Bal des ardents à Marseille
Dimanche 16 mai 2010. J’accompagne un ami au train. La fête des fous du ballon rond se disperse lentement. Un mistral de folie soulève le bleu-blanc des écharpes et des jupons. La foule amassée sur le quai san-janenc reflue lentement vers les quartiers, les bouches de métro et la gare. Les sportifs du dimanche rejoignent leurs milliers de véhicules. Un concert de klaxons festifs ou furieux accompagne l’inhabituel embouteillage dominical tandis qu’un premier panache de fumée signale vers cinq heures et demi le début d’une autre rencontre, celle de la plèbe en liesse et des forces de l’ordre. Après la bise et la montée en voiture du Parisien égaré, la descente de l’escalier monumental et des deux boulevards en enfilade où à un vent de révolte se mêle les familiers miasmes soufrés. Carrefour Canebière-Dugommier, sous les auspices du malfamé Grand Hôtel de Noailles [«Longtemps, le Grand Hôtel Noailles fut un emblème du centre historique. Plus ancien que la Canebière, cet hôtel fut d’abord particulier. Édifié en 1679 par le constructeur de galères Chabert, il fut loué au chevalier de Noailles, lieutenant-général… des galères, qui donna son nom à l’artère et à la place qui sertissaient le palais. Reconstruit et devenu grand hôtel en 1862, il reçut les monarques de passage, puis la crème des mondes politique et artistique. Bel hommage à la chiourme et aux galériens que d’y foutre un poste de police !» (in http://www.cequilfautdetruire.org/spip.php?article927)]. Quelques centaines de sauvageons aux sandales ailées ont décidé de faire leur jogging à contre-sens. Mon esprit de contradiction n’ira pas jusqu’à bouder ce bain de foule revivifiant. Au loin, sur le quai, l’autre équipe, couleur marine, s’avance lentement. Quelle idée de s’habiller en bleu foncé en cette journée ? Mon camarade s’étonnait la veille au soir de ce qu’un jeune conducteur de quad grille un feu rouge à vive allure et nu-tête devant une voiture de flics en stationnement sur ce même carrefour sans provoquer chez ces derniers ne serait-ce qu’un semblant de réaction. J’ai donc dû lui apprendre que les soirs de victoire footballistique quelques règles de notre bien aimée République étaient temporairement mises entre parenthèse, histoire de ne pas gâcher la fête en mettant le feu aux poudres pour des infractions qui font de toute façon partie des us et coutumes. On peut même imaginer, en faisant preuve d’un soupçon de mauvaise foi ou de conspirationnisme, que le quad lui a été offert par la préfecture pour qu’il souligne à lui seul l’immense largesse d’esprit de la maréchaussée. Ce sur quoi il a répliqué que les porcs devraient porter des t-shirts olympiens pour se livrer sans retenue à leurs méfaits sans risquer d’être lynchés.
Revenons à notre émeute. Quelques bouteilles fusent en direction du comico. Je hurle un «Rendez-vous vous êtes cernés» en direction des quelques pourceaux qui s’aventurent courageusement hors de leurs murs pour défendre au flash-ball leur hôtel si particulier. Plus pour faire rire ceux qui m’entourent que pour faire peur à la bleusaille. Si j’écris «courageusement», c’est autant pour titiller le lecteur que pour rendre compte qu’à ce moment-là, les locataires de la maison poulaga devaient se sentir un peu seuls face à la foule menaçante. La mise-à-sac de la porcherie emblématique de la reconquête du centre-ville n’a sans doute été évitée que par l’atmosphère générale de fête. Un semblant de charge et quelques tirs de pelotes m’obligent à me réfugier au fond d’un vaste couloir d’immeuble en compagnie de quelques émeutiers en herbe, probablement collégiens dans le civil. Ils m’indiquent des endroits censés être de meilleures cachettes en me tutoyant, malgré mon visage pâle et mon look vaguement citadin, qui font tâche.
L’immense majorité de celles et ceux qui prennent part à ce joyeux charivari sont dans le camp des indiens. Les quelques visages pâles qui traversent les cortèges distendus ont l’air horrifiés, inquiets, mal-à-l’aise, ou indifférents. D’autres prennent des photos et se vexent quand je leur suggère qu’il est dommage de se distancer ainsi de l’événement. D’autres, encore plus rares, prennent part au canardage. Sans doute des anarcho-autonomes qui passaient par là…
Plusieurs colonnes de camionnettes remplies de playmobiles arrivent en trombe du bas de la Canebière pour sauver les vitrines de la République. Un seul et minuscule impact. Je suis déçu. Le chahut est repoussé vers les anciennes allées de Meilhan, où les Marseillais font preuve de leur grande culture littéraire en mettant le feu à une sympathique girafe fabriquée (à l’échelle) en livres Harlequin. Ils semblent ainsi réclamer subversivement sa reconstruction avec les œuvres de Debord et de Foucault, ce en quoi on ne peut que les soutenir. On regrettera juste la disparition de l’Antigone d’Anhouil située sur la patte avant gauche et des quatre niches sur les jarrets censées servir de lieu d’échange gratuit de bouquins, vidées systématiquement quelques heures après le passage de l’asso qui gère ce monument érigé à la gloire du boboïsme culturel pro-2013 [En 2013, soit un an après la fin du monde, Marseille deviendra capitale européenne de la culture ! Parmi les projets culturels phares : virer tous les pauvres du centre-ville, spéculer sur l’immobilier, construire quelques musées à l’architecture douteuse qui finiront d’enlaidir l’entrée du vieux port, et un ridicule cinéma «multiplex» en forme de dauphin, courtesy of the sans complexe Besson (Luc !).]. La girafe est nue ! Son squelette métallique tient bon. Avis aux agents municipaux associatifs : pensez à agrafer les dix milles exemplaires de la Société du spectacle du bon côté, car l’ancienne girafe spectaculaire-marchande, bizarrement faite, ne permettait que la lecture de la couverture et de la quatrième. Ce qui convenait aux lecteurs d’Harlequin ne conviendra pas aux foucaldiens…
Le charivari libère la parole. Les remarques raisonnables de leurs aînés sur «les jeunes» fusent, mais cachent mal la solidarité spontanée des habitants des quartiers où passe la farandole. «On aime pas trop lire à Marseille !» Voir. Des harlequins agrafés ? Le caramantran de 2013 brûle par la joie des enfants de la ville lors de la fête des fous, qui osera accuser la plèbe d’autodafé ? Des connivences — certes ténues et temporaires — se nouent. D’autres, qui semblent aller de soi, se rompent. Les rôles s’inversent. Un propriétaire de quatre roues motrices essaie de recoller magiquement son rétro. Je passe devant lui avec le sourire en coin. Légèrement agacé, avide de compassion, il lance «Vous pouvez rire… Ils viennent de le faire, c’est de la racaille !» Ce qui amène spontanément un tonitruant «La racaille c’est ceux qui roulent en 4×4», qui clôt le débat.
Ne nous laissons pas divertir par des feux follets. Quelques joyeux-ses révolté-e-s ont réussi a gâcher l’œcuménique et navrante fête à la gloire du dieu football, pour en faire leur fête (aux flics). Vive le chahut contre les forces de l’ordre ! Vive le vent de la révolte ! Et s’il vient de la racaille ? Eh bien soyons-en !
Un ardent promeneur