Des individus sous l'uniforme

Publié le par la Rédaction


À deux reprises au cours des derniers mois, la presse en ligne s’est fait l’écho d’incidents qui ont opposé aux forces de l’ordre des journalistes venus photographier des interventions policières sur la voie publique :

—  Le 16 décembre 2008, deux photographes de l’AFP ont été empêchés de photographier une manifestation de lycéens sur la place Bellecour de Lyon par des CRS qui ont même effacé les quelques clichés déjà enregistrés dans la mémoire de leurs appareils photos. Ce qui n’a pas empêché la diffusion des photos incriminées. Les policiers auraient affirmé vouloir préserver ainsi leur droit à l’image.
—  Le 30 mars 2009, dans le centre de Besançon, le rédacteur en chef adjoint du quotidien régional L’Alsace-Le Pays, venu couvrir l’arrestation d’un malfaiteur qui avait volé une voiture, a été arrêté et emmené au poste de police pour avoir pris deux photos de l’événement. Ce journaliste, dont la qualité professionnelle n’aurait pas été prise en compte par les forces de l’ordre, a déposé plainte et déclenché ainsi une enquête.



Ces incidents ont suscité des réactions dans la presse. Le syndicat national des journalistes a parlé de «bavures» et l’Express s’est étonné que «pour la première fois, des policiers présents et en exercice dans une manifestation soulèvent, comme tout citoyen, cet argument du droit à l’image». Pourtant, une rapide recherche sur Internet permet de trouver d’autres cas, moins médiatisés, qui soulevaient déjà la question du droit à l’image des policiers en service :
—  Le 27 juillet 2007, Christophe Guibert, conseiller municipal d’opposition de la ville de Puteaux, photographia une manifestation organisée par des membres de l’Église évangélique de sa commune. La publication de ces photos, qui montraient quelques manifestants en discussion avec cinq policiers, tous de dos, valurent à son auteur un procès pour atteinte au droit à l’image des policiers en question. Procès perdu par les plaignants, au nom du «droit à l’information du public», mais aussi parce qu’il fut jugé qu’ils n’apparaissaient sur ces photos qu’à «titre accessoire».

—  Le 1er janvier 2009, un particulier qui prenait des photos lors d’une visite touristique fut interpellé par un policier municipal qui lui reprocha de l’avoir inclus indûment dans le champ de son appareil photo. À la réclamation écrite par cet ancien photographe, le commandant de police de la circonscription répondit par des excuses et le rappel d’une note du Ministère de l’Intérieur selon laquelle «les policiers ne bénéficient pas de protection particulière en matière de droit à l’image, hormis lorsqu’ils sont affectés dans les services d’intervention, de lutte anti-terroriste et de contre espionnage spécifiquement énumérés dans un arrêté ministériel. (…) Les policiers (…) ne peuvent faire obstacle à l’enregistrement ou à la diffusion publique d’images ou de paroles à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions. Les policiers ne peuvent par conséquent interpeller des journalistes ou des particuliers effectuant des enregistrements dans les lieux publics ou ouverts au public.»
—  Autre cas relevé : «Lors d’un contrôle d’identité, un ami m’a demandé de filmer avec mon portable. J’ai sorti mon portable et je l’ai mis en position pour filmer. Un policier m’a directement interpellé et a procédé à mon interpellation, ainsi qu’à celle de deux amis. Nous avons été amenés au commissariat central de Versailles et nous sommes passés, 40 heures plus tard, en comparution immédiate pour incitation à l’émeute, outrage, menaces de mort, rébellion. Notre jugement à été reporté, nous avons été relâchés, et lors de notre sortie j’ai constaté que mon portable était brûlé.
 » Nous avons été relaxés par le tribunal, et mon avocat m’a spécifié à ma demande que le fait de filmer un contrôle de police et ou une interpellation était autorisé par la loi et qu’il ne connaissait pas de texte prouvant le contraire.»
—  De son côté, une militante des droits des immigrés clandestins qui photographie régulièrement les interventions policières à Calais, explique que «quoique j’aie fait plusieurs gardes à vue, jamais ils ne m’ont accusée d’avoir pris des photos. Ça fait quatre ans que je travaille de cette manière. (…) Les policiers n’ont aucun droit à l’image lorsqu’ils agissent en tant que policiers puisqu’ils agissent tout à fait légalement et que nous ne sommes pas en dictature. La Commission de déontologie policière l’a rappelé lorsque, à travers la garde à vue d’une bénévole humanitaire calaisienne, a été soulevée par les policiers la question des mes actes de surveillance photographique, pour justifier leur incroyable manquement aux règles de procédure :
 » Saisine no 2005-29 : Avis de recommandations de la Commission nationale de déontologie de la sécurité, à la suite de la saisine, le 23 mars 2005 par Mme Marie-Christine Blandin, Sénatrice du Nord :
 » “Il paraît opportun à la Commission qu’il soit rappelé aux forces d’intervention, notamment aux CRS, qu’elles doivent considérer comme normale l’attention que des citoyens peuvent porter à leur mode d’action. Le fait d’être photographié ou filmé durant leurs interventions ne peut constituer aucune gêne pour les policiers soucieux du respect des règles déontologiques.”»

Ce dernier témoignage pointe une question incontournable lorsqu’on rapporte de tels cas d’entraves policières au travail d’information des journalistes ou même des simples citoyens : celle de la censure politique. Tout en partageant, à titre personnel, les nombreuses craintes qui s’expriment aujourd’hui quant aux restrictions de libertés individuelles que notre régime démocratique devrait au contraire protéger, je ne souhaite pas centrer mon propos sur ce point, mais bien plutôt l’orienter sur la question du droit à l’image.

«Chacun a droit au respect de sa vie privée.» Cette affirmation de l’article 9 du Code civil constitue le seul socle juridique sur lequel, à force de jurisprudence, s’est construit le droit à l’image. Or, ce qu’un policier est amené à faire lorsqu’il officie sur la voie publique, dans l’exercice d’une mission qui lui a été assignée par sa hiérarchie, ne relève aucunement de sa vie privée, à la différence d’un simple passant qui peut très bien se trouver au même endroit parce qu’il est en train de se promener en famille ou, comme dans un des cas mentionnés ci-dessus, d’effectuer une visite touristique. Il n’y a rien de privé dans une mission de police. D’ailleurs, quiconque (journaliste, chercheur, documentariste ou autre) souhaite photograpier ou filmer des policiers dans leur travail doit solliciter, non pas leur autorisation personnelle, mais celle de leur hiérarchie car il y va de l’image de l’institution policière.

Un policier en uniforme (ne porterait-il que d’un simple brassard enfilé sur son bras) ne peut pas être considéré comme un individu : c’est un «représentant» de la force publique, un «membre» des forces de l’ordre, un «fonctionnaire» de police, un «agent» de l’État… — autant de termes qui mettent l’accent sur la fonction qu’il exerce et incarne. Cette fonction officielle lui confère d’ailleurs des prérogatives hors du commun qui l’autorisent à agir comme ne saurait le faire un simple citoyen, en particulier à recourir à la violence si besoin est. Un policier en service n’est donc nullement un individu ordinaire. Ce n’est pas l’individu en lui qui agit dans ce contexte, mais bel et bien un homme faisant fonction. Lorsqu’on s’adresse à lui, on n’engage pas une interaction d’individu à individu, mais curieusement d’individu à institution. Curieusement, en effet, puisque l’échange revêt une tournure faussement interpersonnelle : l’«outrage à agent» peut d’ailleurs nous rappeler très rapidement la vérité instituée, et inégale, de cette situation. En outre, les policiers en mission sont tenus de faire état ouvertement de leur pouvoir de police, en particulier s’il ne sont pas en uniforme. En revanche, ils se montrent généralement peu disposés à révéler leur identité. Celle-ci est couverte par un numéro de matricule qu’il n’est pas toujours bienvenu de leur réclamer. Bref, l’agent qui fait corps ainsi avec sa fonction et qui prête sa force au maintien de l’ordre ne saurait (et ne tient pas à) être traité comme un individu.

S’il peut se soustraire ainsi aux interactions ordinaires entre individus ordinaires, du moins dans l’exercice de ses missions de police, c’est bien parce que sa fonction, et le pouvoir qu’il en tire, ont été institués par la société. L’exercice légitime de la violence, concédé à ce corps spécialisé de fonctionnaires chargés du maintien de l’ordre, procède d’un arbitraire socialement admis, de même que la protection des forces de police contre les menaces multiples que l’exercice de leurs fonctions pourrait faire peser sur elles. Ce qui distingue et protège les policiers des autres citoyens est inscrit dans la loi. Les pouvoirs qui leur sont conférés ne peuvent être étendus qu’en passant par la modification de la loi. C’est donc, en théorie tout du moins, l’ensemble de la société qui décide de faire des policiers des individus à part et qui les confirme dans ce statut d’exception.

Dans ces conditions, il devient particulièrement surprenant que des policiers cherchent à faire valoir leur droit à l’image comme s’ils se considéraient comme de simples citoyens, lésés comme peuvent l’être ces derniers lorsqu’une image d’eux est publiée sans leur consentement. Dans le même registre, on peut s’étonner de voir des policiers porter plainte à titre individuel contre certaines violences dont ils ont eu à souffrir dans l’exercice de leurs missions. Ce type de réaction révèle en effet qu’ils ne cessent de se considérer comme des individus même lorsque l’uniforme les astreint à faire complètement corps avec leur fonction. L’État a eu sa part dans ce processus d’individualisation, par exemple lorsqu’il a décidé récemment de révéler l’identité des fonctionnaires confrontés au public dans le souci officiel d’améliorer les relations des particuliers avec les services administratifs. Plus on personnalise les fonctions, plus l’individu résiste à son assimilation à une simple fonction administrative. Ainsi, au guichet de la Sécurité sociale ou de la Poste, le fonctionnaire qui subit les récriminations d’un usager peut se dissocier de son rôle officiel pour partager momentanément les critiques de son interlocuteur, au bénéfice, précisément, de son double affichage d’agent de l’État (supposé anonyme, donc non responsable) et de personne dont le nom est offert à la connaissance de tous. De même, le policier qui intervient sur la place publique peut passer de l’obéissance aux ordres, qui lui dictent les intérêts du service, à l’affirmation de ses intérêts personnels lorsqu’il se sent stigmatisé par un cliché accusateur ou atteint par un coup trop violent.

Le problème social que soulève cette percée des individus sous l’uniforme est celui de la crédibilité des fonctions officielles. Si le policier qui effectue des contrôles d’identité ou qui encadre une manifestation ne cesse de se considérer lui aussi comme un individu, comment les individus qu’il entend contrôler ou contenir pourraient-ils s’adresser à lui avec le respect dû à sa fonction ? Comment éviter les interactions d’individu à individu ? Peut-on encore parler d’«outrage à agent» lorsque ledit agent se comporte lui aussi comme un individu ? L’arbitraire social qui fonde le droit des policiers à incarner la force au service du droit ne peut que se lézarder si les policiers individualisent l’exercice de leur mission.

Au delà, cette tentation personnalisante est un signe de l’emprise croissante, dans le jeu social, de la dimension interpersonnelle des relations et des échanges, au détriment des conventions et des institutions. Dans une société des individus — à supposer qu’il n’y ait pas là une contradiction dans les termes —, les problèmes, les litiges, les conflits se règlent d’individu à individu, «de gré à gré», selon les tendances du moment, les rapports de force. Il faut moduler les règles au cas par cas, et les mettre en œuvre selon les situations. Mais, dans une telle société des individus, que deviennent les forces de l’ordre ? Comment peut-on continuer à respecter le pacte fondateur de leur statut hors norme ? Comment en contrôler l’exercice sans verser aussitôt dans l’outrage dès lors que les policiers se soucient avant tout de leur propre image ? Ou on peut les photographier librement parce qu’ils sont l’incarnation exemplaire d’une fonction publique socialement reconnue, ou ils veulent protéger leur image personnelle et perdent du même coup leur légitimité sociale.

Un policier qui empêche un photographe de travailler, qui lui confisque son appareil, qui efface d’autorité les clichés déjà pris, voire qui détruit son matériel, au nom de son droit à l’image, commet un acte illégal. Autant, en effet, tout un chacun peut légitimement s’opposer à la publication d’une photo de soi (sans même avoir à donner la moindre raison), autant il ne peut s’opposer à être pris en photo et, encore moins, user de violence pour y parvenir. Il est donc choquant de voir des policiers, investis du pouvoir de faire respecter la loi, violer eux-mêmes la loi pour faire valoir ce qu’ils estiment être leurs droits d’individu. D’autant plus que, en pareil cas, ils usent de leur autorité de fonction pour imposer leur propre règle. On voit bien ici que l’individu qui entend s’affirmer sous l’uniforme entre du même coup en contradiction avec les devoirs de sa fonction et verse dans l’abus de pouvoir. Il devient non seulement un individu incongru (qui ne convient pas, qui n’a pas lieu d’être), mais encore un individu exorbitant (outrancier, abusif), c’est-à-dire le comble de l’arbitraire. Espérons que cet arbitraire ne devienne pas la norme par défaut d’une société réduite à ses individus.

La vie sociale des images, 22 novembre 2009
Un carnet de recherche visuel, par
Sylvain Maresca.

Publié dans Fichages et flicages

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
J
<br /> Lors d'une manifestation de soutien aux incarcés du 10/10 à Poitiers, la ville était quadrillée de bleusaille. Devant le palais de justice (loin du parcours de la manif), 70 CRS en faction. Je<br /> passe devant, m'arrête, sors mon portable pour immortaliser ces défenseurs de la justice en pleine action (ils bavardent, raillent, m'invectivent _"on est beaux" ou "c'est pour jouer aux fléchettes<br /> sur les tirages?"_ puis l'un d'eux me dit de circuler, que je n'ai pas prouvé ma qualité de journaleux autorisant la prise de photo, avec un ton agressif... Et là, je m'aperçois qu'un des CRS me<br /> filme avec un camescope... Il y a des journalistes chez les CRS ?<br /> <br /> <br />
Répondre