Un printemps plus tard
Mars 2006. Depuis un an, je te revois à tous les carrefours de ma ville. Dans toutes les rues je revois leurs silhouettes menaçantes. Carapace noire, casque luisant, matraque, bouclier, masque-à-gaz. Les robots massifs du pouvoir, en lignes, en carrés, en patrouilles. Gyrophares, cars bleus, voitures blanches. Brassards oranges, crânes rasés, flash-ball au poing. Ici je cours devant la charge, là le copain s’effondre touché par un flash-ball, il s’appuie sur moi, cette boutique qui reste fermée, ici je distribue du sérum, les fauves de la BAC qui surgissent de cette ruelle, là je me cache parmi les badauds, les arrestations contre ce mur, la barricade dans cette rue, notre hésitation à ce carrefour, ma peur à cet angle, ma colère à cet autre, la grenade qui explose sur ce trottoir, le pied du flic sur la tête d’un jeune allongé devant ce cinéma, l’indifférence des gens qui sortent de ce magasin, l’indignation d’une grand-mère devant cette porte, le sit-in à ce rond-point, ici une autre charge, courir encore, les détonations, les cris, les sirènes, les larmes, à nouveau les matraques, et toujours devant nous les robots noirs du pouvoir, sans visage. Je me souviens de tout, de leur violence et de notre force.
Printemps 2006. Tu courais avec nous par les rues reconquises, parce que dans émeutes il y a loup, et dans loup il y a libre. Tu courais pour nous montrer, encore et encore, les crocs bleutés de l’État. La puanteur froide de ses invincibles gardiens. Encore et encore, jusqu’à ce qu’enfin on regarde ailleurs. Jusqu’à ce qu’on comprenne que nous ne devions plus lutter devant, mais derrière leurs yeux. Ailleurs. Dans les immenses friches de nos liens à reconstruire, de notre autonomie détruite, de notre inventivité endormie, de nos imaginaires anesthésiés. Sur le terrain vague de notre temps retrouvé, dans les décombres de notre quotidien secoué. Quelque part entre les autoroutes de l’information, les rails des études et le hangar de l’usine.
Printemps 2006. Un an que tu nous a laissé.e.s pleurant.es dans les rues fumantes, épuisé.e.s dans les amphis embrumés, le pas lourd et le cœur léger. Les rêves bouillants sur la poussière de la fac occupée. Sur le brasero devant sa porte, tu as fini de jeter nos illusions : le prétexte du CPE, la bienveillance de l’État, le rôle de sa police, le carton-pâte de la démocratie, la mascarade de la Justice, l’impasse des organisations syndicales, le mythe du progrès technique, l’idéologie du travail, l’imposture de la croissance, les sirènes de la consommation, le rêve de la crédibilité, et le cadavre des médias de masse. Ça faisait une grande flamme pétillante, qui commençait à nous réchauffer.
Alors tu as du te dire qu’on en savait assez. On avait appris à agir ici, maintenant, ensemble. Sans professeurs, sans médiateurs, sans représentants.
Alors tu as filé derrière un dernier nuage de lacrymos, comme un chien noir dans une ruelle. Oui, je me souviens que tu étais noir. Sans doute pour mieux te chauffer au Soleil, pour mieux te fondre dans la nuit, pour avoir toutes nos couleurs dans les yeux. Noir comme défi aux projecteurs, à la propreté, au pouvoir.
Printemps 2006. Tu as laissé quelques poils dans la gueule de la machine répressive. Quelques milliers d’entre nous dans les cellules de garde-à-vue, quelques centaines dans les tribunaux. Pas assez pour faire peur à ma colère, à notre colère. Puisque depuis toi je dis nous. Tu nous a laissé.e.s. Tu as laissé ce «nous» improbable et vivant, qui t’a serré contre lui sans pouvoir te retenir. Ce nous dont tu emportes, accrochés à ton pelage, de gros lambeaux de joie et d’espoir. Ce nous à qui il reste l’Appel de Raspail dans une main, et la Rage du Peuple endormie dans un train.
Printemps 2006. Un an que je cherche les traces de tes pas brûlants. Au fond de nos yeux et à la surface de la ville. Parfois une ligne de tram qui perd toutes ses pubs, parfois des 4×4 qui se dégonflent en une nuit. Quelques mots sur les murs, parfois. Tes empreintes se font tièdes, tes empreintes s’effacent dans la boue du quotidien. La pluie du fric, de la misère, de l’injustice, la pluie sécuritaire et médiatique s’écrase sur nos vies en grosses gouttes glaciales. Même au fond de nos yeux, ça ne sent plus que le chien mouillé. Ça sent déjà, mais ça sent encore. Incrustée désormais dans nos rêves, l’odeur fauve et tenace du chien mouillé.
Tu es revenu une fois à Grenoble, au début de juin. Tu es revenu gronder sur les blouses blanches et les costume-cravates qui nous trament un avenir plein de puces et de métal. Faire planer la menace erroriste sur la technopôle toute blanche, toute neuve, qu’ils ont appelé Minatec. Tu étais plus noir que jamais, presque autant que les gardiens cuirassés de la nano-forteresse. Tu es revenu nous les montrer une dernière fois. Nous répéter de continuer la lutte, autrement. Et à nouveau tu as disparu, ailleurs.
Ailleurs comme ici, où on ne t’attendait pas. Avec les étudiants grecs en révolte, avec le peuple mexicains de Oaxaca. Avec tou-te-s celleux qui luttent collectivement dans le silence assourdissant des médias. Où es-tu parti. Peut-être jouer avec les chiens des rues, courir avec les loups revenus dans nos forêts, marcher sur les routes au flanc des vagabonds. Peut-être te reposer dans les maisons occupées, regarder les «cavaliers du prochain orage [faire] paître leurs chevaux dans les champs». Peut-être.
Reposes-toi, prends un autre nom, une autre forme, mais reviens. Reviens vite. C’est qu’il commence à faire froid, ici.
Ici on est un Printemps plus tard. Et illes nous demandent de choisir le prochain, la prochaine, qui nous enverra les robots noirs au flash-ball. Le prochain ou la prochaine, ses paroles en carton pâte sur toutes les chaînes, et sur tous les murs son visage en papier glacé. Printemps 2006. C’est avec toi que tout semblait possible. Qu’on osait, que c’était fort et «ensemble». Toi, tu n’avais pas besoin d’affiches. Si tu les voyais, si tu les entendais. Travail-Famille-Croissance. Bleu-blanc-rouge. Le rouge illes s’en passeraient bien mais c’est sur le drapeau. Et le drapeau revient, et le drapeau est sacré, sur les murs et dans les discours. Sa vieille puanteur, sa gluante certitude. Bleu-blanc-rouge jusqu’à la nausée, pour ne surtout pas voir plus loin, ne surtout pas voir ailleurs.
Printemps 2006. Reviens d’où tu veux, mais reviens vite. En bas de chez moi ils ont encore construit une porte blindée. Partout j’entends le bruit des bottes et des verrous, partout, jusque dans les âmes. Ici, on construit des prisons pour les pauvres et on nettoie les murs pour les riches. On rénove et on sécurise. On aménage, on aseptise. On cache la misère, on reconduit à la frontière. On traque celleux à la peau noire, on fiche celleux au cœur noir. On gère les nuisances, on optimise les flux, on bétonne durable. On croit en la Croissance, on surveille les chômeurs, on peint la crasse en vert. On astique les chromes, on garde le pouvoir. On jette le social, on garde le contrôle.
Voilà où on en est, un printemps plus tard. Sur les regards, sur les paroles, le reflet bleu de la télé. Sous tous les crânes, les portes qui se ferment et les verrous qui claquent. Dans toutes les rues les hommes en bleu, les voitures blanches, et les rêves à vendre en papier. Glacé.
Printemps 2006. Pas de reflet bleu dans tes yeux, ils flambaient de l’intérieur. Je me souviens de notre colère. Fraîche et douce comme ton museau, forte comme ton odeur, sauvage comme ton cœur. Vivante. Je me souviens de gouttes de joie, de gouttes d’espoir. Brillantes, fragiles, comme du givre sur ton pelage. Noir.
Reviens comme tu veux, mais reviens vite. Reviens avant qu’illes n’aient trouvé le vaccin contre ta rage, là-bas dans la technopôle. Parce qu’illes y travaillent. Cupidement, sagement, tranquillement. Dans leurs costumes et leurs blouses. Blanches.
Printemps 2006. Tu courais avec nous par les rues reconquises, parce que dans émeutes il y a loup, et dans loup il y a libre. Tu courais pour nous montrer, encore et encore, les crocs bleutés de l’État. La puanteur froide de ses invincibles gardiens. Encore et encore, jusqu’à ce qu’enfin on regarde ailleurs. Jusqu’à ce qu’on comprenne que nous ne devions plus lutter devant, mais derrière leurs yeux. Ailleurs. Dans les immenses friches de nos liens à reconstruire, de notre autonomie détruite, de notre inventivité endormie, de nos imaginaires anesthésiés. Sur le terrain vague de notre temps retrouvé, dans les décombres de notre quotidien secoué. Quelque part entre les autoroutes de l’information, les rails des études et le hangar de l’usine.
Printemps 2006. Un an que tu nous a laissé.e.s pleurant.es dans les rues fumantes, épuisé.e.s dans les amphis embrumés, le pas lourd et le cœur léger. Les rêves bouillants sur la poussière de la fac occupée. Sur le brasero devant sa porte, tu as fini de jeter nos illusions : le prétexte du CPE, la bienveillance de l’État, le rôle de sa police, le carton-pâte de la démocratie, la mascarade de la Justice, l’impasse des organisations syndicales, le mythe du progrès technique, l’idéologie du travail, l’imposture de la croissance, les sirènes de la consommation, le rêve de la crédibilité, et le cadavre des médias de masse. Ça faisait une grande flamme pétillante, qui commençait à nous réchauffer.
Alors tu as du te dire qu’on en savait assez. On avait appris à agir ici, maintenant, ensemble. Sans professeurs, sans médiateurs, sans représentants.
Alors tu as filé derrière un dernier nuage de lacrymos, comme un chien noir dans une ruelle. Oui, je me souviens que tu étais noir. Sans doute pour mieux te chauffer au Soleil, pour mieux te fondre dans la nuit, pour avoir toutes nos couleurs dans les yeux. Noir comme défi aux projecteurs, à la propreté, au pouvoir.
Printemps 2006. Tu as laissé quelques poils dans la gueule de la machine répressive. Quelques milliers d’entre nous dans les cellules de garde-à-vue, quelques centaines dans les tribunaux. Pas assez pour faire peur à ma colère, à notre colère. Puisque depuis toi je dis nous. Tu nous a laissé.e.s. Tu as laissé ce «nous» improbable et vivant, qui t’a serré contre lui sans pouvoir te retenir. Ce nous dont tu emportes, accrochés à ton pelage, de gros lambeaux de joie et d’espoir. Ce nous à qui il reste l’Appel de Raspail dans une main, et la Rage du Peuple endormie dans un train.
Printemps 2006. Un an que je cherche les traces de tes pas brûlants. Au fond de nos yeux et à la surface de la ville. Parfois une ligne de tram qui perd toutes ses pubs, parfois des 4×4 qui se dégonflent en une nuit. Quelques mots sur les murs, parfois. Tes empreintes se font tièdes, tes empreintes s’effacent dans la boue du quotidien. La pluie du fric, de la misère, de l’injustice, la pluie sécuritaire et médiatique s’écrase sur nos vies en grosses gouttes glaciales. Même au fond de nos yeux, ça ne sent plus que le chien mouillé. Ça sent déjà, mais ça sent encore. Incrustée désormais dans nos rêves, l’odeur fauve et tenace du chien mouillé.
Tu es revenu une fois à Grenoble, au début de juin. Tu es revenu gronder sur les blouses blanches et les costume-cravates qui nous trament un avenir plein de puces et de métal. Faire planer la menace erroriste sur la technopôle toute blanche, toute neuve, qu’ils ont appelé Minatec. Tu étais plus noir que jamais, presque autant que les gardiens cuirassés de la nano-forteresse. Tu es revenu nous les montrer une dernière fois. Nous répéter de continuer la lutte, autrement. Et à nouveau tu as disparu, ailleurs.
Ailleurs comme ici, où on ne t’attendait pas. Avec les étudiants grecs en révolte, avec le peuple mexicains de Oaxaca. Avec tou-te-s celleux qui luttent collectivement dans le silence assourdissant des médias. Où es-tu parti. Peut-être jouer avec les chiens des rues, courir avec les loups revenus dans nos forêts, marcher sur les routes au flanc des vagabonds. Peut-être te reposer dans les maisons occupées, regarder les «cavaliers du prochain orage [faire] paître leurs chevaux dans les champs». Peut-être.
Reposes-toi, prends un autre nom, une autre forme, mais reviens. Reviens vite. C’est qu’il commence à faire froid, ici.
Ici on est un Printemps plus tard. Et illes nous demandent de choisir le prochain, la prochaine, qui nous enverra les robots noirs au flash-ball. Le prochain ou la prochaine, ses paroles en carton pâte sur toutes les chaînes, et sur tous les murs son visage en papier glacé. Printemps 2006. C’est avec toi que tout semblait possible. Qu’on osait, que c’était fort et «ensemble». Toi, tu n’avais pas besoin d’affiches. Si tu les voyais, si tu les entendais. Travail-Famille-Croissance. Bleu-blanc-rouge. Le rouge illes s’en passeraient bien mais c’est sur le drapeau. Et le drapeau revient, et le drapeau est sacré, sur les murs et dans les discours. Sa vieille puanteur, sa gluante certitude. Bleu-blanc-rouge jusqu’à la nausée, pour ne surtout pas voir plus loin, ne surtout pas voir ailleurs.
Printemps 2006. Reviens d’où tu veux, mais reviens vite. En bas de chez moi ils ont encore construit une porte blindée. Partout j’entends le bruit des bottes et des verrous, partout, jusque dans les âmes. Ici, on construit des prisons pour les pauvres et on nettoie les murs pour les riches. On rénove et on sécurise. On aménage, on aseptise. On cache la misère, on reconduit à la frontière. On traque celleux à la peau noire, on fiche celleux au cœur noir. On gère les nuisances, on optimise les flux, on bétonne durable. On croit en la Croissance, on surveille les chômeurs, on peint la crasse en vert. On astique les chromes, on garde le pouvoir. On jette le social, on garde le contrôle.
Voilà où on en est, un printemps plus tard. Sur les regards, sur les paroles, le reflet bleu de la télé. Sous tous les crânes, les portes qui se ferment et les verrous qui claquent. Dans toutes les rues les hommes en bleu, les voitures blanches, et les rêves à vendre en papier. Glacé.
Printemps 2006. Pas de reflet bleu dans tes yeux, ils flambaient de l’intérieur. Je me souviens de notre colère. Fraîche et douce comme ton museau, forte comme ton odeur, sauvage comme ton cœur. Vivante. Je me souviens de gouttes de joie, de gouttes d’espoir. Brillantes, fragiles, comme du givre sur ton pelage. Noir.
Reviens comme tu veux, mais reviens vite. Reviens avant qu’illes n’aient trouvé le vaccin contre ta rage, là-bas dans la technopôle. Parce qu’illes y travaillent. Cupidement, sagement, tranquillement. Dans leurs costumes et leurs blouses. Blanches.
Grenoble, mars 2007