Preuves du crime : des articles et l'accès à des bibliothèques
Sept personnes sont poursuivies en Allemagne pour appartenance à une organisation terroriste. Trois universitaires, dont le sociologue Andrej Holm — placé en détention provisoire — se voient reprochés des articles et des publications scientifiques ainsi que l’accès à des bibliothèques, qui feraient d’eux les têtes pensantes d’un groupe terroriste. Ces accusations ont suscité de vives réactions en Allemagne comme à l’étranger. Le débat sur les formes de la protestation sociale et sur la société de surveillance est relancé.
Depuis le 1er août, Florian L., Axel H., Oliver R. et Andrej Holm se trouvent en détention provisoire à la prison de Moabit, à Berlin. Ils sont suspectés, de même que trois autres personnes, d’appartenir à un groupe considéré comme terroriste en Allemagne, le militante Gruppe (groupe militant). En 2006, une enquête avait été ouverte contre ces sept personnes pour appartenance à une organisation terroriste. Elles ne l’ont appris qu’au moment de leur inculpation. Fondée sur le paragraphe 129a du code pénal allemand, cette enquête a donné à la police les moyens légaux d’épier jusqu’aux moindres détails de leur vie privée.
Florian L., Axel H.et Oliver R. ont été arrêtés le 31 juillet alors qu’ils avaient tenté d’incendier des véhicules militaires. Le même jour, des perquisitions ont été menées à Berlin et à Leipzig. Elles ont conduit à l’arrestation d’Andrej Holm, sociologue enseignant à l’université Humboldt de Berlin et journaliste. Mises en causes dans la même enquête, trois autres personnes, dont le politologue Matthias B., ont été laissées en liberté. On leur reproche des publications scientifiques et des articles publiés dans le quotidien Junge Welt et le magazine Telegraph, principal samizdat d’opposition de l’ex-Allemagne de l’Est. Si les medias ne s’en sont pas fait l’écho, ces inculpations ont suscité de vives protestations en Allemagne. De nombreux témoignages de soutien se sont également exprimés depuis l’étranger, pour exiger la libération des prisonniers et l’arrêt des poursuites pour «organisation terroriste».
«En capacité intellectuellement de rédiger des textes exigeants»
L’argumentation justifiant l’inculpation pour organisation terroriste est stupéfiante. Parmi les prévenus, trois chercheurs en sciences sociales sont mis en cause parce qu’ils seraient «en capacité intellectuellement de rédiger les textes exigeants du militante Gruppe». C’est ce qu’il ressort du mandat d’arrêt délivré contre Andrej Holm. Toujours selon ce document, Matthias B. aurait employé dans ses publications scientifiques des «phrases» et des «mots-clés» que le militante Gruppe utilise lui aussi. De plus, «il a accès, en tant que collaborateur d’un institut de recherche, à des bibliothèques qu’il peut utiliser en toute discrétion pour mener les recherches nécessaires à la rédaction des textes du militante Gruppe». Si l’on suit la logique du procureur, tout chercheur, tout journaliste, tout auteur est susceptible de poursuites pour terrorisme. Et si les bibliothèques offrent la possibilité d’étayer des revendications politiques, la prochaine étape dans la lutte contre le terrorisme sera-t-elle de les fermer ?
Dans un autre registre, un des prévenus se voit reprocher des rendez-vous «conspiratifs» avec d’autres inculpés. «Ils ont régulièrement convenu de rencontres, sans en évoquer le lieu, le moment et la nature», précise l’acte d’accusation. Élément manifestement aggravant : cette personne est «active dans les milieux d’extrême-gauche».
Chez l’un des accusés, la police a trouvé une liste de noms et d’adresses mentionnant trois des personnes poursuivies. Preuve supplémentaire du réseau terroriste : Andrej Holm entretiendraient des contacts étroits avec les trois personnes restées libres. Il aurait en outre joué un rôle actif «dans la résistance mise en scène par les milieux d’extrême-gauche, au sommet de l’économie mondiale en 2007 à Heiligendamm». Et présenté un «comportement conspiratif» en n’ayant pas son téléphone portable sur lui lors d’un rendez-vous.
Gentrification
Les reproches formulés dans le mandat d’arrêt d’Andrej Holm mettent en évidence une construction basée sur des analogies hasardeuses. Peinant à justifier les hypothèses qui devraient fonder l’accusation «d’organisation terroriste», c’est par leur imbrication que le procureur entend dégager cette impression. Ainsi, les compétences scientifiques, les capacités intellectuelles et l’accès à des bibliothèques, feraient des universitaires les têtes pensantes d’une organisation terroriste. Le procureur en veut pour preuve que le militante Gruppe utilise les mêmes termes qu’eux. Et notamment celui de «gentrification». L’accusation prête d’autant plus à sourire que les travaux scientifiques d’Andrej Holm et Mattias B. sont précisément axés sur les processus de transformation urbaine.
Des liens amicaux ou professionnels existants entre certains inculpés, le procureur tire la conclusion qu’il s’agit d’une organisation. Des conversations téléphoniques sont qualifiées de «conspiratives» parce qu’elles ne mentionnent pas le lieu et l’heure d’un rendez-vous. De même, une personne placée sous surveillance policière est perçue comme doublement suspecte dès lors qu’elle n’a pas son téléphone portable sur elle. En Allemagne comme ailleurs, de plus en plus de personnes se savent être l’objet d’écoutes sauvages en raison de leur engagement politique. La tentative de s’en protéger, somme toute normale, est elle aussi criminalisée.
À l’université Humboldt de Berlin, de nombreux chercheurs et enseignants ont rapidement réagi à la mise en cause de leurs collègues. «Cette accusation rend potentiellement criminelle toute activité scientifique et tout travail politique — en particulier lorsqu’il s’agit de collègues engagés politiquement et intervenant dans les débats de société. Elle vise à faire passer la recherche critique, et celle liée plus précisément à un engagement politique, à un leadership idéologique et à du terrorisme», écrivent-ils dans une lettre ouverte au ministre de la Justice. Exigeant l’arrêt des poursuites pour organisation terroriste et la libération des quatre prisonniers, elle a reçu les signatures de nombreux universitaires allemands et étrangers. La société américaine de sociologie s’y est jointe en bloc, avec l’appui des professeurs Mike Davis, Saskia Sassen et Richard Sennett notamment. Les soutiens de l’édition polonaise du Monde diplomatique, du Pr. Tadeusz Kowalik et de Zbigniew M. Kowalewski (anciens opposants à Solidarnosc dans les années 80) se sont exprimés depuis la Pologne. Plusieurs groupes de la gauche parlementaire et extraparlementaire allemande, des organisations comme ATTAC défendent la même position.
L’accusation «d’organisation terroriste» ne tient pas. Le fait que trois des inculpés aient tenté d’incendier des camions militaires ne fait pas d’eux des terroristes. D’un point de vue juridique, le chef d’inculpation de «tentative d’incendie» était le seul réellement approprié.
Criminaliser le mouvement social
En revanche, ce que l’inculpation révèle, c’est la volonté de l’État allemand de criminaliser le mouvement social. Elle se veut une démonstration de force. Elle n’est en fait qu’un signe de faiblesse d’un gouvernement qui, bien qu’il se prévale du dialogue social et de la démocratie, refuse de tenir compte de la critique sociale. Avec la mise en cause d’Andrej Holm et de ces collègues universitaires, c’est la pensée critique elle-même qu’on entend faire passer pour terroriste.
La procédure en cours concerne aujourd’hui sept personnes. L’accusation d’organisation terroriste est fondée sur une certaine interprétation de leurs rapports et de leurs comportements. Alors qu’une part de plus en plus importante de la population est placée sous surveillance policière, il est à craindre que de nombreuses personnes ne fassent à l’avenir les frais du même type de procédure. Et ce, partout dans le monde. Il suffit pour cela de leur prêter des «intentions conspiratives».
Dissocier les fonctions intellectuelle et militante
Si l’accusation «d’organisation terroriste» met en lumière les contradictions de l’ordre démocratique, elle interroge également la place et la fonction de l’intellectuel dans la société. Doit-il se contenter de penser les désordres sociaux, tandis que les réponses qu’il pourrait y apporter sont le plus souvent ignorées par les autorités de gouvernement ? Ou peut-il dans le même temps intervenir par son engagement social et politique ? L’arrestation d’Andrej Holm témoigne clairement de la volonté de voir dissociées les fonctions intellectuelle et militante.
Cette affaire intervient dans un contexte où le militantisme et la critique sociale ne sont plus tolérés que sous certaines formes : les manifestations bon enfant, les pétitions… Mais si les droits à manifester ou à faire circuler des pétitions sont encore garantis, force est de constater que leur influence sur les décisions politiques est de plus en plus limitée. En outre, ces droits sont régulièrement limités pour réduire leur effectivité. On l’a vu récemment en France, avec l’adoption d’une nouvelle loi redéfinissant le droit de grève. Censée poser les conditions d’un service minimum dans les transports publics en cas de grève, elle ne vise pas autre chose qu’à vider le droit de grève de sa substance. Qu’il s’agisse du droit à manifester, à faire grève ou à faire circuler des pétitions, ceux-ci n’existent plus aujourd’hui que pour préserver les apparences d’un régime démocratique.
Dans le même temps, toute autre forme de protestation sociale est criminalisée. Un jet de pierre, le bris d’une vitre, l’incendie d’un véhicule… sont présentés dans l’opinion publique au mieux comme un acte de délinquance, au pire comme un acte de terrorisme. Les sanctions pénales encourues sont de plus en plus lourdes.
La population sous surveillance
Dans le monde entier, les populations sont placées sous surveillance. Les conversations téléphoniques sont écoutées, les échanges de mails sont contrôlés… jusqu’à en déduire des analyses psychologiques. L’enquête visant les sept prévenus en Allemagne, soldée par une inculpation dans le cadre d’une organisation terroriste, le met clairement en évidence. Mais il ne s’agit que de la partie immergée de la société de contrôle.
Ces dernières inculpations interviennent alors que les mouvements d’extrême-gauche en Allemagne sont confrontés à une vague de répression sans précédent. Les autorités ont déployé des moyens énormes pour saborder la mobilisation contre le sommet du G8 au mois de juin à Heiligendamm. La surveillance des militants a été renforcée. Une quarantaine de perquisitions ont été menées le 9 mai dernier pour perturber l’organisation du contre-sommet. 1200 personnes — sur quelques 15.000 personnes présentes durant l’ensemble de la mobilisation — ont été arrêtées. Les associations d’avocats ayant apporté leur soutien aux manifestants, estiment que plus de 90% de ces arrestations n’avaient aucun fondement juridique. Et pour cause : il suffisait de porter des lunettes de soleil, un T-shirt noir ou un foulard pour être suspecté d’appartenir au black block.
Permettre à la police de tuer de manière préventive
Cette stratégie d’arrestations préventives menée lors du G8, semble se poursuivre avec la mise en cause des sept personnes. Elle se double d’un discours criminalisant toute forme de protestation violente. Il ne se passe pas un jour sans que les medias ne se fassent l’écho de nouvelles mesures de lutte contre le terrorisme. Cela va de la législation sur les perquisitions on-line des ordinateurs privés, jusqu’à la proposition du ministre de l’Intérieur de permettre à la police de tuer de manière préventive. Malgré le matraquage médiatique, cette stratégie ne parvient pas à convaincre l’opinion publique de la réalité d’une menace terroriste. La population perçoit surtout le revers de cette construction : un contrôle accru et une limitation des libertés. Tandis que la situation sociale ne s’améliore pas. Résultat : après l’inculpation des sept personnes, la gauche au sens large s’apprête à demander l’abrogation de l’article 129a du Code pénal.
Dix-huit ans après la chute du mur de Berlin et le soi-disant avènement de la démocratie en Europe de l’Est sur un pouvoir totalitaire dont les medias se gaussent régulièrement en puisant dans les archives de leurs anciennes polices politiques, force est de constater que la situation n’a guère évolué. La surveillance à laquelle ont été soumis les sept inculpés et les accusations portées contre eux, sont exactement du même niveau que celles qui étaient en vigueur avant 1989. Plusieurs des prévenus le savent d’autant mieux, qu’ils en avaient déjà fait les frais avant la chute du rideau de fer.
Indymedia Grenoble, 17 août 2007.
Lire aussi, sur la répression menée à l’occasion du G8 2007 :