D'une idéologie à l'autre, jusqu'à son dépassement
J’exprimais ici il y a quelques temps déjà mon malaise vis-à-vis de quelque chose que je ne parvenais pas vraiment à caractériser, et ma volonté d’aller au delà. Il s’agissait de quelque chose comme le «dépassement de l’anarchisme» dont je croyais avoir trouvé la clef dans les lectures situationnistes. À vrai dire, il s’agissait plus d’une volonté encore abstraite que d’un processus déjà réalisé. À peine était-il enclenché même ! Ne sachant pas vraiment ce que je souhaitais quitter, ni ce vers quoi je tendais, j’ai bien évidemment reproduit dans l’assimilation de ces nouvelles théories, des fonctionnements mentaux figés, car insuffisamment caractérisés et largement inconscients. Ma connaissance des situs était bien insuffisante pour qu’elle suffise à leur compréhension et, rejetant l’anarchisme sous prétexte qu’il n’était qu’une idéologie de plus, j’ai entrepris d’idéologiser ce que je retenais des situs. Démarche vouée à l’échec, le «situationnisme» ne m’apportant rien de plus, à l’exception peut-être d’une compréhension plus poussée du monde moderne, mais qui, assimilé en tant que vérité inébranlable, n’offrait pas plus de perspectives de changements réel que les autres idéologies. Encore aurait-il fallu que je sache ce qu’est l’idéologie, chose que je commence seulement à appréhender dans son acception marxienne. J’ai bu béatement à la source situationniste, croyant accéder par là aux ultimes vérités révolutionnaires. Mais j’ai vite compris que quelque chose clochait, qu’une compréhension globale m’échappait. Je me retrouvais (et me retrouve encore parfois), avec ce même malaise, dans les textes qui dénoncent leurs inévitables récupérateurs-fossoyeurs.
Puis j’ai fini par m’atteler à la tâche : une lecture un peu plus rigoureuse et quantitative de leurs écrits. J’ai compris qu’à l’inverse des bouquins anars qui poussent à devenir anars, des bouquins marxistes qui incitent à devenir marxistes, leurs textes appellent uniquement à leur propre dépassement. Ils ne poussent pas à devenir situs, mais dialecticien. Cette foutue dialectique ! Voilà ce qui m’a manqué pendant tant d’années ! D’ailleurs toute l’évolution de leur pensée ne peut être comprise que comme un processus dialectique. Leur existence même doit être perçue comme une étape du processus dialectique de l’histoire. D’une volonté de dépasser l’art à la praxis révolutionnaire, il y avait un chemin difficile à frayer au milieu de la jungle des aliénations, des préjugés, des idéologies de gauche, de la répression… et que seule la machette de la pensée dialectique permettait d’ouvrir. Finalement leurs revues sont plus comparables à des bouquins de cuisine qu’à des bouquins politiques en cela qu’elles contiennent leur propre mode d’emploi, et avec ceci en plus que le/la lecteur-trice est incité-e à expérimenter de nouvelles recettes. «Tout ce qui n’est pas dépassé pourrit, tout ce qui ne pourrit pas incite au dépassement.» C’est pourtant pas si compliqué (on dirait que si en fait). Une pensée figée, les produits d’une vaine recherche de vérités, de modèles de comportements et de grands théorèmes sociaux, voilà ce que j’ai osé étaler à droite à gauche. Il suffit de lire toutes les conneries que j’ai pu écrire ici même. D’ailleurs j’en avais un peu conscience quelque part, puisque je n’osais presque plus rien écrire ces derniers temps : moins de textes donc forcément proportionnellement moins de conneries.
Mais n’allons pas trop vite. Rien ne sert de crier victoire trop tôt. Ne s’agit-il pas encore une fois d’une pseudo prise de conscience, un réflexe mental qui va me faire reproduire les mêmes insignifiances ? Une mystification de la «dialectique», un nouveau mot d’ordre publicitaire qui va réduire son contenu à néant ? En utilisant leurs formules, leur vocabulaire, leurs thèmes, leurs angles de vue, ne s’agit-il pas d’une forme de parodie des situs, une répétition dégradée de ce qui a pu être dit d’important à une époque ? Le fait de se poser la question est déjà un moyen de l’éviter, ou, si le mal est déjà fait, le début d’une critique. Puisque «les mots travaillent pour le compte de l’organisation présente de la vie» (IS no 8), la formulation de la subversion d’une époque par les éléments qui la nient nécessite l’utilisation d’un nouveau langage. Les situs ont naturellement inventé le leur. Dès lors, il devient compliqué de critiquer à son tour sa propre époque sans se servir des mots qui ont servi à la même chose il n’y a pas si longtemps. Eux ont bien repris Marx : prolétaire, marchandise, sens de l’histoire, rapports, mode et force de production, et du Hegel, du Fourier, du Freud, du Reich et plein d’autres. Ils ont su se servir des concepts de nombreux intellectuels comme outils de compréhension et de subversion. Nous devons aujourd’hui faire la même chose, entre autres avec les leurs. Reprendre une partie de leur vocabulaire et des concepts qu’il désigne est inévitable. Et cela ne signifie pas pour autant figer leur pensée dans une nouvelle idéologie : il s’agit de bien faire attention à ne pas tomber dans ce travers. Quant à la reproduction partielle de leur style littéraire original, de leurs expressions percutantes, je vois ça comme une influence passagère due à une lecture intensive de leur textes.
«Il faut comprendre la fonction de l’aliénation comme condition de survie dans ce contexte social» (Vaneigem, IS no 7). Cette phrase m’a beaucoup donné à cogiter. On peut en déduire le postulat suivant : la désaliénation permet de prendre conscience de la survie. C’est bien, mais encore faut-il être capable de la dépasser ensuite, de réaliser cette désaliénation et par là même se débarrasser de cette sous-vie. Voilà le problème. Comment faire ? Mon esprit est encore largement colonisé par la pensée figée. Je commence à peine à saisir les implications de la pensée dialectique. La médiocrité révélée par la désaliénation devient vite insupportable si rien n’est fait pour s’en défaire, et étant souvent incapable de la dépasser, il m’est arrivé de regretter mon adhésion à une idéologie quelconque qui m’explique à nouveau comment «agir», comment «penser». C’est que je ne parviens pas, ou du moins très partiellement, à saisir la richesse à laquelle me permet d’accéder une telle liberté. D’ailleurs, je conçois difficilement, ne serait-ce que l’ébauche, d’une construction libre et consciente de ma vie dans le cadre matériel et social relativement normé dans lequel j’évolue. Parmi les tentatives d’augmenter qualitativement la vie je retrouve bien évidement la subversion, la négation et l’opposition concrète aux forces conservatrices qui s’opposent à cette transformation. De là viennent les plaisirs de l’émeute, de l’activisme (non militant), des comportements immoraux et illégaux, etc. : prises en ce sens, ce sont des améliorations qualitatives de l’existence. Les contradictions entre les contraintes matérielles et sociales et la volonté de vivre pleinement ne peuvent être résolues que par le renversement de l’ordre présent. Ce renversement n’est pas un but, ni même un moyen. C’est une nécessité (inévitable par ailleurs) qui s’impose d’elle-même à tous ceux qui contestent les activités soumises et les pensées aliénées qui leur tiennent lieu de vie. La fin du mal-être est-elle alors suspendue à la réalisation d’une révolution sociale que je ne connaîtrai peut-être jamais ? «Le désespoir est la maladie infantile des révolutionnaires de la vie quotidienne» paraît-il. Eh bien pour l’instant je ne suis encore qu’un gamin, qui malgré toute sa bonne volonté, parvient difficilement à mûrir.
Outre mes nombreux blocages et frustrations plus ou moins conscients, je crois pouvoir déceler une des causes de mon impuissance pratique dans le caractère relativement solitaire de ma démarche. Voilà peut-être la raison de mes incitations appuyées auprès de mon entourage politisé pour lire les productions situationnistes : pouvoir en discuter les thèmes et aboutir naturellement à une pratique commune et cohérente dont je ressens de plus en plus fortement la nécessité. L’action collective paraît être la seule issue au mal-être de cette solitude produite par l’isolement planifié des individus. Elle permet à la fois de trouver chez les autres une résonance positive de sa propre pratique et de sa réflexion qui peuvent alors s’enrichir, et de se donner une capacité de transformation et de subversion bien plus conséquente au point d’être capable de s’opposer efficacement aux différentes formes de pouvoir centralisé. Ce que j’ai pu ressentir de manière éphémère et confuse dans certains moments forts de l’activisme.
Désormais je parviens mieux à comprendre les raisons pour lesquelles j’ai entrepris d’ouvrir ce blog, chose que j’avais tenté d’exprimer dans un de mes posts précédents, mais inefficacement car je ne parvenais pas à en cerner le sens réel. Je commence à saisir : l’ouverture d’un tel site n’avait pas d’autre ambition que la recherche d’une compréhension, dont celle de l’initiative même. Il s’agissait d’engager un processus qui n’avait d’autre but que de prendre conscience de lui-même comme processus d’émancipation. La conscience est à elle-même à la fois son propre outil et son propre matériau. Ce blog a donc atteint son objectif et n’a plus vraiment de raison d’être. Sa fermeture clôt une étape de mon évolution intellectuelle et en ouvre une autre. Mais ce n’est pas la seule raison : une récente désertion, qui fut assez remarquée sur le net militant, a été par la suite accompagnée d’une lettre explicative qui avançait entre autres des arguments simples mais pertinents quant aux limites du web et son emprise sur la vie quotidienne. Concernant le second point : «Il y a dix ans, j’étais musicien, j’écrivais, je jouais de la musique tous les jours avec mes amis, jusqu’au bout de la nuit. Peu de temps avant de “déserter”, j’avais installé sur mon ordi un petit plug-in qui donne une moyenne de mon temps quotidien passé en ligne. Résultat (hors-boulot, et je bosse 35 h/semaine) : 300 minutes par jour ! Je n’en reviens même pas : où ai-je pris tout ce temps ? Mais c’est assez clair : je l’ai pris sur mon temps de lecture, sur mon temps de promenade, sur mon temps d’écriture, de musique, sur le temps que je passais avec mes amis et même sur mon temps d’ennui.» Cette fermeture concrétise aussi ma volonté de me défaire de ce qui m’est apparu clairement depuis cet épisode comme une aliénation supplémentaire. Ce blog ne me prend pas énormément de temps vu la quantité de textes que j’y poste, mais il est la partie émergée de l’iceberg, le produit de la partie active de ma présence sur le web qui dissimule une présence passive bien plus conséquente. Cette fermeture clôt une période de ma vie où se sont accumulées trop de contradictions. Elle participe à les dépasser.
Je compte bien revenir un jour à internet, peut-être bientôt. Mais ceci ne se fera qu’après une compréhension de la portée et des implications réelles de cet outil de communication, selon une pratique adaptée au pouvoir de l’outil sur la réalité et dans le cadre d’une réflexion et d’une pratique révolutionnaire collective qui, entre autres, portera en elle la critique de ses propres modes de communication.
Ce dernier billet qui annonce la fin de ce blog parle beaucoup de moi-même. C’est certainement parce que à travers tous les thèmes abordés, je n’y ai jamais parlé d’autre chose. Je dis au revoir à mes quelques lecteurs-trices qui se sont intéressé-e-s à un sujet si futile à leur égard.
Miettou - Divergence, 14 mai 2009.