certains même s’en méfiaient, comme à l’instar de la fameuse confrérie des Frères Musulmans qui a toujours été peu avenante avec les mouvements qu’elle ne contrôle pas. Un peu trop populaire à son goût pour elle qui s’est embourgeoisée peu à peu en accédant à certains cercles du pouvoir économique de l’ancien régime.
Tout continue, en Tunisie et en Égypte, il y a des attaques ; des travailleurs se mettent en grève malgré les injonctions de l’armée, les comités de quartiers se réunissent toujours, que l’on mène une chasse des anciens tauliers et autres caciques de l’ancien régime.
Par ailleurs, il y a un parallèle à faire avec les mêmes réactions qui ont eu lieu lors des émeutes dans les banlieues en 2005. Soit les émeutiers étaient considérés comme des fous, des sauvages dépolitisés ou encore des nihilistes ou bien alors des libéraux en puissance qui veulent s’intégrer, avides de consommer a tout prix, et devenir un citoyen. Moins les aspirations des émeutiers de cet automne 2005, c’est plus l’inaction et l’absence quasi-totale (ne faut pas exagérer non plus) d’actes et de paroles de soutien de la gauche radicale, des anarchistes et autres. S’il était évident que ce mouvement a pété à la gueule de tout le monde, et aux émeutiers eux-mêmes, rares sont les rassemblements, les manifestations qui sont venus appuyer au moins moralement les incendiaires de l’automne, ils étaient seuls, incompris du reste de la «société».
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici de distribuer des bons points tout en se drapant dans un quelconque magistère moral ou d’observation pratique.
Les analyses à l’emporte-pièce, lues ou entendues sur les révoltes qui se déroulent «là-bas» sont déplorables pour les raisons précédemment exposées, ce n’est ni le cas des doutes et des réserves tous légitimes. Mais notre place est fondamentalement du côté de ceux qui luttent, qu’on les trouve bons, moyens ou médiocres, contentons-nous de leur manifester notre soutien, qu’il soit formel ou non, ainsi que globalement, notre enthousiasme… Ces évènements sont en cours… et nous n’avons ni la légitimité ni la connaissance pour les juger à travers l’étroit prisme de nos lointaines grilles de lecture…
Des «partageux» de l’anarchie !
3 mars 2011.