Administration du désastre
Je m’indigne, tu t’indignes, ils s’indignent… Nous passons notre temps à cela, à rebondir sur la dernière saillie d’un séide sarkozyste et nous en offusquer ; avant de passer à autre chose. Inutile : pourquoi s’étonner qu’un régime dégueulasse se comporte comme tel ? Plus que les mots, il faut désormais des actes. Ceux d’une contre-offensive, radicale et vivante.
Administration du désastre [Le titre de ce billet est en partie emprunté à celui d’un ouvrage de René Riesel et Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, publié à L’Encyclopédie des nuisances.]
Une phrase — intolérable, scandaleuse, hideuse. Une réaction — concert de protestations, scandale. Et le reflux : l’écume médiatique s’évapore, la vague indignée se retire. Retour au calme — le morne et sourd silence d’un pays apathique, moche et aigri, ça sent la marée, ça pue la vase.
Il est des choses que nous ne pouvons plus nous permettre. Rebondir — pour s’en effaroucher et s’en scandaliser — sur le dernier commentaire abject de l’un des séides du sarkozysme en fait partie. Luxe inutile. Non qu’il n’y ait matière à indignation ; il n’y a jamais eu autant «matière à», et il en sera ainsi jusqu’à 2012, et sans doute au-delà.
Non qu’il n’y ait matière à indignation, donc. Juste que celle-ci n’est qu’une énième forme de cette administration du désastre devenue l’ordinaire de notre vie publique. Les justes s’indignent, mais les indignes politiques passent. Elles passent même d’autant mieux, peut-être, que les protestations sont — au fond — une insidieuse façon de nier la réalité des choses.
Dit autrement : c’est déjà pire. S’en étonner — encore et toujours — n’est qu’un moyen de le camoufler. Comme si chaque déclaration abjecte, la dernière en date venant effacer la précédente, ne s’intégrait pas pleinement dans leur logique, ne décrivait pas exactement la politique menée depuis qu’ils se sont promulgués maître des forges patriotiques… Faut-il s’indigner de cette saillie d’Éric Besson — «Si la conclusion de cet entretien est que mon ministère doit être une fabrique à bons Français, j’y souscris bien volontiers… Qu’est-ce qui serait gênant à ce que le ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale soit une usine à production de bons Français ? C’est très bien !» ? Pourquoi ? Le ministre fait-il là montre d’un projet nouveau, d’une inflexion radicale de sa politique ? Grimpe-t-il d’un ton dans l’abjection ? Donne-t-il à voir quelque chose de neuf, porte entrouverte sur une surprenante dégueulasserie ?
Non. Trois fois : non.
Éric Besson dit juste tout haut ce que les siens font — tout haut aussi. Les institutions de ce pays, mouvement initié de longue date mais accéléré depuis les élections de mai 2007 — tellement accéléré… —, n’ont plus d’autre fonction que de «produire» «de bons Français», et d’exclure ceux qui ne sont pas jugés tels. Texto. Depuis la création du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, les choses sont claires, évidentes, et trois ans de politique sarkozyste n’ont fait que le confirmer : ce gouvernement n’a d’autre ambition que de définir puis trier les «bons Français» des mauvais. Il est sans doute temps de cesser de s’en offusquer pour en prendre acte, d’abandonner l’indignation et la sidération pour une lutte plus frontale.
Il y a un mensonge profond dans la façon dont ceux de notre camp (au sens large) mènent le prétendu combat. Soit cette référence permanente à de prétendus idéaux républicains — «Liberté, égalité, bla-bla…», «France, pays des droits de l’Homme», etc. —, grands principes ayant ceci de commode qu’ils peuvent être foulés aux pieds pendant des jours, des semaines, des mois et des années sans que leur fiction mobilisatrice ne perde de sa force. C’est absurde. Naïf. Comme si les passions et haines morbides pouvaient s’évacuer aussi rapidement qu’elles ont été convoquées… Comme si on allait tirer — par exemple, à la prochaine élection présidentielle — un grand drap blanc sur ce triste cadavre qu’on appelle France pour en voir naître une autre mouture, sans pestilence ni mauvaise haleine…
De tel, il n’y aura rien. Ce ne sont pas là choses qui se balayent d’un revers de main, disparaissent en quelques jours, chasse d’eau tirée pour dire au-revoir la haine, au-revoir les passions morbides, prétendre que nous serions désormais un pays tout beau tout neuf. S’il y a bien quelque chose à retenir de l’opuscule à gros tirage d’Alain Badiou [De quoi Sarkozy est-il le nom, est-il nécessaire de le citer ?], c’est cette idée que le locataire de l’Élysée est d’abord le reflet, la traduction d’un phénomène national plus profond. Nous pourrons toujours évacuer le premier, le second n’en disparaîtra pas pour autant.
C’est difficile d’être conséquent. Si nous devions l’être, notre première responsabilité serait de prendre acte de l’ampleur du désastre — il est radical. La deuxième en découle, qui nous éloignerait de toute vaine agitation — s’indigner des propos d’Éric Besson (lui ou un autre) a autant de sens que d’aller arpenter les rues sur convocation des syndicats. Compréhensible et louable. Gentillet. Et tout-à fait inutile. Nos mots ne les arrêteront pas, non plus que de sages manifestations en rangs gentiment serrés. Il n’y aura rien pour les stopper, d’ailleurs, hors une opposition violente et de masse, ou une profonde révolution des consciences — celle de l’insurrection de la vie et de la beauté contre l’ordre mortifère des choses [«Ce que nous devons redécouvrir c’est notre propre inventivité, c’est la conscience de notre richesse créative. Il faut cesser de geindre sur ce qui nous déconstruit et rebâtir notre vie individuellement et collectivement», posait Raoul Vaneigem, en un entretien accordé voilà deux ans à A11. On ne saurait mieux dire. ]. Ni l’un ni l’autre ne pointent à l’horizon.
JBB - Article XI, 29 septembre 2010.