La révolution inconnue
On sait qu’il y a eu une révolution en Chine. On ignore généralement qu’elle n’a pas eu lieu en 1949, mais en 1925. La Tragédie de la Révolution Chinoise c’est, écrite par un marxiste, l’histoire de cette révolution prolétarienne ; l’analyse de son échec. En 1937, Trotsky préfaçait la première édition de ce livre. Le dernier bolchevik tirait ses conclusions de la dernière des révolutions bolcheviques. En trente ans il ne s’est trouvé aucun journaliste, aucun sinologue, aucun historien pour traduire ce livre. Staline mort, ceux qui étaient les hommes-liges de sa stratégie ne tiennent toujours pas à voir mis en lumière le rôle du Comintern en Chine, en Espagne et ailleurs. Il est nécessaire, pour la pérennité de leurs carrières, que se prolonge le plus tard possible la Sainte-Alliance du Front Populaire et de l’après-guerre, où laudateurs et détracteurs de l’U.R.S.S. s’accordaient en fait à reconnaître son statut d’État socialiste, bien heureux de voir, somme toute, qu’une révolution prolétarienne n’était que cela.
Le livre d’Isaacs devrait avoir tous les lecteurs des Conquérants, de La Condition Humaine, plus quelques autres : en effet, du chapitre IV au chapitre XVII, Isaacs raconte ce que Malraux a vu par le mauvais bout de la lorgnette. Source de toute valeur, l’histoire réelle l’est également de toute vérité ; et les livres de Malraux, comme il veut bien en convenir dans sa postface de 1949 n’appartiennent que «bien superficiellement à l’histoire». Si l’auteur a nagé et l’ouvrage surnagé, c’est pour avoir sur-le-champ digéré quelques valeurs indirectement liées à l’Europe d’alors, et le jeu entre elles, et pour avoir fait de la littérature : la conscience romanesque fuit l’histoire réelle de la révolution chinoise (et celle de la condition humaine) en imaginant être quelque chose de mieux que la conscience que le prolétariat chinois avait de sa pratique. La praxis de Malraux contre l’autre. Encore que parler des carences d’un romancier soit un détail quand il faut dresser la liste des falsificateurs et des falsifications. À cet égard le lecteur appréciera le travail de mise au point d’Harold Isaacs. Si le traducteur doit donner un «avertissement», en l’occurence, il doit le consacrer à rectifier l’image que l’on a pu donner du livre en France, avant même sa traduction.
La Tragédie de la Révolution Chinoise n’est pas un ouvrage de «propagande trotskyste. Isaacs a nettement renoncé au léninisme. Cependant il n’est pas allé jusqu’à conclure ses recherches dans un radicalisme plus éclairant ni jusqu’à retrouver, dans une révolution bolchévik, ici en Chine, les lignes de forces de l’antagonisme entre la bureaucratie qui veut guider une révolution et des masses quelque peu révolutionnaires elles-mêmes. Les documents qu’Harold Isaacs a lui-même amassés y suffisent presque. Il n’a pas envisagé cette question et quelques autres. En cela, pour le lecteur averti, son livre date un peu. Pour le reste, non. À peine édulcoré dans l’édition que l’auteur a tenu à voir traduire La Tragédie de la Révolution Chinoise est un livre d’histoire comparable à La Guerre Civile en France. Certes, c’est un livre marqué par une querelle et l’époque de cette querelle : l’affrontement Staline-Trotsky : les vestiges du pouvoir bolchévik contre sa descendance bureaucratique. Mais précisément la révolution chinoise trouvait sa mise en scène adéquate dans cet affrontement. Elle était objectivement un affrontement du même type en Chine même, mais avec un ridicule décalage entre l’entrée en scène des acteurs nécessaires.
Staline n’existait en Russie que par la victoire de Lénine-Trotsky ; et les directives intempestives de Staline repoussaient de plus de vingt ans le règne d’un Staline chinois. Celui qui voudrait maintenant écrire l’histoire de la Chine des années 20 ne pourrait non plus dissocier le mouvement ouvrier chinois du rôle du Comintern en Chine. Dès lors on voit mal un stalinien, c’est-à-dire un coupable, faire œuvre de vérité historique à quelque degré que ce soit. Croire un stalinien ! une telle complaisance «étonnera la postérité froide». C’est pour le moins une des évidences de l’histoire des luttes de classe modernes que seul le parti de la vérité peut écrire l’histoire. C’est pourquoi Marx a pu écrire, dans les jours mêmes où la Commune tombait, un livre que les recherches universitaires, depuis un siècle, n’ont pas remis en cause, et auquel elles n’ont guère ajouté. On cessera de qualifier le livre d’Isaacs de trotskyste le jour où la falsification stalinienne de l’histoire contemporaine sera devenue évidente pour tous.
Tous les ouvrages sérieux publiés depuis ont reconnu leur dette envers Isaacs. Si ce n’est pas le cas en France, c’est qu’il n’y a été édité aucun ouvrage sérieux sur la révolution chinoise. Le sommeil de la raison dialectique engendre des monstres, et c’est en France, où l’on persiste de sang-froid à prendre le marxisme pour une idéologie et la Chine pour le communisme en marche, que l’on est le plus arriéré quant à la connaissance de ces problèmes. Il aura fallu trente ans à la Tragédie de la Révolution Chinoise pour trouver un éditeur, alors que déjà en Chine se déchire le pouvoir bureaucratique particulier qui s’est cristallisé entre 1927 et 1949. Les spécialistes s’y perdent. Ils n’ont aucune des bases nécessaires à la compréhension de la Chine contemporaine. Ils ne connaissent rien au marxisme, ils n’ont aucune hésitation à croire que le maoïsme est une vérité asiate. Pour cela il faut non seulement ignorer qu’il y a eu des marxistes en Chine, mais encore n’avoir jamais lu Marx. Souvent ils n’ont pas lu Isaacs non plus (ou d’autres Américains qui ont étudié la question avec un minimum de rigueur) et ignorent même, entre autres choses, que Chou En-lai fut impliqué dans toutes les erreurs, qu’il était ensuite le premier à stigmatiser, de toutes les directions successives du Parti Communiste Chinois ; que Mao Tse-tung n’a eu que le douteux mérite de dominer la hiérarchie d’un «parti ouvrier» déchu en conduite bureaucratique-militaire de révoltes paysannes à partir duquel il sut mettre au point un appareil qui, de 1945 à 1949, récupérant, ici les Li Jishen, là les Tang Shengzhi, les plus sinistres égorgeurs de paysans et d’ouvriers chinois, ramassa un pouvoir que les nationalistes laissaient littéralement tomber. C’est sur l’héritage de cette défaite que repose une Chine qui ne peut être communiste, ou socialiste, ou populaire, que pour ceux dont le gagne-pain est l’étude nuancée mais pieuse d’une imposture. À ces écrivains à sensation, l’imposture du «pouvoir populaire» est chère, car elle est leur seule spécialité reconnue, toute leur fonction sociale à l’ouest, la qualification de leur force de travail.
Les nouvelles les plus saugrenues couraient sur cette direction chinoise. On croyait volontiers que le régime était non-violent à la différence de la Russie stalinienne. Mais les mêmes fidèles avaient nié l’existence des camps de concentration en Russie. Tout ceci, jusqu’à la «révolution culturelle». Celle-ci aura du moins eu l’avantage de montrer à ceux qui ignorent la signification du «monolithisme» d’une bureaucratie que, si les forces bureaucratiques (entendre par là, la puissance bureaucratique sur les forces productives ; et bien sûr, les forces productives comme la puissance sociale sur la nature) se présentent comme indépendantes, détachées des individus qui la composent comme un monde à part, la raison en est que les bureaucrates, dont elles sont la forme, sont opposés les uns aux autres, tandis que leur forme n’est réelle que dans le commerce et la liaison de ces bureaucrates. Ainsi s’autonomise cette totalité de forces bureaucratiques, qui ont pour ainsi dire une forme objective et ne sont plus pour les bureaucrates leurs propres forces mais celles de l’appareil.
Dans aucune période antérieure les forces bureaucratiques n’avaient pris cette forme si indifférente à l’égard des bureaucrates en tant que tels. Dans la crise actuelle où la cassure dans la classe dominante se combine à l’apothéose de l’identité absolue (les dirigeants avec les dirigés), le délire abstrait du système vient de lui faire frôler l’auto-destruction en menaçant tous les bureaucrates, sans lesquels il n’y aurait pas existence. Ce qui se décompose de l’intérieur ne sent pas moins mauvais au dehors. À l’heure où la Chine dénonce «les nouveaux tsars de Moscou», tandis que la Russie reconnaît à Pékin «la continuation de la dynastie mandchoue», au moment où en Chine même, au prix de la débâcle générale de l’économie et de l’appareil étatique, Mao finit par avoir raison contre Mao, il est clair que la tragédie du pouvoir bureaucratique a commencé sa dernière représentation en farce.
Les aventures de la dialectique ne sont pas finies.
René Viénet - février 1967.
Avertissement du traducteur pour l’édition française de La Tragédie de la Révolution Chinoise (refusé par l’éditeur, devait paraître dans le no 1 de L’Asie Orientale).