Attestations

Publié le par la Rédaction




Attestations

Les rares œuvres de ma jeunesse ont été spéciales. Il faut admettre qu’un goût de la négation généralisée les aura unifiées. C’était en grande harmonie avec la vie réelle que nous menions alors.

L’art moderne avait été, voilà peu de temps encore, critique et révolutionnaire. «Dans le monde de la décomposition nous pouvons faire l’essai mais non l’emploi de nos forces.» Beaucoup de mauvaises intentions trouvaient là des couvertures presque honorables.

J’ai commencé par un film sans images, le long-métrage Hurlements en faveur de Sade, en 1952. L’écran était blanc sur les paroles, noir avec le silence, qui allait grandissant ; l’ultime plan-séquence noir durait à lui seul vingt-quatre minutes. «Les conditions spécifiques du cinéma permettaient d’interrompre l’anecdote par des masses de silence vide.» Les ciné-clubs, soulevés d’horreur, criaient trop fort pour entendre le peu qui aurait pu encore les choquer dans le dialogue.

Asger Jorn m’a apporté, en 1958, une occasion d’aller plus loin. J’ai publié des Mémoires qui n’étaient franchement composés que de citations très variées, sans compter une seule phrase, même brève, qui soit de moi. J’ai offert cet anti-livre à mes amis, sans plus. Personne d’autre n’a été avisé de son existence. «Je voulais parler la belle langue de mon siècle.» Je ne tenais pas tellement à être écouté.

Entre-temps, en 1953, j’avais écrit moi-même, mais à la craie, sur un mur de la rue de Seine que noircissait la patine des ans, le redoutable slogan Ne travaillez jamais. On a cru tout d’abord que je plaisantais (le passant qui aura sauvé le document pour l’histoire avait pensé à photographier l’inscription parce qu’il la destinait à une série de cartes postales humoristiques).

Je n’ai en tout cas pas dit le moindre bien de ces Mémoires, en leur temps. Et je ne crois pas qu’il y aurait plus à en dire maintenant. J’avais prouvé d’emblée ma sobre indifférence envers le jugement du public, puisque celui-ci n’était même plus admis à voir l’ouvrage. Le temps de telles conventions n’était-il pas dépassé ? Ainsi mes Mémoires, depuis trente-cinq ans, n’ont jamais été mis en vente. Leur célébrité est venue de n’avoir été répandus que sur le mode du potlatch : c’est-à-dire du cadeau somptuaire, qui met l’autre au défi de donner en retour quelque chose de plus extrême. Des gens si hautains montrent par là qu’ils sont capables de tout, mais dans leur sens.

Ces quelques précisions feront mieux voir combien j’étais fondé à résumer ainsi ce moment, dans mon Panégyrique de 1989 : «Nos seules manifestations, restant rares et brèves dans les premières années, voulaient être complètement inacceptables ; d’abord surtout par leur forme et plus tard, s’approfondissant, surtout par leur contenu. Elles n’ont pas été acceptées.»

Guy Debord - octobre 1993.

[Ces Attestations ont paru en novembre 1993 en préface à l’édition en fac-similé des Mémoires remarquablement publiée par Jean-Jacques Pauvert aux Belles Lettres. Tous les exemplaires encore en stock de cette édition furent détruits lors de l’incendie qui ravagea les entrepôts dans la nuit du 29 au 30 mai 2002.]

Publié dans Debordiana

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