Avis au prolétariat italien sur les possibilités actuelles de la révolution sociale
Camarades,
Ce que le prolétariat italien est en train de faire dans les usines et dans la rue n’est pas encore la révolution, mais est certainement déjà révolutionnaire. L’Italie se trouve au centre de la crise qui assaille de toutes parts le capitalisme bourgeois et bureaucratique, et qui déclenche le deuxième assaut des prolétaires de tous les pays contre tous les pouvoirs. Mais, aujourd’hui encore, on connaît surtout la vérité du mouvement qui s’annonce par la peur de ses ennemis plutôt que par la volonté affirmée de ses protagonistes directs. C’est dès maintenant un processus inéluctable, auquel il ne manque que la conscience de ce qu’il a déjà fait en quelques occasions pour savoir ce qu’il peut faire, et le faire partout.
Pour la première fois depuis longtemps, le retour de la lutte de classe trouve son commencement certain dans le nouveau mouvement spontané des révoltes ouvrières. Que l’expiration des conventions collectives et les agitations de soutien lancées par les syndicats durant les derniers mois aient quelquefois fourni une occasion de plus pour que se manifestent partout des luttes illégales décidées par les ouvriers et, çà et là, des débuts de soulèvement révèle à quel point les conditions subjectives et objectives étaient déjà présentes. Les conventions collectives ont été une conquête du mouvement ouvrier, mais elles ne lui ont jamais suffi et, aujourd’hui, elles sont pour le patronat la garantie d’une trêve sociale, la forme légale de l’achat du travail, la chaîne qui lie la classe des travailleurs à la classe des capitalistes et de leurs fonctionnaires. Mais maintenant les luttes réelles n’ont plus besoin de revendications pour commencer, parce que ce n’est même plus de revendications qu’il s’agit, mais d’un mouvement profond qui pose la question sociale dans sa vérité simple et qu’aucune mesure administrative ne pourra dissoudre.
Comme les conventions collectives ne sont pas le point de départ de ces luttes, personne ne s’attend vraiment à ce qu’elles cessent avec leur renouvellement. Elles sont au contraire destinées à croître quand il ne sera plus possible de cacher qu’elles sont d’abord réprimées par les syndicats qui tentent par tous les moyens de les freiner. Dans la situation présente, en faisant des grèves-surprises, sans préavis, les ouvriers se prononcent déjà contre les syndicats, contraignant ceux-ci à une récupération toujours plus difficile ; et ils savent déjà que, dans leur nouvelle révolte, il leur faut lutter d’abord contre eux. Les actions radicales accomplies — en Italie pour la première fois dans l’histoire — par les ouvriers de F.I.A.T. et de Pirelli au mois de septembre, les révoltes modernes et destructrices contre la marchandise et contre le travail sont aussi, pour le moment, des actions isolées qui ne se propagent que par leur exemplarité. C’est par le terrorisme de la falsification et par le monopole des liaisons que les syndicats isolent chaque lutte de toutes les autres, isolent les ouvriers des ouvriers, et font accepter dans chaque secteur des luttes partielles, dont ils détiennent les buts et le contrôle policier. De cette façon, ils veulent très clairement endormir les ouvriers par une interminable série de luttes qui ne changeront rien et tentent de se faire accepter des travailleurs en acceptant à moitié, comme un fait accompli, mais sans jamais les admettre, les actions même les plus violentes. Si le mouvement ouvrier veut l’emporter aujourd’hui sur tous les fronts des revendications — ce qui donne pour le moment une certaine force aux syndicats —, c’est parce qu’il veut, en liquidant vingt années d’illusions, se prouver à lui-même qu’il peut aller au-delà. Et cela contient déjà la raison de la défaite de tous les syndicats.
La situation est suffisamment avancée pour que les syndicats soient souvent contraints de ne plus suivre les ouvriers sur leur terrain, en niant simplement l’existence de leurs actions, mais elle n’est pas encore assez révolutionnaire pour que ces actions chassent les syndicats de leur propre terrain, en niant à ceux-ci tout crédit et tout pouvoir représentatif. Une semblable situation ne peut en aucun cas durer et se trouve devant l’alternative de s’étendre ou de disparaître (par la force conjointe de la répression et des négociations liquidatrices, en épuisant la majorité des travailleurs par des luttes exténuantes et des concessions toujours plus grandes, et, éventuellement aussi, par celle d’un «gouvernement populaire» soutenu par le parti dit communiste : il pourra lui aussi s’essayer à défendre le vieux monde, s’il sait prouver à la bourgeoisie qu’il lui est fidèle). Dans la mesure où il existe encore une situation précaire de paix, les travailleurs apprennent à se servir des syndicats comme de simples organismes de Sécurité sociale, sans illusions, mais, dans la mesure où cette situation glisse inévitablement vers la guerre civile, l’initiative passe résolument aux travailleurs ; ils n’apprennent pas seulement combien le système de production semi-automatisé est fragile, mais ils redécouvrent eux-mêmes leur classe, leur conscience et, avec leur conscience, leur force pratique. Usine après usine, les ouvriers lancent le signal par lequel ils se déclarent prêts à une attaque directe et générale, et cherchent des alliés parmi les nouvelles couches de travailleurs prolétarisés. Comme ils sont privés de la communication, les prolétaires se reconnaissent à travers leurs actions. Et les conséquences de leurs actions les poussent en avant.
La signification la plus profonde des luttes actuelles, celles dans lesquelles les ouvriers cherchent à se battre ouvertement contre leurs ennemis mais ne se trouvent la plupart du temps que face à «leurs» syndicats, tient dans le fait qu’elles rompent l’équilibre de guerre froide entre les travailleurs et les bureaucraties syndicales. Pour perfectionner l’organisation sociale de l’apparence dont ils deviennent dans la situation actuelle le meilleur soutien matériel, les syndicats demandent que l’on dissimule la présence «provocatrice» de la police dans les «conflits pacifiques du travail».
Dans leur rêve, ils s’imaginent, avec le parti dit communiste, «rendre inutile» la police en devenant eux-mêmes policiers, et ils veuelent acheter au Parlement, «au nom des travailleurs», le désarmement de la police en offrant en échange le désarmement du prolétariat.
Pour leur action, les syndicats ont besoin de l’existence du capital et de l’État, alors que l’intérêt des travailleurs réside dans leur abolition, parce qu’ils sont les producteurs de toute la richesse sociale et donc ses maîtres légitimes. En jouant les «extrémistes» face à un mouvement bien plus extrémiste qu’eux, les syndicats peuvent même croire avoir demandé avec cela le maximum que l’on puisse exiger du capital, mais sans jamais en discuter l’existence. Réformiste par nature, le syndicat reste le meilleur soutien d’un patronat devenu réformiste à son tour. Les bureaucraties politiques et syndicales ne sont donc pas des organisations ouvrières déchues ou qui auraient trahi, mais un mécanisme d’intégration à la société capitaliste, la société de la propriété privée ou de la propriété d’État, de la marchandise et du travail salarié.
Leur programme est de perpétuer la lutte des classes en en dispensant chaque jour un faible succédané ; pour ce faire, ils ne peuvent jamais désavouer trop ouvertement les initiatives de la base, mais ils doivent les sélectionner, se les approprier et jouer à la surenchère dans les revendications. En bref, ils cherchent, par une transformation apparente des conditions sociales, à corrompre les travailleurs avec des aumônes déguisées en conquêtes et à briser leur force révolutionnaire en rendant, momentanément, leurs conditions de survie aussi supportables et aisées que possible. Le problème des syndicats et des bureaucrates staliniens se réduit à la préoccupation misérable de se maintenir en conservant leur «pouvoir contractuel» ; mais, pour le conserver, ils sont contraints d’affronter tous les dangers afin de pouvoir se présenter comme les «représentants» exclusifs des travailleurs, au moment où la base ouvrière leur rend cela toujours plus difficile en les privant de leur seule justification. Ils doivent constater que chaque jour est pire pour eux que le précédent et qu’il leur faut maintenant se préoccuper sérieusement de leur avenir.
Ces luttes et leur perspective ne sont pas limitées à l’Italie, mais sont internationales. Le 30 mai 1968, pendant le mouvement des occupations en France, les situationnistes ont écrit dans une Adresse à tous les travailleurs : «Ceux qui ont déjà repoussé les accords dérisoires qui comblaient les directions syndicales ont à découvrir qu’ils ne peuvent pas “obtenir” beaucoup plus dans le cadre de l’économie existante, mais qu’ils peuvent tout prendre en en transformant toutes les bases pour leur propre compte. Les patrons ne peuvent guère payer plus ; mais ils peuvent disparaître.»
Il ne faut ni nourrir ni répandre des illusions sur les possibilités immédiates d’un succès complet. Le mouvement révolutionnaire du prolétariat revient après un demi-siècle d’anéantissement en trouvant ses ennemis bien soudés, bureaucrates et bourgeois. Mais, au commencement de la lutte révolutionnaire moderne, il importe de montrer le maximum auquel elle doit tendre tout de suite, et le terrain à partir duquel tout sera en jeu. Maintenant, les travailleurs doivent réussir, dans les usines et partout, à prendre la parole pour leur propre compte et à dire ce qu’ils veulent. Mais pour le faire, ils découvriront vite qu’il leur faut d’abord créer, par leur action autonome, les conditions concrètes, partout inexistantes, qui leur permettent de parler et d’agir, et qu’il leur faut donc renverser les conditions existantes. Le péril majeur, qu’il ne faut jamais manquer de dénoncer et qui apparaît aujourd’hui avec le caractère périlleux des luttes ouvrières autonomes, est que les syndicats, à la recherche d’un appui maintenant incertain, s’adaptent à la tendance à la démocratie directe exprimée par la base, en en adoptant de façon trompeuse les méthodes (assemblées ratifiant les décisions déjà prises, référendum, contrôle de la production, etc.). Les concessions que certains secteurs ont déjà obtenues et que les autres finiront par obtenir tendent à freiner le processus de la lutte de classe, mais elles ne serviront en aucun cas à le bloquer (comme n’a pu le faire la «solution globale» proposée lors des accords de F.I.A.T.-Mirafiori du 26 juin). Les manœuvres des syndicats en accord avec les directions des entreprises et le programme capitaliste pour faire participer les travailleurs à leur exploitation, en leur offrant un pseudo-contrôle sur la production qui devrait augmenter le plaisir de produire plus, sont ratées d’avance, parce que c’est la propriété même des moyens de production qui est en jeu. Il ne s’agit pas pour les travailleurs de cogérer les entreprises avec les patrons, mais d’autogérer la société et leur vie sans avoir de maîtres. L’«extrémisme» et la «démocratie» des bureaucraties syndicales — comme ceux des groupes révolutionnaristes néo-bolcheviques qui ne les combattent que pour les remplacer — ne trompent même pas le pouvoir et, à plus forte raison, ne doivent pas tromper les prolétaires révolutionnaires. Le prolétariat ne s’abandonne entre les mains de ses «chefs» que lorsqu’il cherche à avoir davantage confiance en eux qu’il n’en a en lui-même. Le prolétariat est révolutionnaire ou n’est rien : s’il est révolutionnaire, il est la classe qui a l’avenir entre ses mains ; mais quand il ne l’est pas, il devient un simple accessoire des machines, une partie du capital contrainte de le servir involontairement à chaque moment de la vie quotidienne.
Le minimum insuffisant auquel il nous faut maintenant nous employer activement ne sera rien d’autre que de faire connaître, de soutenir et d’étendre l’agitation (il n’est pas difficile de fournir les exemples essentiels, ni d’alimenter l’émulation : insubordination à toutes les hiérarchies, sabotage des machines et de la marchandise, mise en pratique de la subjectivité radicale, grèves sauvages, organisation dans les usines) ; de relier et de radicaliser les luttes éparses ; de prendre la parole partout où c’est possible et utile afin de soutenir, diffuser et réaliser de telles idées et de telles nécessités ; de s’opposer consciemment aux syndicats et à leurs tentatives de fausse démocratie et de cogestion ouvrières dans les entreprises capitalistes ; de s’opposer à tous les récupérateurs, intellectuels, prêtres, étudiants, et à leurs idéologies ; de s’auto-organiser en groupes autonomes et d’imposer la communication à la base. Et quand seul le maximum sera suffisant : occupations permanentes de toutes les usines en balayant les syndicalistes et les dirigeants ; tout le pouvoir à l’assemblée des travailleurs ; organisation de l’autodéfense ; élection de délégués révocables agissant selon les mandants de l’assemblée et donc responsables devant elle ; appel à tous les travailleurs ; le chemin parcouru et la créativité collective feront le reste.
Camarades, le véritable résultat des luttes spontanées de cette période n’est pas le succès immédiat, mais l’extension toujours plus grande de la conscience et de l’organisation autonome des ouvriers. Le niveau atteint par la lutte de classe exprime déjà l’exigence de la création d’organisations ouvrières révolutionnaires au sein du prolétariat, en même temps qu’il en offre aujourd’hui les conditions favorables. Le degré d’autonomie que les travailleurs sauront atteindre décidera du sort du mouvement. Un semblable processus conduit à la formation de Conseils de travailleurs, reliés au moyen de délégués révocables à tout moment et devenant le seul pouvoir délibératif et exécutif dans tout le pays. Sitôt qu’il se soulève, le prolétariat trouve en lui-même les contenus et les moyens de son émancipation. Les 9 et 10 avril, dans leur lutte insurrectionnelle, les travailleurs de Battipaglia ont déjà expérimenté la première ébauche d’un Conseil. Et durant le mouvement des Conseils de 1920, à Turin, un manifeste Aux ouvriers et aux paysans de toute l’Italie proclamait déjà : «La lutte de conquête doit être menée avec des armes de conquête, et non plus seulement de défense. Une organisation nouvelle doit se développer en opposition directe aux organes de gouvernement des patrons ; elle doit pour cela surgir spontanément sur le lieu de travail et réunir tous les travailleurs, du fait que tous, comme producteurs, sont assujettis à une autorité qui leur est étrangère et doivent s’en libérer. (…) Voici l’origine pour vous de la liberté : l’origine d’une formation sociale qui, en s’étendant rapidement et universellement, vous mettra en situation d’éliminer du champ économique l’exploiteur et l’intermédiaire, et de devenir vous-mêmes les maîtres, les maîtres de vos machines, de votre travail, de votre vie…» La perspective du pouvoir absolu des Conseils de tous les travailleurs ne se place pas à la fin, mais au début du mouvement. L’autogestion de la lutte est la condition indispensable à l’autogestion de la société nouvelle. Que tous les moyens de production et de communication soient la propriété collective des travailleurs organisés en démocratie directe, voilà l’unique revendication qui contient toutes les autres et la seule à laquelle la bourgeoisie et l’État n’accéderont jamais, parce qu’elle signifie leur expropriation totale, et aussi bien la fin de la domination de classe, ce qui ne peut donc être conquis que par la révolution sociale.
PROLÉTAIRES, NE VOUS ARRÊTEZ PAS LÀ. ENCORE UN EFFORT SI VOUS VOULEZ ÊTRE MAÎTRES DE VOTRE VIE. L’ÉMANCIPATION DES TRAVAILLEURS SERA L’ŒUVRE DES TRAVAILLEURS EUX-MÊMES OU NE SERA PAS.
«On attend impatiemment le fameux tract. Quant à “augmenter la portée de notre voix”, si le contenu est, au fond, le même (avec simplement une précision bien choisie sur l’actualité), je crois que la forme serait tout de suite un saut qualitatif qui transformerait le contenu. Les amis français sont très favorables à cette idée.»
«Nous espérons voir bientôt votre affiche.»
«J’apprends ce matin par la radio qu’il y a eu hier des heurts sérieux à Milan [Le 19 novembre 1969, les syndicats avaient annoncé une journée de grève générale nationale sur la question des loyers. Les leaders syndicaux furent boycottés et insultés par les travailleurs, et la journée dégénéra en émeute. Un policier mourut au cours d’une manifestation. La presse accusa les groupuscules de gauche. Le film tourné au moment de l’accident disparut des archives de la télévision. Une enquête officielle établira plus tard que la mort fut occasionnée par une collision entre deux voitures de police.], qu’un policier est mort, etc. J’espère que vous êtes tous en bonne santé et en liberté.»
«Il nous semble, vu de loin, que la journée du 19 a marqué un nouveau stade important du mouvement. Est-ce que vous êtes tous en liberté ?»
«Quelques heures après avoir envoyé ma lettre numéro 10 à la plus belle écolière de Milan, j’ai vu Jon [Horelick] arriver chez moi, avec vos lettres 8 et 9. Nous sommes donc rassurés, et très heureux de ce qui se fait en Italie ; et particulièrement de ce que vous avez fait vous-mêmes. Pour simplifier un peu, je vais rassembler toutes les questions générales sur la situation italienne dans ma réponse — ci jointe — à la lettre de Paolo [Salvadori].
Votre affiche est magnifique ! Je fais une traduction française tout de suite, pour qu’elle puisse servir comme celle du “conflit sino-russe”.»
Ce que le prolétariat italien est en train de faire dans les usines et dans la rue n’est pas encore la révolution, mais est certainement déjà révolutionnaire. L’Italie se trouve au centre de la crise qui assaille de toutes parts le capitalisme bourgeois et bureaucratique, et qui déclenche le deuxième assaut des prolétaires de tous les pays contre tous les pouvoirs. Mais, aujourd’hui encore, on connaît surtout la vérité du mouvement qui s’annonce par la peur de ses ennemis plutôt que par la volonté affirmée de ses protagonistes directs. C’est dès maintenant un processus inéluctable, auquel il ne manque que la conscience de ce qu’il a déjà fait en quelques occasions pour savoir ce qu’il peut faire, et le faire partout.
Pour la première fois depuis longtemps, le retour de la lutte de classe trouve son commencement certain dans le nouveau mouvement spontané des révoltes ouvrières. Que l’expiration des conventions collectives et les agitations de soutien lancées par les syndicats durant les derniers mois aient quelquefois fourni une occasion de plus pour que se manifestent partout des luttes illégales décidées par les ouvriers et, çà et là, des débuts de soulèvement révèle à quel point les conditions subjectives et objectives étaient déjà présentes. Les conventions collectives ont été une conquête du mouvement ouvrier, mais elles ne lui ont jamais suffi et, aujourd’hui, elles sont pour le patronat la garantie d’une trêve sociale, la forme légale de l’achat du travail, la chaîne qui lie la classe des travailleurs à la classe des capitalistes et de leurs fonctionnaires. Mais maintenant les luttes réelles n’ont plus besoin de revendications pour commencer, parce que ce n’est même plus de revendications qu’il s’agit, mais d’un mouvement profond qui pose la question sociale dans sa vérité simple et qu’aucune mesure administrative ne pourra dissoudre.
Comme les conventions collectives ne sont pas le point de départ de ces luttes, personne ne s’attend vraiment à ce qu’elles cessent avec leur renouvellement. Elles sont au contraire destinées à croître quand il ne sera plus possible de cacher qu’elles sont d’abord réprimées par les syndicats qui tentent par tous les moyens de les freiner. Dans la situation présente, en faisant des grèves-surprises, sans préavis, les ouvriers se prononcent déjà contre les syndicats, contraignant ceux-ci à une récupération toujours plus difficile ; et ils savent déjà que, dans leur nouvelle révolte, il leur faut lutter d’abord contre eux. Les actions radicales accomplies — en Italie pour la première fois dans l’histoire — par les ouvriers de F.I.A.T. et de Pirelli au mois de septembre, les révoltes modernes et destructrices contre la marchandise et contre le travail sont aussi, pour le moment, des actions isolées qui ne se propagent que par leur exemplarité. C’est par le terrorisme de la falsification et par le monopole des liaisons que les syndicats isolent chaque lutte de toutes les autres, isolent les ouvriers des ouvriers, et font accepter dans chaque secteur des luttes partielles, dont ils détiennent les buts et le contrôle policier. De cette façon, ils veulent très clairement endormir les ouvriers par une interminable série de luttes qui ne changeront rien et tentent de se faire accepter des travailleurs en acceptant à moitié, comme un fait accompli, mais sans jamais les admettre, les actions même les plus violentes. Si le mouvement ouvrier veut l’emporter aujourd’hui sur tous les fronts des revendications — ce qui donne pour le moment une certaine force aux syndicats —, c’est parce qu’il veut, en liquidant vingt années d’illusions, se prouver à lui-même qu’il peut aller au-delà. Et cela contient déjà la raison de la défaite de tous les syndicats.
La situation est suffisamment avancée pour que les syndicats soient souvent contraints de ne plus suivre les ouvriers sur leur terrain, en niant simplement l’existence de leurs actions, mais elle n’est pas encore assez révolutionnaire pour que ces actions chassent les syndicats de leur propre terrain, en niant à ceux-ci tout crédit et tout pouvoir représentatif. Une semblable situation ne peut en aucun cas durer et se trouve devant l’alternative de s’étendre ou de disparaître (par la force conjointe de la répression et des négociations liquidatrices, en épuisant la majorité des travailleurs par des luttes exténuantes et des concessions toujours plus grandes, et, éventuellement aussi, par celle d’un «gouvernement populaire» soutenu par le parti dit communiste : il pourra lui aussi s’essayer à défendre le vieux monde, s’il sait prouver à la bourgeoisie qu’il lui est fidèle). Dans la mesure où il existe encore une situation précaire de paix, les travailleurs apprennent à se servir des syndicats comme de simples organismes de Sécurité sociale, sans illusions, mais, dans la mesure où cette situation glisse inévitablement vers la guerre civile, l’initiative passe résolument aux travailleurs ; ils n’apprennent pas seulement combien le système de production semi-automatisé est fragile, mais ils redécouvrent eux-mêmes leur classe, leur conscience et, avec leur conscience, leur force pratique. Usine après usine, les ouvriers lancent le signal par lequel ils se déclarent prêts à une attaque directe et générale, et cherchent des alliés parmi les nouvelles couches de travailleurs prolétarisés. Comme ils sont privés de la communication, les prolétaires se reconnaissent à travers leurs actions. Et les conséquences de leurs actions les poussent en avant.
La signification la plus profonde des luttes actuelles, celles dans lesquelles les ouvriers cherchent à se battre ouvertement contre leurs ennemis mais ne se trouvent la plupart du temps que face à «leurs» syndicats, tient dans le fait qu’elles rompent l’équilibre de guerre froide entre les travailleurs et les bureaucraties syndicales. Pour perfectionner l’organisation sociale de l’apparence dont ils deviennent dans la situation actuelle le meilleur soutien matériel, les syndicats demandent que l’on dissimule la présence «provocatrice» de la police dans les «conflits pacifiques du travail».
Dans leur rêve, ils s’imaginent, avec le parti dit communiste, «rendre inutile» la police en devenant eux-mêmes policiers, et ils veuelent acheter au Parlement, «au nom des travailleurs», le désarmement de la police en offrant en échange le désarmement du prolétariat.
Pour leur action, les syndicats ont besoin de l’existence du capital et de l’État, alors que l’intérêt des travailleurs réside dans leur abolition, parce qu’ils sont les producteurs de toute la richesse sociale et donc ses maîtres légitimes. En jouant les «extrémistes» face à un mouvement bien plus extrémiste qu’eux, les syndicats peuvent même croire avoir demandé avec cela le maximum que l’on puisse exiger du capital, mais sans jamais en discuter l’existence. Réformiste par nature, le syndicat reste le meilleur soutien d’un patronat devenu réformiste à son tour. Les bureaucraties politiques et syndicales ne sont donc pas des organisations ouvrières déchues ou qui auraient trahi, mais un mécanisme d’intégration à la société capitaliste, la société de la propriété privée ou de la propriété d’État, de la marchandise et du travail salarié.
Leur programme est de perpétuer la lutte des classes en en dispensant chaque jour un faible succédané ; pour ce faire, ils ne peuvent jamais désavouer trop ouvertement les initiatives de la base, mais ils doivent les sélectionner, se les approprier et jouer à la surenchère dans les revendications. En bref, ils cherchent, par une transformation apparente des conditions sociales, à corrompre les travailleurs avec des aumônes déguisées en conquêtes et à briser leur force révolutionnaire en rendant, momentanément, leurs conditions de survie aussi supportables et aisées que possible. Le problème des syndicats et des bureaucrates staliniens se réduit à la préoccupation misérable de se maintenir en conservant leur «pouvoir contractuel» ; mais, pour le conserver, ils sont contraints d’affronter tous les dangers afin de pouvoir se présenter comme les «représentants» exclusifs des travailleurs, au moment où la base ouvrière leur rend cela toujours plus difficile en les privant de leur seule justification. Ils doivent constater que chaque jour est pire pour eux que le précédent et qu’il leur faut maintenant se préoccuper sérieusement de leur avenir.
Ces luttes et leur perspective ne sont pas limitées à l’Italie, mais sont internationales. Le 30 mai 1968, pendant le mouvement des occupations en France, les situationnistes ont écrit dans une Adresse à tous les travailleurs : «Ceux qui ont déjà repoussé les accords dérisoires qui comblaient les directions syndicales ont à découvrir qu’ils ne peuvent pas “obtenir” beaucoup plus dans le cadre de l’économie existante, mais qu’ils peuvent tout prendre en en transformant toutes les bases pour leur propre compte. Les patrons ne peuvent guère payer plus ; mais ils peuvent disparaître.»
Il ne faut ni nourrir ni répandre des illusions sur les possibilités immédiates d’un succès complet. Le mouvement révolutionnaire du prolétariat revient après un demi-siècle d’anéantissement en trouvant ses ennemis bien soudés, bureaucrates et bourgeois. Mais, au commencement de la lutte révolutionnaire moderne, il importe de montrer le maximum auquel elle doit tendre tout de suite, et le terrain à partir duquel tout sera en jeu. Maintenant, les travailleurs doivent réussir, dans les usines et partout, à prendre la parole pour leur propre compte et à dire ce qu’ils veulent. Mais pour le faire, ils découvriront vite qu’il leur faut d’abord créer, par leur action autonome, les conditions concrètes, partout inexistantes, qui leur permettent de parler et d’agir, et qu’il leur faut donc renverser les conditions existantes. Le péril majeur, qu’il ne faut jamais manquer de dénoncer et qui apparaît aujourd’hui avec le caractère périlleux des luttes ouvrières autonomes, est que les syndicats, à la recherche d’un appui maintenant incertain, s’adaptent à la tendance à la démocratie directe exprimée par la base, en en adoptant de façon trompeuse les méthodes (assemblées ratifiant les décisions déjà prises, référendum, contrôle de la production, etc.). Les concessions que certains secteurs ont déjà obtenues et que les autres finiront par obtenir tendent à freiner le processus de la lutte de classe, mais elles ne serviront en aucun cas à le bloquer (comme n’a pu le faire la «solution globale» proposée lors des accords de F.I.A.T.-Mirafiori du 26 juin). Les manœuvres des syndicats en accord avec les directions des entreprises et le programme capitaliste pour faire participer les travailleurs à leur exploitation, en leur offrant un pseudo-contrôle sur la production qui devrait augmenter le plaisir de produire plus, sont ratées d’avance, parce que c’est la propriété même des moyens de production qui est en jeu. Il ne s’agit pas pour les travailleurs de cogérer les entreprises avec les patrons, mais d’autogérer la société et leur vie sans avoir de maîtres. L’«extrémisme» et la «démocratie» des bureaucraties syndicales — comme ceux des groupes révolutionnaristes néo-bolcheviques qui ne les combattent que pour les remplacer — ne trompent même pas le pouvoir et, à plus forte raison, ne doivent pas tromper les prolétaires révolutionnaires. Le prolétariat ne s’abandonne entre les mains de ses «chefs» que lorsqu’il cherche à avoir davantage confiance en eux qu’il n’en a en lui-même. Le prolétariat est révolutionnaire ou n’est rien : s’il est révolutionnaire, il est la classe qui a l’avenir entre ses mains ; mais quand il ne l’est pas, il devient un simple accessoire des machines, une partie du capital contrainte de le servir involontairement à chaque moment de la vie quotidienne.
Le minimum insuffisant auquel il nous faut maintenant nous employer activement ne sera rien d’autre que de faire connaître, de soutenir et d’étendre l’agitation (il n’est pas difficile de fournir les exemples essentiels, ni d’alimenter l’émulation : insubordination à toutes les hiérarchies, sabotage des machines et de la marchandise, mise en pratique de la subjectivité radicale, grèves sauvages, organisation dans les usines) ; de relier et de radicaliser les luttes éparses ; de prendre la parole partout où c’est possible et utile afin de soutenir, diffuser et réaliser de telles idées et de telles nécessités ; de s’opposer consciemment aux syndicats et à leurs tentatives de fausse démocratie et de cogestion ouvrières dans les entreprises capitalistes ; de s’opposer à tous les récupérateurs, intellectuels, prêtres, étudiants, et à leurs idéologies ; de s’auto-organiser en groupes autonomes et d’imposer la communication à la base. Et quand seul le maximum sera suffisant : occupations permanentes de toutes les usines en balayant les syndicalistes et les dirigeants ; tout le pouvoir à l’assemblée des travailleurs ; organisation de l’autodéfense ; élection de délégués révocables agissant selon les mandants de l’assemblée et donc responsables devant elle ; appel à tous les travailleurs ; le chemin parcouru et la créativité collective feront le reste.
Camarades, le véritable résultat des luttes spontanées de cette période n’est pas le succès immédiat, mais l’extension toujours plus grande de la conscience et de l’organisation autonome des ouvriers. Le niveau atteint par la lutte de classe exprime déjà l’exigence de la création d’organisations ouvrières révolutionnaires au sein du prolétariat, en même temps qu’il en offre aujourd’hui les conditions favorables. Le degré d’autonomie que les travailleurs sauront atteindre décidera du sort du mouvement. Un semblable processus conduit à la formation de Conseils de travailleurs, reliés au moyen de délégués révocables à tout moment et devenant le seul pouvoir délibératif et exécutif dans tout le pays. Sitôt qu’il se soulève, le prolétariat trouve en lui-même les contenus et les moyens de son émancipation. Les 9 et 10 avril, dans leur lutte insurrectionnelle, les travailleurs de Battipaglia ont déjà expérimenté la première ébauche d’un Conseil. Et durant le mouvement des Conseils de 1920, à Turin, un manifeste Aux ouvriers et aux paysans de toute l’Italie proclamait déjà : «La lutte de conquête doit être menée avec des armes de conquête, et non plus seulement de défense. Une organisation nouvelle doit se développer en opposition directe aux organes de gouvernement des patrons ; elle doit pour cela surgir spontanément sur le lieu de travail et réunir tous les travailleurs, du fait que tous, comme producteurs, sont assujettis à une autorité qui leur est étrangère et doivent s’en libérer. (…) Voici l’origine pour vous de la liberté : l’origine d’une formation sociale qui, en s’étendant rapidement et universellement, vous mettra en situation d’éliminer du champ économique l’exploiteur et l’intermédiaire, et de devenir vous-mêmes les maîtres, les maîtres de vos machines, de votre travail, de votre vie…» La perspective du pouvoir absolu des Conseils de tous les travailleurs ne se place pas à la fin, mais au début du mouvement. L’autogestion de la lutte est la condition indispensable à l’autogestion de la société nouvelle. Que tous les moyens de production et de communication soient la propriété collective des travailleurs organisés en démocratie directe, voilà l’unique revendication qui contient toutes les autres et la seule à laquelle la bourgeoisie et l’État n’accéderont jamais, parce qu’elle signifie leur expropriation totale, et aussi bien la fin de la domination de classe, ce qui ne peut donc être conquis que par la révolution sociale.
PROLÉTAIRES, NE VOUS ARRÊTEZ PAS LÀ. ENCORE UN EFFORT SI VOUS VOULEZ ÊTRE MAÎTRES DE VOTRE VIE. L’ÉMANCIPATION DES TRAVAILLEURS SERA L’ŒUVRE DES TRAVAILLEURS EUX-MÊMES OU NE SERA PAS.
Internazionale situazionista, 19 novembre 1969.
Les situationnistes ne s’appellent pas «communistes» tout simplement pour ne pas se confondre avec les cadres des bureaucraties anti-ouvrières prosoviétiques ou prochinoises, vestiges du grand échec révolutionnaire à partir duquel s’est étendue la dictature universelle de l’Économie et de l’État.
Les situationnistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis soi-disant «ouvriers».
Les situationnistes refusent de reproduire parmi eux les conditions hiérachiques du monde dominant. Ils dénoncent partout la politique spécialisée des chefs des groupes et partis hiérarchisés, qui fondent sur la passivité organisée de leurs militants leur force oppressive et mensongère de future classe dominante.
Les situationnistes ne proclament pas de principes idéologiques sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement du prolétariat et donc le diriger. Ils considèrent que jusqu’à maintenant l’idéologie révolutionnaire n’a fait que changer de main : il s’agit aujourd’hui de la dissoudre en lui opposant la théorie révolutionnaire.
Les situationnistes sont le courant le plus radical du mouvement prolétarien dans de nombreux pays, celui qui va toujours de l’avant. S’efforçant d’éclairer et de coordonner les luttes éparses des prolétaires révolutionnaires, ils contribuent à donner aux prolétaires leurs raisons. Se proposant d’être le plus haut degré de la conscience révolutionnaire internationale, ils ont pu annoncer partout, avec la nouvelle critique théorique, le retour de la révolution moderne. On ne les craint pas tant pour l’importance des pouvoirs qu’ils détiennent que pour l’usage qu’ils en font.
Ils n’ont pas d’intérêt distinct de ceux du prolétariat dans son ensemble. Ils s’attendent à tout et n’ont rien à craindre des prétendus excès qui marquent à la fois la profondeur critique de l’époque nouvelle et la richesse positive de la vie quotidienne libérée qui s’y fait jour.
Dans toutes les luttes actuelles, les situationnistes mettent toujours en avant la question de l’abolition de «tout ce qui existe indépendamment des individus» comme la question décisive du mouvement de négation de la société existante.
Les situationnistes ne s’abaissent pas dissimuler leurs positions ni leurs intentions. Ils proclament hautement que leur seul intérêt et leur seul but n’est que de rendre premanente la révolution sociale, jusqu’à ce que soit concentrée dans la fédération internationale des Conseils de travailleurs tous les pouvoirs, le pouvoir de chacun sur tous les aspects de la vie quotidienne, c’est-à-dire de l’économie, de la société et de l’histoire. Il ne peut donc s’agir d’une transformation de la propriété privée ou d’État, mais de son abolition ; ni d’un apaisement des antagonismes de classe, mais de l’abolition des classes ; ni de l’amélioration de la société actuelle, mais de la création d’une société nouvelle ; ni d’une réalisation partielle destinée à engendrer une nouvelle division, mais de l’intolérance définitive à l’égard de tout nouveau déguisement du vieux monde.
Les situationnistes ne doutent pas que l’unique programme possible de la révolution moderne passe inévitablement par la formation des Conseils de tous les travailleurs, lesquels, en reconnaissant clairement tous leurs ennemis, deviennent le seul pouvoir.
C’est vers l’Italie surtout que se tourne l’attention des révolutionnaires, parce que l’Italie est à la veille d’un soulèvement général sur la voie de la révolution sociale.
Supplément au numéro 1 de la revue Internazionale situazionista. Tous les camarades qui se trouvent en accord cohérent avec ce que nous disons et qui veulent recevoir nos publications peuvent écrire à Internazionale situazionista, C.P. 1532 - Milan.
Traduit de l’italien par Joël Gayraud et Luc Mercier
(Écrits complets de la section italienne de l’I.S.,
Éditions Contre-Moule, juin 1988).
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«On attend impatiemment le fameux tract. Quant à “augmenter la portée de notre voix”, si le contenu est, au fond, le même (avec simplement une précision bien choisie sur l’actualité), je crois que la forme serait tout de suite un saut qualitatif qui transformerait le contenu. Les amis français sont très favorables à cette idée.»
Lettre de Guy Debord
à Eduardo Rothe, 8 novembre 1969.
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«Nous espérons voir bientôt votre affiche.»
Lettre de Guy Debord
à Gianfranco Sanguinetti, 13 novembre 1969.
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«J’apprends ce matin par la radio qu’il y a eu hier des heurts sérieux à Milan [Le 19 novembre 1969, les syndicats avaient annoncé une journée de grève générale nationale sur la question des loyers. Les leaders syndicaux furent boycottés et insultés par les travailleurs, et la journée dégénéra en émeute. Un policier mourut au cours d’une manifestation. La presse accusa les groupuscules de gauche. Le film tourné au moment de l’accident disparut des archives de la télévision. Une enquête officielle établira plus tard que la mort fut occasionnée par une collision entre deux voitures de police.], qu’un policier est mort, etc. J’espère que vous êtes tous en bonne santé et en liberté.»
Lettre de Guy Debord
à Gianfranco Sanguinetti, 20 novembre 1969.
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«Il nous semble, vu de loin, que la journée du 19 a marqué un nouveau stade important du mouvement. Est-ce que vous êtes tous en liberté ?»
Lettre de Guy Debord
à Connie, 22 novembre 1969.
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«Quelques heures après avoir envoyé ma lettre numéro 10 à la plus belle écolière de Milan, j’ai vu Jon [Horelick] arriver chez moi, avec vos lettres 8 et 9. Nous sommes donc rassurés, et très heureux de ce qui se fait en Italie ; et particulièrement de ce que vous avez fait vous-mêmes. Pour simplifier un peu, je vais rassembler toutes les questions générales sur la situation italienne dans ma réponse — ci jointe — à la lettre de Paolo [Salvadori].
Votre affiche est magnifique ! Je fais une traduction française tout de suite, pour qu’elle puisse servir comme celle du “conflit sino-russe”.»
Lettre de Guy Debord
à Gianfranco Sanguinetti, 24 novembre 1969.
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«D’après les nouvelles que nous fournissait la radio du 20 novembre, nous avions l’impression qu’avec la journée du 19 — pour continuer la comparaison française — vous êtes arrivés “au matin du 11 mai” [Le 11 mai 1968, à 2h15 du matin, les forces de l’ordre donnaient l’assaut aux barricades du Quartier latin.]. Mais la crise italienne continuant sur le rythme italien que vous avez décrit à Venise, toute la question maintenant est de savoir combien de temps va encore passer avant que soit atteint “le 14 mai” [Le 14 mai, au lendemain du retrait de la police, fut fondé le Comité Enragés-Internationale situationniste et se tint la première assemblée générale des occupants dans la Sorbonne.].
Les informations de ta lettre du 16 [Paolo Salvadori écrivait : «Jeudi 13, chez Fiat à Turin a été brûlé le siège de la “Commission ouvrière” (syndicale) à l’intérieur de l’usine. Sur un mur il y avait écrit : “POUR LE MOMENT LES CHOSES”.»] (plus celles que Gianfranco a ajoutées le 20) confirment bien la profondeur du mouvement. Certainement, la décomposition du gouvernement — qui, dans l’information journalistique, est ici présentée comme la cause principale des troubles — en réalité n’est que le reflet dans les superstructures politiques et administratives de la lutte de classes qui ébranle toute la société italienne. Dans le mouvement prolétarien mondial qui remonte, l’Italie est au cœur des contradictions du vieux monde : modernisation économique et arriération relative, puissance de la bureaucratie ouvrière liée à l’Est totalitaire et libéralisme bourgeois. Sa classe dominante devient le plus faible maillon de la chaîne de tous les pouvoirs institués, parce que la classe ouvrière devient la plus consciente et se manifeste avec le plus de force. La possibilité de participation stalinienne au gouvernement exprime non seulement la politique d’“union sacrée” à l’échelle italienne, mais l’union sacrée de toutes les classes dominantes, bourgeoises et bureaucratiques-totalitaires, à l’échelle mondiale, pour combattre la révolution. Naturellement, les rivalités très réelles des différentes couches, et même des formations opposées, de classe dominante créent une confusion extraordinaire, et amusante. Certainement une analyse comme celle que Marx a faite des luttes de classes en 1848-51 serait un très bon travail.
D’un point de vue tactique, il faut tenir compte de cette différence avec mai : nous avions un “pouvoir fort”, une majorité parlementaire solide, et finalement le pouvoir personnel d’un homme de caractère. Une grande partie de la situation présente en Italie (mais ceci, évidemment, seulement du côté gouvernemental et parlementaire) ressemble beaucoup plus à mai 1958, à la fin misérable de la IVe République. Ceci a des aspects favorables, et des aspects menaçants : en mai 1968, personne dans la classe dominante n’était trop inquiet au début (malgré la stupeur) parce que de Gaulle les rassurait, et que les staliniens mêmes admettaient implicitement que de Gaulle est inébranlable. La vraie panique n’a commencé qu’entre le 16 et le 26 mai, pour devenir totale entre le 27 et le 30. La bourgeoisie italienne a bien plus de raisons de craindre les staliniens, et surtout elle en a encore davantage de craindre les ouvriers. Elle peut choisir la carte stalinienne ou la carte militaire. Si elle hésite trop longtemps à choisir, on peut aller à la guerre civile qui, selon le moment, pourrait comporter les staliniens dans un camp ou dans un autre. En bons termes stratégiques, la bourgeoisie (c’est-à-dire sa fraction déléguée au gouvernement de l’État) devrait maintenant faire son choix très vite, car il est pour elle extrêmement dangereux de laisser plus longtemps s’user le frein stalinien dans sa fonction actuelle : s’il est soudainement cassé, la guerre civile deviendra inévitable, et même commencera mal pour la bourgeoisie et ses alliés.
Il est impossible que l’actuel régime italien, malgré sa paralysie et son désordre, disparaisse sans combattre. La chute de la IVe République était très facile parce que de Gaulle était, en 1958, le recours rassurant envisagé depuis longtemps. Personne en Italie n’a une telle place. Mais surtout, la bougeoisie française n’était pas menacée en 1958. C’était seulement une partie du personnel politique qui était mise au rebut par un soulèvement de colons ; par une couche fascisante encombrante, mais locale, exotique. Devant le prolétariat italien, la bourgeoisie fera tout pour résister. Bien entendu, quand je parle du choix stratégique que la bourgeoisie devrait faire vite, je ne veux pas dire qu’elle aura effectivement l’intelligence et la force de prendre une décision prochainement. Pourtant, il lui faut choisir quel degré de violence, et sur quel terrain (par exemple : entrée de staliniens au gouvernement, vastes réformes promises, grosses augmentations des salaires, et répression des extrémistes provocateurs qui voudront continuer), elle va opposer à la violence prolétarienne.
Il est bien probable que bourgeois et bureaucrates auront su faire cette constatation d’une autre différence importante avec le mouvement des occupations en France : les ouvriers italiens sont en ce moment déjà à un degré de radicalité qu’ils n’avaient atteint en France qu’à la fin de mai (pour ne pas affirmer trop vite qu’ils sont en fait à un degré supérieur, mais je le crois).
Les mutineries dans la police sont un signe d’une extrême importance et d’une très grande gravité (pour la bourgeoisie, mais aussi, immédiatement, pour les émeutiers qui pourraient bien être mitraillés dans les rues). Deux chefs du gouvernement — je ne sais trop quels ministres — viennent discuter avec les mutins à Milan, tout à fait comme un ministre maoïste avec un général oppositionnel à Wou-Han ! [«En juillet 1967 le général Chen Tsai-tao fait arrêter deux des principaux dirigeants de Pékin venus négocier avec lui ; le Premier ministre doit faire le voyage, et on annonce comme une “victoire” qu’il a obtenu la restitution de ses émissaires.» (Le Point d’explosion de l’idéologie en Chine, rédigé par Guy Debord, cf. I.S. no 11, p. 10.)] Tu écrivais, le 16, que les syndicats et la police sont les seules organisations institutionnelles qui fonctionnent encore en Italie. Maintenant, l’une est ébranlée en même temps que l’autre. Il est sûr que, si la police se révolte et ouvre le feu sur les émeutiers, les staliniens auront vraiment beaucoup de mal à empêcher des soulèvements ouvriers en réponse (une grande partie des troupes de choc du parti stalinien lui échapperait).
Je note tout ceci très vite. Il y a donc une certaine confusion. J’ai gardé pour la fin de cette lettre ce qui concerne votre action. Votre “première action en milieu ouvrier” est un capolavoro ! [Chef d’œuvre.] C’est vraiment le texte qui devait être publié ce jour-là, et comme la journée a été à la hauteur de vos prévisions, il a dû sûrement être très frappant pour beaucoup de lecteurs. La réussite de la diffusion, avec les moyens que vous avez, est remarquable. C’est une chance que vous n’ayez pas eu plus d’ennuis pendant cette opération.
Les Français n’ont pas communiqué assez clairement à Venise ce point de notre expérience : nous nous sommes, presque tous, trouvés dans des situations dangereuses plus souvent encore du fait des staliniens, gauchistes ou bureaucrates étudiants, que du fait des forces de police que l’on affrontait deux ou trois soirs par semaine. En Italie, si bientôt le mouvement va plus loin qu’en mai, beaucoup de gens seront armés ; et il sera encore plus dangereux, évidemment, d’être attaqués par des staliniens ou autres, vous dénonçant à l’occasion comme fascistes ou provocateurs. On pourra être fusillé à l’instant pour avoir rencontré des bureaucrates sur un terrain qu’ils contrôlent. Il faut garder une certaine prudence.»
Lettre de Guy Debord
à Paolo Salvadori, 24 novembre 1969.