Cette semaine
Si le dictateur possédait selon son rêve l’univers entier inconditionnellement, il établirait un gigantesque bavardage permanent où en réalité nul n’entendrait plus qu’un effrayant silence ; sur la planète régnerait un langage annihilé en toute langue. Et cet envoûteur suprême, isolé parfaitement dans l’atonie, loquacement aphasique, tumultueusement assourdi, serait le premier à être annulé par les paroles nées de lui et devenues puissance hors lui ; il tournerait indéfiniment en rond, avec toujours sur les lèvres et dans les oreilles les mêmes mots obsessionnels, dans un camp de concentration verbal.
Le processus qui mène au langage obsessionnel, c’est-à-dire en fin de compte à la suppression du sens des mots, a quelque chose de fascinant, d’ensorcelant : dans ce surgissement d’un non-langage, il y a comme la promesse d’une nouvelle façon d’être, laquelle, tel le vide, attire et fait chuter ; si affreux que cela puisse paraître, nous irions jusqu’à dire qu’à des millions et des millions d’hommes, cette biblique extermination du langage peut apparaître comme un repos inespéré, comme la Terre Promise ; le silence totalitaire, parfaitement réalisé sous forme de fausse parole imposée à toutes les lèvres, a ses chances de réussir à hypnotiser une humanité harassée ; un tel silence est promesse, non plus de mort au sens que les religions ont donné à ce mot (dans cette mort il y aurait encore vie et conscience plus éveillée) mais d’une mort encore innommée où chaque homme serait mué en objet glacé ; dans les eaux de la parole totalitaire, l’humanité voguerait à l’aise en goûtant aux plaisirs des poissons silencieux ; bien plus, ces pseudo-humains auraient besoin à chaque instant de ces géantes vagues de paroles insensibilisantes et ne pourraient plus supporter d’en être retirés, encore moins d’être mis dans le cas d’avoir eux-mêmes à parler.
Il est donc possible, l’écoute des émissions radiophoniques conduit à la penser, qu’une bonne partie de l’humanité actuelle ne désire plus du tout de vraie parole, qu’elle aspire à être entourée quotidiennement des bruissements des oiseaux de proie psychiques ; il se peut qu’elle aide de tout son pouvoir à la mise à mort du Verbe. Et cela expliquerait pourquoi d’autre part tant d’hommes se sentent envahis d’une secrète angoisse sitôt qu’un hasard les met en communication avec une émission de propagande. Peut-être le processus de mutation de l’espèce humaine en une sorte de chose ayant vitalement besoin de non-parole est-il plus avancé que les esprits les plus vigilants ne le soupçonnent ; peut-être quotidiennement côtoyons-nous déjà toute une catégorie d’objets, gardant provisoirement le nom d’hommes mais n’ayant de commun avec l’humanité que les formes extérieures irréductibles d’un tout petit nombre de comportements élémentaires ; peut-être le peuple des «atteints de propagande», plus inguérissables que les antiques populations massivement atteintes de la peste, se trouve-t-il déjà bien au-delà de toutes les thérapeutiques mentales connues. Les décervelés ont besoin de leur folie, les damnés de leur damnation.
C’est effrayant et je souhaite de tout cœur me tromper. Mais comment éviter, prostré sous l’appareil à recouvrir la planète de fantômes verbaux rapaces, de songer que des millions et des millions d’esprits pillés sont devenus fanatiquement amoureux de leur épervier pilleur et se sentent en un péril mortel, selon les lois d’un règne métaphysique inversé, sitôt qu’ils ne sont plus mangés ?
Le processus qui mène au langage obsessionnel, c’est-à-dire en fin de compte à la suppression du sens des mots, a quelque chose de fascinant, d’ensorcelant : dans ce surgissement d’un non-langage, il y a comme la promesse d’une nouvelle façon d’être, laquelle, tel le vide, attire et fait chuter ; si affreux que cela puisse paraître, nous irions jusqu’à dire qu’à des millions et des millions d’hommes, cette biblique extermination du langage peut apparaître comme un repos inespéré, comme la Terre Promise ; le silence totalitaire, parfaitement réalisé sous forme de fausse parole imposée à toutes les lèvres, a ses chances de réussir à hypnotiser une humanité harassée ; un tel silence est promesse, non plus de mort au sens que les religions ont donné à ce mot (dans cette mort il y aurait encore vie et conscience plus éveillée) mais d’une mort encore innommée où chaque homme serait mué en objet glacé ; dans les eaux de la parole totalitaire, l’humanité voguerait à l’aise en goûtant aux plaisirs des poissons silencieux ; bien plus, ces pseudo-humains auraient besoin à chaque instant de ces géantes vagues de paroles insensibilisantes et ne pourraient plus supporter d’en être retirés, encore moins d’être mis dans le cas d’avoir eux-mêmes à parler.
Il est donc possible, l’écoute des émissions radiophoniques conduit à la penser, qu’une bonne partie de l’humanité actuelle ne désire plus du tout de vraie parole, qu’elle aspire à être entourée quotidiennement des bruissements des oiseaux de proie psychiques ; il se peut qu’elle aide de tout son pouvoir à la mise à mort du Verbe. Et cela expliquerait pourquoi d’autre part tant d’hommes se sentent envahis d’une secrète angoisse sitôt qu’un hasard les met en communication avec une émission de propagande. Peut-être le processus de mutation de l’espèce humaine en une sorte de chose ayant vitalement besoin de non-parole est-il plus avancé que les esprits les plus vigilants ne le soupçonnent ; peut-être quotidiennement côtoyons-nous déjà toute une catégorie d’objets, gardant provisoirement le nom d’hommes mais n’ayant de commun avec l’humanité que les formes extérieures irréductibles d’un tout petit nombre de comportements élémentaires ; peut-être le peuple des «atteints de propagande», plus inguérissables que les antiques populations massivement atteintes de la peste, se trouve-t-il déjà bien au-delà de toutes les thérapeutiques mentales connues. Les décervelés ont besoin de leur folie, les damnés de leur damnation.
C’est effrayant et je souhaite de tout cœur me tromper. Mais comment éviter, prostré sous l’appareil à recouvrir la planète de fantômes verbaux rapaces, de songer que des millions et des millions d’esprits pillés sont devenus fanatiquement amoureux de leur épervier pilleur et se sentent en un péril mortel, selon les lois d’un règne métaphysique inversé, sitôt qu’ils ne sont plus mangés ?
Armand ROBIN, La Fausse Parole (1953).